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Inflation et Démocratie : Illustration à partir des expériences de trois pays en développement

Effet des Institutions Démocratiques sur l’Inflation dans les Pays en Développement

6. Inflation et Démocratie : Illustration à partir des expériences de trois pays en développement

Nous illustrons nos résultats à travers les comparaisons des performances démocratiques et du taux d’inflation du Chili, du Ghana et du Sri Lanka. L’Afrique, l’Amérique Latine et l’Asie qui constituent les principales régions en développement sont représentées à travers ces pays. Le choix de ces trois pays s’inspire du travail de Nelson (1993) qui compare les expériences de réformes économiques et politiques dans les années 1970 et 1980 de ces trois pays.

Au Chili, le tableau III.7 indique que le taux d’inflation atteint son pic estimé à 200% au cours de la période 1970-1974 et depuis cette période l’inflation n’a cessé de diminuer pour atteindre son plus bas niveau estimé à 3% pendant la période 2000-2003. A travers le tableau III.7, il apparaît que les baisses spectaculaires du taux d’inflation au Chili se sont opérées de 1974 à 1984, période de dure dictature de Augusto Pinochet (1973-1990). En effet, Pinochet arrive au pouvoir en 1973 dans un environnement d’hyperinflation. Cinq ans après son arrivée au pouvoir, Pinochet réduit de 50 points de pourcentage le taux d’inflation qui se situe à 150% pendant la période 1975-1979 contre 200% le quinquennat précédent.

De 1980 à 1984, le Chili a continué son effort en matière de maîtrise d’inflation sous le dur règne de Pinochet. Comparativement à la période 1975-1979, le quinquennat 1984 enregistre une baisse de 128 points de pourcentage du taux d’inflation. La période 1980-1984 correspond à celle où le statut de Pinochet passe de celui du Président d’une junte militaire dirigeant le Chili, à celui du Président de la République de Chili à la tête d’un régime autoritaire constitutionnel.

Le tableau III.7 indique que la maîtrise de l’inflation s’est réalisée au moment de la dictature chilienne. En effet, lorsque Pinochet prenait le pouvoir le niveau de démocratie tel que mesuré par Polity IV était de 1. Mais de 1975 à 1984, le niveau de démocratie est resté en moyenne égal à -7 traduisant ainsi une transformation en dictature du régime chilien. La même tendance à la dérive autoritaire du régime de Pinochet s’observe quel que soit l’indice de mesure de performance démocratique considéré.

Le règne de Pinochet fut marqué par la dictature et la maîtrise de l’inflation au Chili. Le tableau III.7 montre que la maîtrise de l’inflation était rendue possible grâce à un excédent budgétaire soutenu et à l’accroissement de l’ouverture commerciale, alors que la masse monétaire n’a amorcé sa baisse que près de dix ans après l’arrivée de Pinochet au pouvoir.

167 Tableau III.7 : Comparaisons des performances du Chili, du Ghana et du Sri Lanka 1/

Pays Périodes Masse Monétaire

Solde Budgétaire 2/

Ouverture commerciale (en %)

Inflation (en %) Dictature 3/ Démocratie 4/ Contrainte sur l’exécutif 5/ 61-64 45,44 -2 28 28 0 5 4 65-69 41,57 -1 29 25,4 0 6 5 70-74 187,15 -7 47 200 3 1 3 75-79 198,88 1 45,7 150 7 -7 1 80-84 31,46 0,3 59 22,4 7 -7 1 85-89 34,00 0,2 60 20 4 -2 2 90-94 22,7 1,5 57,6 17,5 0 8 7 95-99 14,46 1 64,5 6 0 8 7 Chili 00-03 4,88 0,1 .. 3 0 9 7 61-64 17,09 .. 39,3 .. 9 -9 1 65-69 5,75 -5 38,7 9 8 -6 0 70-74 21,44 -4 26 11,7 5 -3 3 75-79 41,92 -9 13 66 5 -3 2 80-84 40,46 -4 38 70 6 -4 2 85-89 49,67 -0,1 50 26 7 -7 1 90-94 38,15 -0,7 75,5 23 3 -3 1 95-99 33,87 -5 100 32 1 1 4 Ghana 00-03 39,29 -8 25 25 1 5 6 61-64 9,84 0 80 2 0 7 7 65-69 5,39 0 67 3 0 7 7 70-74 9,89 0 52 7 0 8 7 Sri Lanka 75-79 29,95 0 68 6 0 7 6

168 80-84 22,18 -0,1 74 17 1 5 5 85-89 11,14 0 62 8,5 1 5 5 90-94 20,30 0 72 13 1 5 5 95-99 17,86 0 80 9 1 5 5 00-03 14,95 0 82 9 1 6 6

Note : 1/ Toutes les variables macroéconomiques (solde budgétaire, ouverture commerciale) sont exprimées en pourcentage du PIB. La masse monétaire correspond au taux de croissance de M2. Les données proviennent des mêmes sources que celles décrites dans le texte.

2/ Les valeurs du solde budgétaire sont très faibles raison pour laquelle nous reportons le chiffre 0 dans le cas du Sri Lanka. Cela ne veut pas dire que le budget est tout le temps équilibré au Sri Lanka bien au contraire ces chiffres sont souvent négatifs.

3/ Il s’agit de l’indice de Freedhome House qui en réalité pris dans sa forme initiale mesure le niveau de dictature dans un pays. 4/ 5/ correspondent respectivement à l’indice de démocratie et de contraintes sur l’exécutif de Polity IV.

169 Ainsi pendant le règne de Pinochet, il semble que la maîtrise du déficit public et la hausse de l’ouverture commerciale, sont les deux facteurs qui ont le plus contribué à la maîtrise de l’inflation. Notons qu’à la fin de la dictature de Pinochet en 1990, les autorités chiliennes ont poursuivi la lutte contre l’inflation, preuve que la maîtrise de l’inflation initiée par Pinochet est comprise par ses successeurs comme une priorité nationale.

Au Ghana, le tableau III.7 indique que l’inflation atteint sa valeur maximale estimée à 70% pendant la période 1980-1984. Depuis cette période, l’inflation a enregistré une baisse continue jusqu’en 1994. De 1995 à 1999, l’inflation est repartie à la hausse. La plus importante baisse du taux d’inflation s’est opérée au Ghana pendant la période 1985-1989, avec le passage du taux d’inflation de sa valeur maximale de 70% à la valeur de 26% pendant la période 1985-1989, soit une baisse de 44 points de pourcentage.

L’importante baisse du taux d’inflation s’est opérée au cours de la présidence de Jerry Rawlings qui accéda au pouvoir à la fin de 1981, à la suite de son second coup d’Etat militaire en trois ans. Rawlings arriva au pouvoir dans un environnement d’inflation élevée et entreprit des réformes économiques de façon austère et autoritaire en vue de redresser l’économie ghanéenne (Nelson, 1993 ; Block, 2002). Rawlings parvint à réduire de façon importante l’inflation plus de cinq ans après son arrivée au pouvoir, mais au détriment de l’amélioration de la qualité des institutions démocratiques. En effet, comme on peut le constater dans le tableau III.7, tous les indicateurs montrent une baisse du niveau de démocratie au Ghana de 1980 à 1989. Les données suggèrent que le Président Rawlings était parvenu à maîtriser l’inflation dans les années 1980 au Ghana, grâce à la réduction du déficit public et à la hausse de l’ouverture commerciale.

La période 1990-1994 se caractérise aussi par une baisse de l’inflation mais dans une proportion moindre comparativement aux années 1980. Ceci témoigne d’une baisse d’efforts de la part des autorités ghanéennes dans leur lutte contre l’inflation, une baisse d’efforts qui s’est poursuivie pendant la période 1995-1999 marquée par une hausse de neuf points de pourcentage du taux d’inflation comparativement à la période 1990-1994. Il apparaît donc que la période 1990-1999 était celle où les efforts des autorités ghanéennes dans la lutte contre l’inflation étaient relativement faibles, et pourtant le Président Rawlings était toujours au pouvoir pendant cette période. Comment alors peut-on comprendre un tel relâchement d’effort ?

La période 1990-1999 était en effet, celle du début de démocratisation du Ghana comme on peut le constater dans le tableau III.7. En 1992, à la suite des pressions intérieures et extérieures, le Président Rawlings organisa les premières élections démocratiques au

170 Ghana. A la veille de ces élections, Rawlings céda à la demande des fonctionnaires et augmenta leurs salaires de 50 à 70% alors que les salaires étaient réduits dans les années 1980 afin de diminuer les dépenses publiques (Block, 2002). Rawlings fut élu en 1992, et son parti NDC (National Democratic Council) avait obtenu 198 sièges sur les 200 que comptait le Parlement Ghanéen.

L’effort de stabilisation macroéconomique du Président Rawlings a donc diminué lorsqu’à partir des années 1990, il engage son pays dans la voie de la démocratie. En effet de 1990 à 1999, le déficit public s’est accru de quatre points de pourcentage, alors que tous les indices de qualité d’institutions démocratiques ont enregistré une amélioration de leurs valeurs pendant la même période, comme on peut le constater dans le tableau III.7. Le Ghana constitue un cas de pays en développement qui a amélioré ses institutions démocratiques en défaveur de la stabilité macroéconomique. D’ailleurs, le tableau III.7 montre que, après le départ de Rawlings du pouvoir en 2000, le déficit public et la masse monétaire n’ont pas cessé d’augmenter au Ghana.

Les évolutions du taux d’inflation et de démocratie sont moins tranchées au Sri Lanka comme le souligne aussi Nelson (1993). Cependant, à travers le tableau III.7 nous constatons que l’inflation enregistre une baisse de 50 points de pourcentage pendant la période 1985-1989 comparativement à la période 1980-1984 où l’inflation avait atteint son pic au Sri Lanka. Dans le cas de ce pays, la baisse du taux d’inflation serait due à la réduction du déficit public et de la masse monétaire. Le tableau III.7 indique que la baisse de l’inflation au Sri Lanka s’est réalisée sans d’importants changements de la qualité des institutions démocratiques, puisque les indices de démocratie sont restés constants pendant la période 1980-1989, quoi qu’en baisse par rapport aux périodes précédentes.

7. Conclusion

Dans ce chapitre nous analysons la relation entre l’inflation et la démocratie dans les pays en développement (PED) en nous inspirant du théorème de l’électeur médian (EM). Nous soutenons que la démocratie risque d’entraîner une hausse de l’inflation dans les PED du fait de la forte demande de l’EM pour les biens et services publics dune part, et d’autre part, de la faible préférence de l’EM pour les politiques de libéralisation commerciale. Nous évoquons le faible accès aux biens et services publics fondamentaux (eau, santé, école, etc) de la majorité de la population dont fait partie l’EM dans les PED, pour déduire que la

171 démocratie pourrait entraîner une hausse du déficit public et de la création monétaire dans les PED. En effet, du fait de ressources fiscales limitées dans les PED, en répondant à la demande de l’EM pour les biens publics fondamentaux, les gouvernements risquent d’augmenter les déficits publics et la création monétaire pour financer les biens publics dont l’EM a besoin. L’incertitude des effets de l’ouverture commerciale pour l’EM, ainsi que les difficultés de ce dernier pour bénéficier de possibles effets positifs de la libéralisation commerciale font que l’EM aurait de faibles préférences pour la libéralisation commerciale dans les PED.

Nous identifions ainsi les politiques monétaire, budgétaire et commerciale comme des canaux de transmission de l’effet de la démocratie sur l’inflation. Les effets de la démocratie sur la masse monétaire et le solde budgétaire permettent de savoir s’il est difficile ou pas de maîtriser la masse monétaire et le déficit public lorsque les PED deviennent plus démocratiques. Quant à l’effet de la démocratie sur l’ouverture commerciale, il permet de savoir s’il est difficile ou pas de mettre en oeuvre des politiques de libéralisation commerciale dans les PED démocratiques. Afin de réduire les risques de biais d’endogénéité dans les relations entre la démocratie et les institutions démocratiques d’une part, et d’autre part entre les variables de politique macroéconomique -politique monétaire, budgétaire et d’ouverture commerciale- et les institutions démocratiques, nous utilisons la date d’indépendance politique comme un instrument pour les institutions démocratiques. En appliquant les tests d’instruments faibles à la Stock et Yogo (2002, 2005), la date d’indépendance se révèle être un bon instrument pour les institutions démocratiques dans notre échantillon de PED.

Les résultats des estimations économétriques avec un échantillon de 62 PED, ex-colonies d’extraction (y compris 32 pays africains) sur la période 1960-2003, indiquent un effet causal, positif et significatif de la démocratie sur l’inflation. L’effet positif de la démocratie sur l’inflation résiste à plusieurs tests de robustesse que nous avons effectués. Nous illustrons nos résultats à travers les expériences du Chili, du Ghana et du Sri Lanka.

Il apparaît que la relation positive entre l’inflation et la démocratie dans notre échantillon de PED ne serait pas due seulement à la hausse de la masse monétaire qu’engendrerait la démocratie dans les PED mais aussi, aux difficultés de ces pays à mettre en oeuvre des politiques de libéralisation commerciale lorsque le niveau de démocratie des régimes politiques s’améliore. En effet, dans notre échantillon la démocratie entraîne une hausse de la masse monétaire et réduit le volume du commerce extérieur.

Cependant, lorsque nous excluons les pays de l’Amérique Latine de notre échantillon, l’effet de la démocratie sur l’inflation demeure positif mais il n’est plus significatif. Nos résultats suggèrent donc que l’effet positif de la démocratie sur l’inflation serait commun à

172 tous les PED, mais l’effet positif et significatif de la démocratie sur l’inflation serait spécifique aux pays de l’Amérique Latine. Ainsi, nos résultats concilient deux points de vue : celui selon lequel la « démocratie populiste » est plus plausible en Amérique Latine, et le point de vue de ceux qui soutiennent que la démocratie n’entraîne pas nécessairement une amélioration de la qualité de la gestion macroéconomique dans les PED.

L’implication politique de nos résultats n’est évidemment pas une remise en cause de

la nécessité de la démocratie dans les PED car nul ne peut nier les valeurs intrinsèques de la

démocratie. En revanche, nos résultats indiquent la nécessité de trouver des solutions spécifiques pour faire face aux différents défis que pourrait poser la démocratie à la stabilité macroéconomique dans les PED. Ainsi, nos résultats suggèrent la nécessité en Amérique Latine, de gestionnaires de politiques macroéconomiques dotés de plein pouvoir, et susceptibles de résister à la demande populaire pour les hausses de dépenses publiques financées par création monétaire et aux éventuelles demandes populaires pour le protectionnisme commercial. Dans les autres régions en développement, c’est-à-dire en Afrique et en Asie, l’enjeu serait d’éviter l’expérience des pays de l’Amérique Latine en matière de « démocratie populiste » et de créer des conditions pour un bon fonctionnement des institutions démocratiques afin que celles-ci puissent contribuer efficacement à la bonne gestion macroéconomique.

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