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5 Imitation de tissus

La doublure du manteau de la Sedes de Saint-Jean constitue un cas particulier d’imita-tion d’un tissu orné de rosaces et de croix rouges sur fond doré évoquant de précieuses

étoffes orientales importées depuis le viiie siècle en Occident, et utilisées pour envelopper

les précieuses reliques.

En réalité, l’aspect final est contraire à la stratigraphie. En effet, la couche rouge est appliquée en premier lieu sur toute la surface puis recouverte d’un glacis rouge. Ensuite, les motifs sont réalisés avec une mixtion rosâtre en laissant en réserve le dessin des croix et des rosaces. La feuille d’or est ensuite appliquée sur le mordant frais. Les motifs ont été réalisés à main levée car les rosaces et les croix sont toutes de dimensions différentes. Ils ont été réalisés d’une main sûre jusque dans les plis les plus profonds. Entre les croix, les traces rectilignes du pinceau sont perceptibles, de même que des traces arrondies autour des rosaces. Des motifs décoratifs associant l’or et le rouge sont observés sur des

ceintures de vierges mosanes de la seconde moitié du xiiie siècle1 mais selon une

tech-nique différente puisque les motifs sont formés dans le glacis rouge appliqué en final en laissant l’or en réserve.

L’imitation d’un tissu gris à motifs rouges sur le coussin de la Sedes de Saint-Jean constitue un autre élément particulier.

Les traits rouges dessinent, dans une matière épaisse et opaque, un quadrillé sur le fond gris. Dans chaque carré formé, un second carré plus fin encadre un motif de croix aux extrémités arrondies. Il s’agit de la seule représentation d’un tissu de cou-leur grise observée. Le coussin de la Sedes de Vilvoorde illustre une imitation de tissu

très coloré décoré d’un réseau de losanges2 selon une formule plus courante que l’on

1. Vierge de Marche-les-Dames, Sedes de Vivegnis au musée Grand Curtius à Liège.

2. Le fond rouge est décoré d’un réseau de lignes vertes en diagonale qui s’entrecroisent. Dans chaque losange vert, un autrelosange est dessiné avec un glacis rouge foncé. À l’intérieur de ces losanges rouges, une perle blanche est placée au milieu de chacun des côtés. Le centre du losange rouge est marqué d’un pois bleu. Le fond rouge orangé, les losanges verts et les perles bleues et blanches sont réalisés dans une matière couvrante, épaisse et mate, qui contraste avec la transparence et la brillance du glacis rouge foncé.

observe aussi sur la Sedes dite Notre-Dame des Miracles de la cathédrale Saint-Bertin

à Saint-Omer1.

Or, dans son étude des manuscrits du « groupe Ingeburge », François Avril fait obser-ver que le choix du gris comme couleur de fond de certains motifs est un élément par-ticulier des enlumineurs de l’atelier « Ingeburge » alors que cette couleur est rare dans

1. Une renaissance, L’art entre Flandres et Champagne..., 2013.

Fig. 11 : La Sedes Sapientiæ de l’église Saint-Jean. Détail de l’imitation d’un tissu orné de rosaces et de croix rouges sur fond doré sur le revers du manteau. Droits de reproduction : E. Mercier.

Fig. 12 : La Sedes Sapientiæ de l’église Saint-Jean. Détail de l’imitation d’un tissu gris à motifs rouges sur le coussin. Droits de reproduction : E. Mercier.

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la palette médiévale1. Notons, que le coussin de la Madone du Carmel à Florence, œuvre fortement liée aux traditions byzantines, représente également un tissu rouge et bleu clair.

Conclusions

La place particulière qu’occupe la Sedes de l’église Saint-Jean au sein de production mosane au regard de la somptuosité de sa polychromie pourrait s’expliquer en partie par le manque de jalons conservés autour des années 1200. En effet, d’après les exemples de comparaisons mis en avant pour le nord de l’Europe, il apparaît que l’aspect de l’œuvre s’inscrit dans une typologie commune caractérisée par des vêtements entière-ment dorés ponctués de nombreux cabochons colorés associés ou non à un décor de poinçonnage. Le Saint Nicolas de Bonn et la Vierge de Vilkau en constituent des témoins bien conservés même si les moyens utilisés diffèrent quelque peu (cabochons a

pasti-glia). L’étude des sculptures mosanes des années 1230 permet de relever une typologie

à dominante or beaucoup plus sobre. Faut-il pour autant en conclure que la Sedes de l’église Saint-Jean présente un caractère archaïsant ? Certainement pas. En constatant qu’aucune Sedes mosane ne reprend le type de siège modifié et d’autres éléments de la composition, comme le jeu d’asymétrie dans la position des jambes, Robert Didier

suggère que la Sedes de Saint-Jean dérive d’un prototype disparu du même maître2. Ce

prototype aurait exercé une influence considérable sur la sculpture mosane contraire-ment à la Sedes de Saint-Jean, plus particulière. De même, les élécontraire-ments singuliers mis en évidence dans la polychromie de la sculpture n’ont vraisemblablement pas été assimilés par les artistes mosans œuvrant dans l’entourage du maître. Sont-ils l’indice d’un phé-nomène de transfert de technique en cette époque de contact intensifié avec la culture byzantine ? Autrement dit, la thèse d’un artiste particulièrement instruit qui a peut-être voyagé et assimilé des techniques et des formules venues d’ailleurs peut-elle expliquer cette œuvre exceptionnelle ? La motivation du changement de typologie du siège en cours de réalisation de l’œuvre soulève également maintes questions. Qui est le concep-teur de ce nouveau siège et qui a décidé de ce changement ? Une hypothèse formulée par

François Avril3 à propos du Psautier de la reine Ingeburge ouvre une nouvelle piste pour

1. Avril 1987, p. 16-21.

2. Didier 1973, p. 407-420, note 30.

145 La polychromie de la Sedes Sapientiae de l’église Saint-Jean l’Évangéliste à Liège...

explorer la Sedes de Saint-Jean. Elle s’appuie sur le rôle joué par le commanditaire ou de riches prélats influents ayant séjournés en terre sainte dans l’introduction de nouvelles formules venues de l’Est. Dans le milieu mosan, on citera l’exemple de Jacques de Vitry

(vers 1165-1240), évêque d’Acre dès 1216, puis évêque auxiliaire de Liège1, qui fut le

grand pourvoyeur de richesses et de reliques dans la constitution du trésor d’orfèvrerie du prieuré d’Oignies.

La Sedes de Saint-Jean demeure une œuvre emblématique qui comporte plusieurs clefs de lecture. Si l’on retient l’hypothèse d’une sculpture en marge de la production, que devait-elle évoquer ? Son apparence somptueuse et l’introduction de techniques et formules décoratives qui renvoient de près ou de loin à l’art byzantin suggèrent un lien avec l’instauration de l’empire latin de Constantinople et le triomphe de l’Occident sur l’Orient. Ainsi, la Sedes rappelle l’icône de Notre-Dame emportée au combat par Murzuphle en 1204 et dont les croisés s’emparent pour en faire un symbole de la

recon-naissance divine de la légitimité de leur victoire2. Robert Clari la décrit en ces termes :

« toute estoit d’or et toute carkie de riches pierres précieuses, et estoit si bele et si rike

que onques si bele ne si rike ne fu veue3 ».

Dans la littérature, la Sedes de Saint-Jean est souvent comparée à la fiancée du

Can-tique des CanCan-tiques au regard de l’éclat de son revêtement doré. Mais en considérant le

passage entier, un autre élément apparaît clairement, à savoir le caractère combatif de la fiancée céleste :

Quelle est celle-ci dont le regard est comme l’aurore, belle comme la lune, pure comme le soleil, mais terrible comme une armée en bataille ? (Ct-Ct-XI-104)

les prélats des diocèses septentrionaux et peut-être avec la puissante Aliéonor de Vermandois, qui possédait entre autres le Valois et Saint Quentin, y ont forgé une création artistique originale dès les dernières décen-nies du xiie siècle, à une époque où les ateliers parisiens n’avaient pas le monopole. Ainsi, parmi les prélats qui la soutiennent, l’évêque de Soissons, Nivelon de Quierzy (1176-1207), participa activement à la 4e croi-sade et fut chargé de missions diplomatiques entre les croisés par le Pape Innocent III. Avril 1987, p. 16-21. 1. Formigoni 2003, p. 37-45.

2. La légendaire icône aurait été léguée à la maison mère de Cîteaux. 3. Colliot 1983, p. 100.

4. Plus loin, les yeux de la fiancée sont comparés aux piscines d’Hésébon et son nez « droit et fier » à la tour du Liban dressée par David en Palestine pour servir de poste d’observation contre les syriens (Ct-Ct, XII, 5) ; Le Cantique des Cantiques, traduit de l’hébreu et commenté par Ernest Renan,Paris, 2004, p. 28-29.