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7 Les œuvres hispanisantes

Sous l’impulsion de l’abbé Hugues de Semur (1049-1109) et durant l’époque de

Sanche  Ier (1063-1094), puis d’Alphonse  Ier le Batailleur, qui devint roi d’Aragon à

partir de 1104, toute une série de fondations clunisiennes furent établies dans les territoires concernés par la reconquête, dans les royaumes de Pampelune, de Navarre, d’Aragon et de Castille. L’influence indirecte de la politique menée par Cluny agit également dans des lieux non affiliés à la grande abbaye, comme le montre un groupe important de peintures bourguignonnes. L’étude des détails de la technique picturale et du style indiquent que plusieurs sites peuvent être rattachés à des œuvres catalanes. Il s’agit de lieux proches de Cluny, comme Burnand, Gourdon, Curgy, Illiat et, plus

1. Observations des typologies de taille de pierre et comparaison avec des éléments de la même période à Paray-le-Monial. Barnoud, Reveyron, Rollier 2004.

Fig. 9 : Malay, église d’Ougy, église Saint-Martin, revers de façade, saint Philippe — Taüll, église Saint-Clément, visage du Christ. Droits de reproduction : J. Rollier, MNAC.

lointains, comme Montcherand (Suisse romande). D’autres œuvres sont liées à d’autres régions de la péninsule Ibérique, comme Saint-Chef-en-Dauphiné (à l’est de Lyon), Moutiers (au sud d’Auxerre) et Chalières (Jura Suisse).

Dans les anciens territoires de Bourgogne (duché et royaume) nous comptons cinq absides de type hispanisant, issues de quatre ateliers différents. La petite église de

Bur-nand1, au nord de Cluny, conserve le décor le plus original, avec son Christ à la faucille,

probablement inspiré par un manuscrit ibérique de la fin du xie siècle — comme le Beatus

de Liebana, Burgo de Osma2 — tandis que d’autres éléments rappellent la Bible de Roda3. L’abside de Burnand paraît la plus ancienne de notre série et pourrait appartenir à la

fin du xie siècle. L’église Notre-Dame de Gourdon, située à l’ouest de Cluny, mais non

affiliée à l’abbaye, permet d’aborder l’organisation d’un vaste chevet et de retrouver d’étroits liens stylistiques avec la Catalogne, notamment avec Sainte-Marie de Mur et, dans une moindre mesure, avec Saint-Martin de Sescort.

L’étude technique montre qu’il ne s’agit pas simplement de transfert de modèles, mais

d’un peintre formé dans les Pyrénées4. C’est dans la typologie des plis, dans la mise en

1. Rollier-Hanselmann 2011a, p. 189-197.

2. www.pinterest.com/pin/332914597428972691/. Palol, Hirmer 1967 ; Williams 2002. 3. Contessa 2008, p. 329-341 ; Castiñeiras 2009b, p. 1-19.

4. Rollier-Hanselmann 2010b, p. 217-224.

Fig. 10 : Burnand, église Saint-Nizier, vue de l’abside et relevé de deux couche peintes (Anne Féton). Droits de reproduction : J. Rollier.

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œuvre de certains rehauts et dans la technique des carnations que les rapprochements sont les plus parlants. La datation des sculptures de Gourdon, vers 1115-1125, oriente celle des peintures et correspond également à l’activité du peintre de Sainte-Marie de Mur, sous l’épiscopat de Ramon (1104-1126). Ce personnage fut ancien prieur de Saint-Sernin de Toulouse et, en 1100, l’église de Mur fut mise sous la protection directe du Saint-Siège de Rome, ce qui sous-entend des échanges avec l’abbaye de Cluny et dans les ateliers de peintres gravitant autour de ces lieux. Le style du maître de Gourdon se retrouve dans l’abside plus petite de Curgy, près d’Autun, ce qui indique clairement l’iti-nérance d’un style. Probablement qu’un fait historique notoire, comme la reconquête de la ville de Saragosse en 1118, par les armées franco-hispaniques, amena des échanges de part et d’autre des Pyrénées.

Le peintre de Montcherand (près de Romainmôtier en Suisse romande) est le plus raffiné de la série hispanique.

Son style, étonnant et unique, indique que sa formation a eu lieu dans un atelier ibé-rique, par la manière de placer les apôtres sous des arcatures stylisées, la technique des vêtements et des carnations. La finesse des inscriptions peintes montre qu’il pratiquait la peinture manuscrite et la présence des lettres perlées semble être un autre indice reliant l’œuvre aux ateliers catalans.

L’exemple de Chalières (Moutiers, Jura suisse) constitue un cas intermédiaire, avec un artiste régional, formé dans un atelier de l’Ouest de la France, fortement influencé par l’art hispanique. Son style se retrouve dans les peintures de Saint-Martin de Vic, que l’on peut rattacher à Saint-Jean de Boí (vers 1100).

Fig. 11 : Gourdon, église Notre-Dame, cortège apostolique — Sainte-Marie de Mur. Droits de reproduc-tion : J. Rollier.

Quelques autres témoins permettent d’élargir le rayon de ces comparaisons, comme

l’ab-side de Saint-Symphorien d’Illiat (au sud-est de Mâcon1), dont les personnages massifs

rap-pellent les devants d’autels d’Ix et de la Seu d’Urgell, ou les grottes de Jonas en Auvergne. Les visages masculins d’Illiat sont fortement schématisés, avec de larges cernes rouges sous les yeux et des triangles rouges sur les pommettes, technique connue dans

les Pyrénées, notamment à Saint-Martin-de-Fenollar (1er quart xiie siècle) et Casenoves

(1re moitié xiie siècle).

Par d’autres aspects le peintre d’Illiat semble connaître l’art catalan, notamment par la frontalité des personnages, la raideur des plis et la segmentation à l’intérieur des carna-tions. Les pieds nus de Marc, d’une graphie schématique et stylisée, permettent d’établir

des comparaisons avec le devant d’autel de Saint-Pierre de la Seu d’Urgell (1re 

moi-tié xiie  siècle2) où l’on observe le même type de cercle sur la cheville pour simuler l’os de la maléole et une double strie au milieu du pied pour figurer les articulations. Les comparaisons avec des œuvres bourguignonnes et françaises sont beaucoup moins convaincantes. Par analogie avec les peintures ibériques évoquées plus haut, nous situons

les personnages d’Illiat dans la 1re moitié du xiisiècle et attribuons cette œuvre à un

peintre itinérant sur les chemins de pèlerinage entre Cluny et les royaumes ibériques.

1. Oursel 1990, p. 271 ; Décors peints de l’Ain, 2002. 2. Camps, Pagès 2004, p. 29.

Fig. 12 : Gourdon, église Notre-Dame, Pèlerins d’Emmaüs ; Montoire, église Saint-Gilles, abside nord. Droits de reproduction : J. Rollier.

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Fig. 13 : Gauche : église de Montcherand, détail des apôtres ; droite haut : église de Chalières, visage de saint Pierre. Droits de reproduction : J. Rollier ; droite bas : église de Nohant-Vicq, Visitation. Droits de reproduction : M. Hirmer.

Conclusion

La découverte d’un groupe de peintures murales de style hispanisant dans les anciens territoires de Bourgogne trouve son explication dans les faits historiques, en particulier par les relations étroites entre les clunisiens et la Péninsule. L’abbé Hugues de Semur (1049-1109) exerça une politique extrêmement efficace pour consolider la voie vers Compostelle, en impliquant une partie de sa famille dans les affaires politiques de son temps, amenant de nombreuses personnalités bourguignonnes dans la reconquête des royaumes longeant les Pyrénées. Il suffit de penser au siège de la ville de Saragosse en 1118 qui marqua une étape importante de cette reconquête.

Le vaste chantier de Cluny III (1095-1250) fut en grande partie financé par le roi Alphonse VI de Castille-León, qui épousa Constance de Bourgogne, la nièce de l’abbé Hugues. Ce gigantesque chantier attira de nombreux artistes, qui séjournèrent le long des voies de pèlerinage depuis Compostelle, en passant par les Pyrénées jusqu’en Italie

du nord1. L’activité de peintres itinérants commence tout juste à être perçue et nous

n’en sommes qu’au début de nos découvertes. Il faudra encore quelques décennies de recherches historiques pour éclaircir les modes d’échanges artistiques de cette période très dense.

1. Alfani 2006, p. 9-29.

Fig. 14 : Illiat, église Saint-Symphorien, vue d’ensemble et détail du pied de saint Pierre. Droits de reproduc-tion : J. Rollier.

Les peintures de Saint-Sauveur de Casesnoves