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Le roman « ENM » est écrit dans la période de juin à août 1961, l’Indépendance du pays ne se fera qu’un an après. Assia Djebar est une historienne très documentée, car cette date de mai 1956 ne peut être que la fameuse journée du 19 mai 1956 : la fête nationale de

l’étudiant. Cette commémoration célèbre le jour où les étudiants ont quitté les bancs de

l’université pour rejoindre le maquis. En 1961, seuls les proches du mouvement national estudiantin connaissaient cette date.

En majorité tous jeunes, les personnages ont entre seize et trente cinq ans : nous avons des étudiants comme Lila, Ali, Bachir et Hassiba ; Salima, Khaled et Suzanne appartiennent à l’intelligentsia. Quant aux aînés, Mahmoud et Youssef, sont la force organisatrice du mouvement politique. Amna et Chérifa sont des jeunes femmes au foyer, mais les arrières sûres du mouvement.

Dans la tradition du roman réaliste, cette fiction est un hommage à la journée historique du 19 mai 1956. Si Assia Djebar l’écrit dans la hâte de trois mois, nous y retrouvons les éléments importants de son écriture.

Le premier élément, qui est pour nous déterminant, est l’introduction de l’Histoire. Dans les deux premiers romans, La soif publié en 1957, Les Impatients en 1958, les sentiments sont sa seule préoccupation de jeune romancière. Pour ses contemporains et aînés comme Mohamed Dib, Kateb Yacine et autres, l’Histoire est déjà intégrée dans leurs

œuvres, alors qu’ils n’ont pas une formation dans ce sens.

Avec « ENM », nous considérons qu’Assia. Djebar trouve son chemin avec l’Histoire comme son atout majeur.

‘’S’écrire’’ est un deuxième élément de son texte. En effet, Assia. Djebar écrit ou ‘’s’écrit à force de se taire’’ :

Je me souviens : à la Foire du livre de Turin en mai 1993, lorsque les journalistes m’interrogeaient : « Pourquoi écrivez-vous ? » – car c’est le « pourquoi » de l’entrée en littérature qui est le plus souvent demandé, et plus particulièrement à une femme -, j’avais répondu et à mon tour :

- J’écris, avais-je répondu, j’écris à force de me taire ! […] J’ai dit que « j’écris à force de me taire. J’écris pour affronter et lutter contre un double silence. Le mien, celui de ma personne. […] il s’agit du silence inscrit dans ma généalogie maternelle. »1

C’est à partir de son silence que l’écriture devient le cri du mutisme qui est le sien également. « ENM » n’est pas une autobiographie, mais certains détails du personnage de Lila existent réellement dans la vie de Djebar : l’inscription à l’école (le père de l’auteure était instituteur à l’école française) et la situation sociale sont deux particularités pratiquement similaires pour Lila et la romancière :

Dans mon troisième roman Les Enfants du nouveau monde, j’ai voulu jeter un regard sur les miens. La position de Lila, à côté et en même temps dedans et témoin, c’est un peu moi…1

Sans être explicitement l’héroïne ni narratrice déclarée, Lila est un personnage prédominant. Il prend en charge la narration parce que son regard, ses sentiments et sa mémoire font souvent l’histoire d’« ENM ».

Le troisième élément : les personnages féminins sont plus nombreux que les masculins, mais leurs positions restent assez traditionnelles. Parmi ces femmes, seule Lila/A. Djebar fait exception et s’avère la plus positive. Effectivement, elle évolue tout au long du roman comme si tous les événements servaient le parcours de ce protagoniste vers la liberté. Sans être négatives, les autres femmes sont à l’ombre des hommes, il n’y a que Lila qui sort toute seule de cette dépendance. Touma est un personnage négatif, pour notre part, il nous semble le plus ‘’vrai’’ des autres dans l’esprit du roman réaliste. Touma est crédible dans sa fragilité qui la rend plus humaine : elle n’est pas parfaite comme Chérifa, Amna, Hassiba et Lila, elle est plutôt une traîtresse et une prostituée, mais si vulnérable devant son frère qu’elle aime tant. Sa mort pose un problème épineux : le terrible geste d’un frère, qui tue un membre de sa famille pour des positions idéologiques, est une tragédie aussi bien valable en 1961 que dans la décennie noire de 1991 – 2001.

Nous voudrions ajouter un dernier élément non déterminant dans « ENM » : celui de la tentative du viol du premier mari de Chérifa. Ce fait est raconté comme un simple aspect négatif qui complète ce portrait parfaitement dévalorisé. Il soulève quand même le problème du refus d’une femme mariée à son époux. Par ailleurs, considérer cette obligation conjugale comme un viol est assez surprenant dans les années soixante. L’autre fait passé inaperçu tant il est masqué par l’aspect idéologique est le cas d’Amna qui est battue par son mari. Ce geste intègre le récit comme une justification à la noble souffrance de Hakim. Amna accepte les coups : c’est son destin.

Ceci marque la position d’Assia Djebar dans son écriture romanesque, il est assez fugace dans « ENM », mais déterminant dans Ombre sultane, notre second corpus. Ce qui nous permet déjà d’annoncer le dialogisme de la partie suivante. En effet, deux discours

vont se faire face : l’un masculin et serait celui du pouvoir officiel ; l’autre est féminin et serait celui d’Assia Djebar.

« ENM » est donc le premier roman où nous retrouvons quelques indices de l’écriture djebarienne dont l’Histoire comme composante déterminante. Cette œuvre ne cherche pas à prendre une position idéologique et ne conteste aucune action du mouvement national : Touma en est l’exemple. La seule critique est dirigée contre le colonisateur conformément à l’idéologie du moment. L’ambition de Djebar de 1961 est d’écrire une histoire prise dans le vécu de son pays. Elle est dans une logique d’une simple représentation. ‘’Représenter’’ les faits historiques au sens barthien pour donner un ‘’effet de réel’’. Dans le sillage de ses aînés tels que Mohamed Dib, Kateb Yacine entre autres, elle s’initie à la littérature dans une sorte d’exercice de style. Effectivement, elle a réussi les deux premiers dans le genre romanesque ‘’pur’’, puis essaye avec « ENM » le roman réaliste où les sentiments et les passions sont destinés à un idéal, une société nouvelle.

Chez cette jeune romancière, ce qui est indéniable est sa connaissance de l’histoire de son pays. Ses détracteurs et spécialement algériens pensaient le contraire. Beïda Chikhi nous conforte dans les deux éléments que nous venons d’évoquer : la fiction et la connaissance des faits historiques par sa présence effective. Elle écrit au sujet d’« ENM » :

L’intention était sans doute d’inscrire une certaine fo rme de dualité historique travaillée par deux perspectives qui s’accomplissent l’une dans l’autre. L’aventure personnelle prétend, dans ce roman, devenir un espace de démonstration historique. De manière générale, le grand texte de l’Histoire intervient avec le statut d’un texte fini, achevé, forgé par le discours officiel et qu’il s’agit tout si mplement de reconnaître. La perception de l’événement (la révolution) n’est d’aucune façon problématique. Au contraire, l’événement est porteur de solutions et laisse entrevoir les contours du nouveau monde qu ’il faut nécessairement rejoindre.1

1

CHIKHI, B. « Assia Djebar ». Dans BONN Charles, KHADDA Naget, MDARHI-ALAOUI Abdallah (dir.). Littérature maghrébine d'expression française. Paris : EDICEF-AUPELF, 1996. (Coll. Universités francophones). Pages 83-90. La version consultée est parue sur le site LiMag, à l'adresse <http://www.limag.refer.org/Textes/Manuref/Djebar.htm>.

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(AASSSSIIAA DDJJEEBBAARR,, «« LLAA DDIISSEEUUSSEE»»)) ::

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OMMBBRREE SSUULLTTAANNEE

Écrire ma voix, celle d’autrefois qui fourmille encore aujourd’hui

dans mes orteils, sous mes pieds nus qui, chaque nuit, s’affolent

jusqu’à la rive de l’aube