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Dans ce deuxième volet du second chapitre, nous allons faire ‘’fonctionner’’ le récit. Pour ce faire, il faut repérer l’instance spatio-temporelle qui est facilement perceptible dans « ENM ». Nous débutons par le temps puis l’espace.

2-3-1 Le temps de la guerre : une journée de mai 1956

Nous connaissons la date de cette journée printanière par Salima :

Il lui avait glissé un bout de papier sur lequel quelqu’un, d’une écriture

d’enfant, avait inscrit : « 24 mai 1956. » Jusqu’à la fin de la nuit, elle s’était absorbée dans ce mot qui souriait : « Mai… mai… » p. 99

Nous avons exactement une journée pour la durée du roman. Cette œuvre s’est réalisée en trois mois de l’année 1961 (la période de juin à août 1961 est consignée dans la publication). À cette époque, la guerre est toujours présente. Nous pouvons affirmer maintenant que le 24 mai 1956 est la représentation de la journée historique du 19 mai 1956 : date à laquelle les étudiants des lycées et l’université ont rejoint le maquis.

Quand, ce jour-là, le spectacle commence, à neuf heures du matin environ, Chérifa se trouve dans la cour qu’elle est en train de laver à grande eau pour rafraîchir la maison. p. 22

Différemment du calendrier chrétien, la journée hégirienne ne commence pas à minuit ou zéro heure, mais à l’aube et s’achève le lendemain au lever du soleil du jour suivant. Le récit respecte ces vingt-quatre heures : il débute le matin jusqu’à l’aube du prochain jour, ce qui marque la fin de la journée et du roman.

La mort de Lla Aïcha déclenche le récit proprement dit :

On avait emporté le corps de la vieille Aicha le lendemain de sa mort, à la fin de la matinée : cérémonie brève, récitations de prières, puis quatre hommes sortis les premiers de la maison avec sur leurs épaules le cercueil, ou plutôt une planche large de bois poli sur lequel gisait, enveloppé de linge blanc, le corps. p. 50

Lla Aïcha est le seul personnage vétéran dont la mort symbolise le temps révolu de l’état de domination coloniale. Conforme à la tradition musulmane, l’enterrement coïncide avec l’une des deux prières de la journée, toutefois, la préférence va pour celle de midi au moment du zénith. En fait, l’image de l’inhumation renvoie bien à la fin du temps ancien :

En tuant la vieille Aicha qui était accroupie dans la cour, à la porte de sa chambre, place qu’elle ne quittait pas, le jour, depuis des années, ne cédant même pas aux objurgations de prudence, décidée quelle que soit

l’agitation du dehors, le danger, à terminer ainsi sa vieillesse. p. 15

Le verbe terminer confirme bien la fin de l’ère coloniale. Un temps nouveau s’annonce avec ses remous et ses perturbations :

-Quelle heure ? demande brièvement Hakim au chauffeur, tandis que la jeep, après ce long détour dans le quartier du centre, se dirige vers le commissariat.

-Onze heures, inspecteur.

-La matinée est bien chaude. Le sirocco s’annonce pour les jours à venir. p. 114

Comme une prédiction ou un avertissement, ce milieu de la journée s’annonce chaud. La chaleur du sirocco donne le temps de la guerre qui embrase la ville et la montagne. Le temps et le climat se conjuguent dans l’espace de la guerre.

Le soleil, maintenant presque au haut de sa course, frappe dru la chambre. p. 133

À son apogée, le soleil frappe dur. Il est le moment le plus chaud dans la montagne et l’intrigue : Amna vient de mentir à son mari, le policier :

En face, sur la montagne dont elle peut, de sa place, apercevoir les cimes bleutées et sombres, le spectacle continue. Les avions dessinent toujours de petits arcs ininterrompus ; des foyers d’incendie se devinent ; les accompagnent les murmures de malédiction des autres femmes dans les maisons voisines, ouvertes comme celleci chambres, cour et silence -au drame lointain. Mais Amna ne regarde pas ; à peine a t-elle un sursaut quand la canonnade assourdit le quartier de son grondement proche. p. 134

La chaleur de la mi-journée est synchronisée avec les actions les plus significatives : Hakim soupçonne sa femme de mensonge ; la bataille fait rage dans la montagne à l’image expressive du combat intérieur d’Amna se sentant coupable d’avoir trahi son mari.

Le crépuscule est le moment crucial de la journée : il est l’heure de l’action militante, secrète, non armée et surtout essentiellement urbaine :

De la même façon sourit-il encore lorsque, plus tard, les flammes

s’élèvent devant lui, début du magnifique incendie qui va éclairer la ville,

une nuit durant. […] Au bout de la plaine, le soleil se couche en prenant les couleurs de l’incendie qui le prolonge. p. 220

L’incendie, que vient de provoquer Bachir, se confond avec le soleil couchant de toutes les promesses. Le feu éclaire la nuit qui doit nécessairement blanchir pour laisser venir un jour nouveau. Il faut d’autres incendies pour arriver au bout de la nuit coloniale :

La réalité vive, est-ce cela aussi ? une suite d’ombres qui s’effacent ?… est-ce cela aussi ?… cet incendie, d’autres qui suivront ? Le vertige creusé soudain en lui quand les flammes éclairaient la plaine, elle qu’il voyait comme un départ ? « Que l’incendie ne soit pas un feu qui finit mais qui dure… qui résiste… je le veux… pour vivre… je le veux… » p. 222

Bachir est au seuil du militantisme. Ce premier geste lui donne un élan qu’il veut durable. Les points d’interrogation se doublent de certitude et les verbes se font guerriers : résister ; vouloir ; vivre. Cette plaine est son point de départ, Bachir le veut.

Une autre action : la mort de Touma est synchronisée avec l’incendie et le coucher du soleil :

« L’heure de la justice » grommelle-t-il encore ; puis il chasse tout de son esprit : cette mort, un incident ; ces jours de peur et de trouble qui commencent, moments éphémères ; « seul Dieu… l’Unique… le Miséricordieux… » commence-t-il devant son tapis tandis qu’il s’apprête à se courber en direction de la Mecque et de sa pierre noire, pour la quatrième fois du jour. p. 242

Cette mort est qualifiée d’incident, ce n’est que justice, car elle concorde avec le moment de la prière : elle devient un sacrifice sur l’autel de la révolution. La prière du

‘’Maghrib’’, celle du coucher du soleil en arabe est effectivement la quatrième du jour.

Sur la montagne, tout le jour, la mort a frappé dans la poussière et le saccage. Mais la nuit, dans la ville recueillie, elle a glissé, elle a choisi ses prises : une fille sauvage à l’heure du crépuscule, puis, avant le matin et l’éclaboussure du soleil, un jeune homme heureux qui a souri, dernière offrande nocturne, avant que la vie recommence. p. 301-302

Nous sommes à la fin de l’histoire. La nuit prend Touma, la fille sauvage, avant l’aube du prochain jour, elle ravit ensuite Bachir, l’offrande noble et digne d’annoncer un monde nouveau.

2-3-2 La montagne et la ville forment un espace unique de guerre

Dans « ENM », la montagne et la ville ne sont pas dans une logique contradictoire : elles fonctionnent en concertation. En effet, la montagne est l’expression de la ville qui est plutôt dans la réflexion et la stratégie. La ville pense, la montagne exécute en parfaite harmonie :

Dans le vieux quartier arabe, au pied de la montagne, les maisons à la façade blanche crépie à la chaux se ressemblent. Dans ces lieux où

s’étendait autrefois, de la ville maintenant agrandie, le seul faubourg

-celui où les familles aisées de l’époque aimaient venir, dès la fin du printemps, pour y trouver, près des sources et des vergers proches, un peu de fraîcheur. p. 13

Cette première phrase du roman plante le décor et montre bien la jonction entre la montagne et la ville, ce lieu de repos il n’y a pas si longtemps.

Maintenant, la montagne gronde :

Quand la montagne saigne et fume, couplets passionnés : -« Cette fois, ils ne les auront pas ! » - « Quand il y a tant d’avions et qu’ils sont tous massés ainsi sur un même lieu, c’est un douar qu’ils bombardent ! » -Regardez, les nôtres répondent ! (un hourra !). Oui, vous avez vu, vous avez bien vu n’est-ce pas, ils viennent d’abattre un avion. Un avion, vous avez bien vu ! (et l’une d’elles oublie toute prudence, sort dans la cour, danse d’allégresse.) Un avion abattu par nos combattants ! p. 15

La montagne saigne de ses soldats. Les femmes de la ville suivent la bataille de leurs maisons basses comme un spectacle où des adversaires se font face : les uns tirent de leurs avions ; les autres répondent cachés dans la montagne. Le combat est franc et sans merci.

La montagne lui devenait une puissance maternelle, pesante telle une femme dans le tressaillement de ses couches, et dont le corps généreux et fertile protégeait Ali. p. 70

La montagne n’est pas un décor simplement, elle est une mère puissante qui défend Ali et les autres combattants. Elle puise sa force de son corps tressaillant et fécond, qui serait les armes : la seule parole de la guerre.

La ville, tel un enfant fragile, semble avoir peur :

Malgré l’agitation du dehors, les rafles, les alertes, la multitude

d’uniformes, la face entrevue dans un sursaut de la foule d’un homme qui

a peur, qui montre sa carte d’identité et qui a peur, malgré ses rides, Ali et Lila s’étaient pris de goût pour les longues promenades dans les rues de la ville. p. 74

Le contraste est évident : la haute montagne protège la ville basse qui paraît craintive, mais sa résistance se fait dans le silence de la stratégie :

C’est la première fois qu’elle vient dans cette ville, mais que ce jour est beau pour elle qui l’a attendu longtemps ! Elle ne regarde rien, de la longue rue du Bey qu’ils prennent, du square qui la termine, des ruelles du quartier arabe aux maisons peintes à la chaux où les enfants se cachent d’elle, comme du moindre passant, avec une sorte de surprise scandalisée au fond de leurs yeux noirs. Au bout d’une impasse, Youssef devant elle s’arrête, se retourne, prêt à rebrousser chemin. Au fond, le portail de l’unique demeure s’entrouvre. Hassiba continue, entre. p. 195

La peur de la ville n’est qu’un leurre parce que c’est un silence qui cache une ébullition. Hassiba n’a aucune difficulté à trouver son chemin, pourtant, elle y vient pour la première fois et se laisse guider de loin par un Youssef discret et efficace. Seuls leurs gestes furtifs sont un langage dont le code est connu d’eux uniquement.

L’atmosphère de conflit assaille tout le terrain : les rues, les maisons jusque dans les chambres, on y sent l’odeur de la poudre :

Le parfum envahit la chambre, chasse les odeurs qu’elles peuvent toutes imaginer de la guerre : de sa poudre, de ses cris, du sang qui sèche. p. 25

L’espace de l’affrontement s’incruste même dans le corps : le parfum, le sang et les cris en sont les éléments. Ce relent touche à ce qui est impalpable, mais il traduit cette ambiance totale de violence.

Nous retenons cette homogénéité de l’espace de la lutte : la montagne, la ville, les rues, les maisons, les chambres et les corps sont tous dans un champ unique de la guerre.

Pourtant il sentait que si quelqu’un devait, un jour, coïncider avec les temps nouveaux qui s’annonçaient, qu’il attendait pour sa part avec

impatience, c’était peut-être Lila ; elle seule pourrait avec la même lucidité qu’il lui voyait déployer pour trouver la vérité de leur amour, rétablir le fil qui allait fatalement se rompre, qui se rompait déjà entre cette époque de la soumission, du silence et celle qui approchait, qui avait enflammé les montagnes, couru sur les campagnes et dont l’éclat de sang hélas, mais aussi d’espoir transperçait l’opacité illusoire des villes. p. 68

L’instance spatio-temporelle que nous venons d’énoncer ainsi que les personnages importants comme Ali et surtout Lila, tout cet ensemble nous donne l’image d’une unicité.

En effet, par sa prochaine prise de conscience, Lila en possède le ferment : son indépendance. Son mari en est persuadé. Elle trouvera la vérité de leur amour en rejoignant les rangs de la résistance. Seule, elle prendra le chemin de la liberté pour accéder au nouveau monde.

Dans ce second chapitre et dans un premier temps, nous avons présenté les personnages dans l’ordre décroissant des rôles dans l’intrigue : ils sont tous dans une ‘’certaine prison’’ qui les fait avancer vers un nouveau monde. Si tous les protagonistes sont dans la perspective d’un monde différent, chacun a le sien. Lila trouvera le sien dans la prison ‘’libératrice’’ de sa prise de conscience, celui de Touma est la mort purificatrice. Les instruments de ce passage sont les actions conjuguées dans leurs entraves respectives.

Dans un deuxième temps, nous avons exposé l’instance spatio-temporelle qui complète le récit. Nous avons constaté leur harmonisation dans une ambiance globale de guerre en une journée lunaire.

Dans le chapitre suivant, nous allons voir comment les actions se tissent et à partir de quel discours ? Comme nous l’avons déjà signalé, le discours est celui de l’idéologie du nationalisme et de l’engagement pour la révolution. Assia Djebar voudrait ‘’dire’’ la guerre du côté algérien : les siens. Toutes les instances narratives : le temps, l’espace et surtout les personnages vont converger vers le même point de vue : la libération du pays.

Dans ce premier corpus, nous voudrions démontrer qu’Assia Djebar n’est pas en conflit, elle essaye seulement de ‘’dire’’ la guerre à partir du point de vue officiel. Ici, les effets d’Histoire sont simplement l’inscription du mouvement historique dans son écriture émergeante.

Pour accéder à ce discours monologique sans que nous perdions de vue notre thème qui est l’expression du corps, nous sommes dans l’obligation d’analyser le discours qui le révèle. Dans ce présent chapitre, nous savons déjà que le corps fait partie de cette ambiance de guerre.

Pour nous, les personnages sont le point nodal de notre étude. C’est à travers leurs actions, émotions et sentiments que nous pourrons extraire le discours qu’il soit monologique, dialogique ou polyphonique. Le discours, les personnages et les corps sont intimement liés.

Dans le chapitre qui suit, nous commencerons par quelques repères narratologiques concernant le corps, puis nous analyserons l’énoncé contenu dans ses diverses manifestations.

CHAPITRE 3 – Le discours monologique de la fiction de

l’Histoire

Comme déjà signalé, nous allons voir de quelle manière le corps, cet ‘’outil’’, permet de donner la vie au personnage de ‘’papier’’. En fait, ce sont les expressions corporelles qui sont les ‘’véritables personnages’’. Les éléments tels que les mouvements, les sentiments ou les réflexions forment un ensemble qui représente le personnage dans une unité indissociable.