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Chapitre VIII Quel réalisme des scenarii ?

VIII- 3 Un impact des attaques, en grande partie non chiffrable

Aux transformations liées à la mise en œuvre des moyens de protection, à l’impact de l’existence du risque de prédation, doivent être ajoutés, pour les éleveurs comme pour les élevages, les dommages liés aux attaques. Il n’est pas possible d’établir des prévisions sur l’évolution du nombre d’attaques de loups dans le périmètre d’étude, ni sur l’importance de leurs conséquences. Néanmoins, une attaque et encore plus la succession d’attaques dans un même troupeau sont lourdes de conséquences pour l’éleveur et son entourage, ainsi que pour les animaux, le fonctionnement technique de l’élevage et ses performances, économiques et environnementales.

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Nous l’avons vu, « travailler en élevage, c’est certes produire, mais aussi vivre ensemble, et se construire » (Fiorelli, 2010). Ainsi, pour un éleveur, les liens entre travail et vie de famille sont inextricables. De ce fait, si une attaque peut être un traumatisme pour les animaux, nous le verrons, elle constitue, de fait, un traumatisme pour l’éleveur dont le troupeau a été attaqué, en témoigne le documentaire « Les morsures invisibles » conçu par le service santé-sécurité au travail de la MSA Ardèche-Drôme-Loire en 2013. Au côté des recherches mettant en évidence la profondeur du sens du travail en élevage, d’autres montrent comment les éleveurs donnent par leur action (pratiques, gestes, expressions linguistiques…) « la vie bonne à leurs animaux » (Mouret, 2012). C’est cette « vie bonne » qui permet de légitimer la mort des animaux à des fins de production de biens alimentaires (Porcher 2003 et 2011). On comprend dès lors que, brisant cette interrelation entre homme et animal, et interrompant brutalement ces processus imbriqués de production, de « vivre ensemble » et de « se construire », la mort d’animaux par prédation soit, pour l’éleveur dont le troupeau a été attaqué, mais aussi pour toute la corporation, une remise en cause complète du sens donné à leur métier.

Outre la question du sens du travail des éleveurs, la problématique de leur temps de travail se trouve renforcée par l’existence de la prédation. Ainsi une analyse conduite sur des élevages provençaux et alpins a conclu à une augmentation du temps de travail de 100 h/mois (travail en alpage et travail de l’aide bergers exclus) pour assurer la mise en œuvre des moyens de protection, les conséquences des attaques (euthanasie des victimes mortellement blessées, gestion des cadavres, rassemblement des animaux, accompagnement des constats par l’ONCFS, remplissage de formulaires d’indemnisation…) (Garde et al., 2007). C’est, ainsi, quoiqu’il en soit, et globalement, la qualité de vie des éleveurs et de leur entourage personnel qui en est amoindrie.

Une attaque est également lourde de conséquences du point de vue technique. Il y a d’abord la perte directe d’animaux, et ce, d’autant plus que certains élevages sont le siège d’attaques à répétition (Annexe 5). Le taux de mortalité d’un élevage peut s’en trouver sérieusement augmenté, le nombre de brebis recensées mortes sur une année pouvant jusqu’à doubler. Cette perte d’animaux entraine également des pertes immédiates et durables sur les quantités produites : c’est autant de brebis qui ne sont plus traites ou qui n’allaitent plus leur agneau. Certaines victimes peuvent représenter une richesse génétique, en étant partie intégrante d’un schéma de sélection, par exemple, ou parce qu’elles appartiennent à une race menacée, à très petit effectifs, comme la Rouge du Roussillon, la Caussenarde des Garrigues et la Raïole, toute trois présentes dans le périmètre d’étude. Lors d’attaques, cette richesse génétique est perdue. De plus, une attaque, c’est aussi un savoir-faire animal, d’exploration du milieu, par exemple, difficilement remplaçable, qui peut être perdu.

Outre la perte directe d’animaux, une attaque peut induire un traumatisme pour les animaux survivants. Les observations des conséquences du stress lié à des attaques sur les troupeaux sont assez nombreuses en élevages ovins allaitants, beaucoup moins en élevages ovins laitiers. Ces observations proviennent essentiellement des situations alpines et provençales où la prédation est une problématique vieille de 25 ans (Meuret et al., 2017b). Les élevages du périmètre aveyronnais de notre étude sont plus récemment confrontés à de nombreuses attaques et les données sur leurs conséquences n’existent pas. Leur recueil pourrait s’avérer riche d’enseignements, mais il s’agit d’un autre travail.

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Ainsi, une partie des attaques provoque une forte perturbation du troupeau et les conséquences peuvent être importantes lorsque les animaux sont en gestation ou en lactation. En élevage ovin allaitant, le stress engendre avortements, perte de poids, baisses de fertilité, baisse de la production laitière et donc de la croissance du jeune (Bacha, 2002). D’autres conséquences peuvent aussi se rencontrer et sont difficiles à déceler, comme des blessures internes lorsque l’attaque a provoqué une panique en milieu escarpé ou dans un parc avec clôtures rigides. Enfin, dans des situations alpines et provençales, (Meuret et Provenza 2015a, Garde et Meuret 2017), plusieurs éleveurs et bergers nous ont témoigné à quel point il leur est difficile, et surtout très long (plusieurs semaines ou mois) pour réussir à remettre en confiance un troupeau ayant été stressé lors d’une attaque de loups.

De telles observations n’existent pratiquement pas en élevage ovin laitier. En effet, en France, les exploitations produisant du lait de brebis sont très regroupées dans trois bassins de production que sont le Rayon de Roquefort, les Pyrénées Atlantiques et la Corse. Seul le premier fait donc assez récemment l’objet d’attaques de loups : depuis 2012 si on considère le Méjean, partie lozérienne du Rayon et 2014 pour l’Aveyron. Néanmoins, des éleveurs laitiers des Vosges nous ont communiqué leurs données issues d’observations suite à des attaques « canis lupus non exclu » (Source : Ludivyne et Marc Baudrey). Ces données permettent de faire une première investigation sommaire des variations des performances zootechniques en production ovine laitière. Dans cet élevage de 120 brebis corses, en novembre 2011, 2 attaques ont eu lieu alors que le troupeau était tari et la plupart des brebis gestantes. 3 brebis sont mortes. Dans les mois qui ont suivis les attaques, 20 avortements ont été observés. Les agneaux nés au mois de février 2012 présentaient des poids de naissance plus faibles qu’à l’accoutumée et la production laitière de cette année-là, ramenée à effectif constant, a été plus faible de près de 20% par rapport à l’année 2011. Cette baisse s’est poursuivie sur l’année 2013 mais pas sur l’année 2014 où la production laitière s’est en partie rétablie. En août 2015, 2 attaques ont eu lieu sur un lot de 60 brebis à la lutte provoquant la mort de 2 béliers et de 4 brebis. La période suivante a vu 47 avortements et une difficulté des brebis ayant avorté à reprendre le bélier (décalage important des dates de mise-bas). En revanche, la production laitière globale du troupeau, toujours ramenée à effectif constant, a été plus élevée qu’en 2011. Ces observations laissent entrevoir le fait que l’impact des attaques sur un troupeau est sans doute assez variable, dépendant de facteurs multiples (circonstances de l’attaque, état physiologique du troupeau au moment de l’attaque…).

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