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Avant de démarrer l’analyse des personnages et leur dualité, nous commençons par arrimer l’intrigue dans un cadre spatio-temporel qui fonctionne de concert. Parfois, cette double instance structurelle se distingue l’une de l’autre, elle ne sert qu’à renforcer l’harmonie d’une opposition nécessaire à la logique de la diégèse.

Comme nous l’avons déjà signalé, Isma, la narratrice première, organise le temps en choisissant les nuits pour se dire ; les jours pour parler à ou de Hajila :

Je filtre les après-midi d’indolence, j’éteins ce soleil, pâle ou resplendissant, qu’importe ! Je choisis de ne réveiller que les nuits. p. 20

Par ce choix délibéré, le jour reste pour Hajila :

Dans le clair-obscur, sa voix s’élève, s’adressant tour à tour à Hajila présente, puis à elle-même l’Isma d’hier… Voix qui perle dans la nuit, qui se désole dans l’éblouissement du jour. p. 9

Isma confirme sa place de narratrice première et d’être la voix d’elle-même et de Hajila simultanément. La sultane Isma essaye de se rappeler les jours heureux à travers ses souvenirs :

La porte demeure ouverte ; elle se ferme juste avant l’éclat de rire - non celui qui déchire les lèvres, mais celui qui secoue le corps entier, bras en lianes qui s’allongent, jambes nues aux pieds de nymphe, aux orteils qui se délient les uns des autres, visage éparpillé aux quatre coins. La porte se ferme en silence, vivement. La durée s’immobilise. Longtemps après la traversée des rêves et des fièvres, l’huis redevient béant. Étendue, après avoir navigué, j’affleure au matin. p. 30

La porte qui se ferme crée le temps d’Isma. C’est un moment de pure sensualité où l’espace fait également le corps d’Isma. Dans ce passage, la narratrice première semble

1 GELAS, Bruno. « La fiction altérée : lecture narrative et lecture poétique ». Dans LAPLANTINE François et al. Récit et connaissance. Lyon : PUL, 1998, p. 192-193. Plus loin, l'auteur explique que l’épochè se révèle quand la fiction est « soigneusement et sémiotiquement délimitée […] et qui constitue un “monde possible” distinct de notre réalité. »

prisonnière de ses souvenirs ou de l’amour qui la liait à cet homme. En effet, les mots réduisent l’espace à une chambre et figent le temps en une durée tout en augmentant l’intensité de la sensualité : le rire explose aux quatre coins de la chambre, tandis que l’huis s’étale afin de laisser filtrer la clarté du jour qui annonce la présence de Hajila. Isma se rassemble en pliure et s’efface pour faire venir sa doublure.

Isma raconte Hajila qui exprime déjà son désir de clarté :

Vous qui surgissez au soleil ! Chaque matin, vous vous rincez à grande eau le visage, les avant-bras, la nuque. Ces ablutions ne préparent pas vos prosternations, non, elles précèdent l’acte de sortir, sortir ! Le complet une fois mis, la cravate serrée, vous franchissez le seuil, tous les seuils. La rue vous attend… Vous vous présentez au monde vous les bienheureux ! Chaque matin de chaque jour, vous transportez votre corps dans l’étincellement de la lumière, chaque jour qu’Allah crée !… p. 17

Hajila, ‘’l’ombre de l’intérieur’’, refuse cet enfermement et aspire à la lumière du jour et celle de la rue où les hommes promènent leurs corps.

Ainsi, ‘’elle’’ (Hajila/Isma) délimite le temps et l’espace dans une opposition : le jour et la rue pour les hommes ; la nuit et l’enfermement pour elle ou les femmes. Le

‘’vous’’ à l’adresse des hommes est placé dans l’opposition du pronom ‘’nous’’ des

femmes qui restent à la maison :

— Il fait soleil dehors, tu sais.

Derrière toi, Mériem s’est adressée à son frère.

— Tu pleures, maman, ce n’est pas bien ! chuchote Nazim contre ton

oreille. p. 18

La remarque de Mériem semble trouver son écho dans les pleurs de Hajila qui se sent prisonnière dans cet appartement.

Mordre dans une pomme, fredonner en dégringolant des escaliers, traverser imprudemment une avenue, un chauffeur de taxi, à Paris -pourquoi pas à Paris ! - sifflote de me trouver belle, le café brûle ma gorge quand je rêve assise aux terrasses des brasseries, le ruban des voitures s’interrompt, repart en un crissement mouillé, tandis que je me mets à parler de tout, des feuilles mortes qui tournoient dans le ciel de novembre, de tout. p. 19

Isma profite pleinement de la lumière de l’extérieur : elle se meut avec grâce dans les rues, ce lieu masculin par excellence. Isma, elle, connaît l’enivrement de cet espace de liberté, tandis que Hajila l’admire uniquement par la fenêtre :

Le panorama te laissa émerveillée, par ses contrastes de lumière, surtout par l’exubérance des couleurs, comme sur le point pourtant de

s’évaporer sous le ciel immuable : sur le côté, un lambeau de mer

presque violette, puis une étendue zébrée de taches de verdure sombre séparant les terrasses des maisonnettes blanchies de neuf ; au fond, un minaret aux briques roses rutilait d’ampoules multicolores. p. 23

Cette vue magnifique de l’extérieur appelle Hajila pour des promesses de liberté, qui deviennent réalité dès qu’elle est dehors :

Les mots fervents de la prière en toi se suspendent. La rue est en montée raide ; les façades hautes des immeubles, d’un gris clair, se touchent presque à l’horizon. Tu gravis le chemin. Dans un tournant, la mer apparaît. Aucun passant ne s’interpose entre cette présence et toi. Un précipice gonflé d’attentes ; tant de voyeuses avant toi ont dû venir subrepticement le contempler. Ton esprit vacille. p. 28

Entre le moment de la vision du panorama et celui du vécu des premiers pas dans la rue, il y a comme une sorte de réalisation d’un rêve. Dans le premier passage, la vue est dans la pénombre : une distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Dans le second, la clarté

‘’envahit’’ la vue : les hauts bâtiments se touchent en aboutissant dans la perspective

ouverte de l’horizon. Cette fois-ci, l’espace fait corps avec Hajila : la mer et sa personne entrent dans une harmonie singulière lui offrant une vue et une ivresse qui font tourbillonner l’esprit de la ‘’nouvelle voyeuse’’.

Ces émotions font-elles partie de la réalité ou de la poésie ? Il est certain que la poésie submerge l’écriture, cependant, il est intéressant de déceler le discours tout à fait féminin où la vue est la seule liberté accordée aux femmes dans la société traditionaliste.

Nous remarquons que la vision devient le corps et donne un pouvoir surajouté qui fait disparaître l’espace. Elle ‘’engloutit’’ la mer pour y fusionner : pure poésie qui exprime la sensation d’une liberté nouvelle ou retrouvée. La mer ou l’eau est le symbole de la femme :

Puis tu entres dans la salle de bains. Déshabillée, tu plonges dans la baignoire fumante. Tu contemples ton corps dans la glace, l’esprit inondé des images du dehors, de la lumière du dehors, du jardin-comme-à-la-télévision. Les autres continuent à défiler là-bas ; tu les ressuscites dans

l’eau du miroir. p. 43

L’eau est bien le lieu utérin faisant renaître Hajila qui ‘’regarde’’ ce corps nouveau inondé d’images ‘’acquises’’ de la lumière extérieure.

Nous restons dans une logique de la vision, mais cette fois-ci, elle n’est pas une chimère comme devant la fenêtre : ce sont les souvenirs d’un vécu. L’espace et le temps font le corps de Hajila à l’intérieur de l’eau chaude de la baignoire.

Très tôt pour une fillette, ‘’regarder’’ l’espace masculin est la seule possibilité pour accéder à la vie extérieure :

Sur le muret de la large terrasse, les fillettes tentent d’apercevoir la mer : là-bas, les garçons peuvent rejoindre pères et oncles, là-bas se dresse un théâtre interdit. p. 110

Âgées de dix ans ou de moins, les fillettes ne s’aventurent jamais en ville neuve. Aussi se transforment-elles en guetteuses : elles rêvent installées là, surveillant les allées et venues des ménagères de la maison. Les hante

l’évasion possible. p. 109

Les petites filles savent déjà que ‘’voir’’ est un ‘’savoir féminin’’. Elles développent alors cette capacité en se transformant en ‘’guetteuses’’ et songeuses à un extérieur essentiellement masculin plein d’actions et de vie.

Là-haut, les ménagères s’affairent, vont et viennent de la terrasse à la buanderie ou à la cuisine. Leurs gestes se chevauchent, les ordres se précipitent… Le brouhaha de la foule monte par vagues ; une fillette rôde là, l’œil épiant par-dessus la rampe. p. 111

En bas, dans les pièces du rez-de-chaussée qui donnent sur le patio, au dallage en damier noir et blanc, se presse une foule d’hommes drapés de laine ou de soie, les uns opulents et ventrus, les autres saisis de raideur ou de componction ascétique. […] Les plateaux de semoule et de viandes épicées circulent, les brocs de lait froid, les théières brûlantes

s’échangent. Au fond, l’orchestre fait entendre les premiers accords

de ses luths. p. 111

Une fois les fillettes devenues femmes, ‘’regarder’’ les hommes ou admirer leur pouvoir de mouvements reste une spécialité féminine. Ces deux passages, qui délimitent bien les deux espaces pour un temps de réjouissances, relatent un fait tout à fait authentique : les terrasses des maisons mauresques sont réservées aux femmes pendant les festivités, ce qui leurs permet ainsi de regarder à loisir les hommes sans être vues. Cependant, elles sont généralement occupées à leurs préparer la nourriture. Les hommes profitent véritablement de la fête.

L’instance spatio-temporelle brièvement exposée ainsi, nous nous intéressons aux personnages : objet de notre étude. Ce petit volet insiste sur la dualité contrastée du temps et de l’espace de la narration. Quant au discours, nous en avons fait état de manière assez succincte, nous y reviendrons de façon plus étendue ultérieurement.