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Chapitre 2 : Cadre d’analyse et méthodologique

2.1 Cadre conceptuel

2.1.3 Innovation

Les normes peuvent donc être contournées par l’acteur afin d’arriver à ses fins, lesquelles peuvent correspondre avec celles de l’organisation dont fait partie cet acteur. S’il parvient aux fins de l’organisation avec ses moyens de contournement, de nouvelles façons de faire se trouvent alors légitimées, et une innovation est née. Puisque « l’innovation entre en conflit avec l’ordre » et les normes établies, le sociologue Norbert Alter considère que le contournement, qu’il appelle de la déviance, est nécessaire à l’apparition des innovations (Babeau et Chanlat 2011, 36). Alter emprunte les propos de Schumpeter en définissant l’innovation comme un processus de destruction créatrice:

« Elle [l’innovation] détruit les règles sociales dont la stabilité donne sens aux pratiques, assure la socialisation et l’accès à l’identité. Mais ces règles sont

également une source de routinisation, d’incapacité à agir, d’impuissance devant le besoin de donner vie à des alternatives, à de nouveaux acteurs, ou de nouveaux horizons. L’innovation représente alors une création : elle ouvre et enrichit les modes de sociabilité, elle défait des positions acquises pour laisser place à de nouveaux acteurs, elle donne un autre sens au monde.» (Alter 2013, 2) Innover nécessite donc de passer outre le cadre, d’être déviant par rapport à celui-ci. L’innovateur ne s’y oppose pas formellement toutefois puisqu’il souhaite qu’éventuellement ses actions de transgression deviennent plutôt la norme. L’innovateur se place donc en tant que critique du cadre, ce qui lui permet de tenter des transformations de celui-ci en vue de son amélioration (Alter 2013, 26-27).

« La transgression des règles n’est finalement pas aussi scandaleuse que l’on pourrait initialement le supposer, puisqu’elle représente une sorte d’anticipation sur le développement des institutions» (Alter 2002, 28, cité par Babeau et Chanlat 2011). En devenant la norme, ces innovations s’institutionnaliseront; Alter explique ce processus d’évolution d’une innovation en faisant appel aux trois étapes expliquées par Schumpeter. La première consiste en la transgression des normes par un ou quelques individus qui démontrent la valeur de leur méthode. Celle-ci est ensuite reprise et améliorée par d’autres innovations réalisées par divers autres individus. Finalement, l’innovation de départ devient la norme (Lebeaupin 2010, 3). La réussite d’une idée ou d’un processus innovant repose donc entre autres sur le nombre de personnes qui s’allieront à elle (Alter 2013, 45). Au départ toutefois, une innovation ne sera possible que « s’il existe suffisamment de jeu dans la planification, dans la standardisation des tâches, afin que des initiatives imprévues puissent être prises » (Babeau et Chanlat 2011, 37).

Cette conception de l’innovation fut identifiée comme la plus pertinente pour comprendre les actions entreprises durant le processus de mise en place d’un projet de verdissement et le potentiel d’innovation de ces actions. D’autres courants furent consultés par des lectures portant notamment sur la sociologie de l’innovation dans les organisations, mais ils furent écartés en raison du choix de l’objet de recherche, soit les projets eux-mêmes. C’est le cas notamment de l’école de pensée du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) de l’Université du Québec à Montréal. Ces auteurs considèrent que l’innovation se développe en contexte de crise sociale, soit lorsque des problèmes ou des situations ne peuvent être résolus grâce au cadre actuel (Klein et al. 2010). Elle prend souvent racine dans un contexte de conflit entre acteurs sociaux qui, en négociant, arriveront à transformer le cadre institutionnel. Cette

conception de l’innovation convient plutôt à l’étude de la société et de ses transformations, et donc à une échelle macro, ce qui explique sa mise à l’écart pour l’analyse des projets.

Le concept de verrouillage fut aussi exploré. « Le verrouillage se définit comme une situation où une technologie dominante empêche le développement de trajectoires alternatives » (Baret et al. 2013, 7). Cette technologie entraîne des configurations données et forme un système où tout fonctionne de manière imbriquée : réseau de production et de distribution, réglementations, politiques publiques, comportements sociaux, etc. (Audet, Lefèvre et El-Jed 2014). Tous les maillons de ce système bien huilé posent alors problème face à la mise en place d’une méthode alternative de fonctionnement. Plusieurs auteurs diront de cette imbrication qu’elle forme un verrouillage sociotechnique (Baret et al. 2013 ; Flichy 1995, cité par Chambat 1995); Audet et ses collègues ajoutent le concept de verrouillages institutionnels en référence aux normes et règlements portés par des institutions (Audet, Lefèvre et El-Jed 2014). Toutefois, le système entier de mise en place des projets de verdissement n’a pas été étudié dans le cadre de ce projet. Cette approche théorique aurait été pertinente dans le contexte où une compréhension du système global aurait été désirée, et où plusieurs types d’acteurs (bailleurs de fonds, institutions, élus, citoyens) auraient été rencontrés. Bien que le projet de recherche initial contenait cette ambition, il fut revu à la suite de la conduite de la phase d’entrevue explorant les projets qui, en abordant 15 situations, a fourni amplement matière à réflexion pour ce mémoire. Sans l’aborder dans sa globalité, ce concept de système et son pendant de verrouillage pourront servir aux réflexions sur le cadre de contraintes.

Afin d’approfondir la réflexion sur les potentiels d’innovation des projets de verdissement, terminons en abordant quatre barrières identifiées par Mulgan et al. (2007) dans leur revue de littérature sur l’innovation sociale. Tout d’abord, un système fonctionnel est plus efficace qu’un système que l’on tente de mettre en place, puisque l’implantation d’une innovation demande des ajustements et des efforts. De plus, durant son implantation, le nouveau système doit cohabiter avec l’ancien, ce qui apparaît aussi comme problématique pour les acteurs qui subissent cette situation. Le processus d’implantation d’une innovation entraîne ainsi une baisse d’efficacité dans une organisation, ce qui rend certains acteurs réfractaires. Outre le souci d’efficacité, les intérêts personnels peuvent être la source d’un refus de changer ses habitudes. La stabilité apparaît souvent plus attirante et présente parfois plus de bénéfices que l’implantation de nouvelles façons de faire perçues comme risquées. Celles-ci peuvent aussi venir bousculer des compromis ou faire resurgir des conflits stabilisés grâce à ces façons de faire, ou encore compromettre des investissements en temps ou en argent de certaines personnes. L’opposition

à une innovation est aussi une question de mentalités. Un système fonctionnant correctement et apportant satisfaction à ses utilisateurs apparaîtra alors légitime et sensé pour ces personnes. Elles auront tendance à le transformer en valeurs et à intérioriser ces normes, transformant ainsi les pratiques de travail en routine et manières de faire communément acceptées qui seront difficiles à remettre en question. Finalement, les organisations reposent sur des relations interpersonnelles qui peuvent autant faciliter la propagation d’une innovation que son ralentissement.