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La Chapelle des Moines de Berzé-la-Ville

Juliette Rollier-Hanselmann

1.  La Chapelle des Moines de Berzé-la-Ville

S’il ne reste que quelques dizaines de fragments de l’abside principale de la grande abbaye Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Cluny, un reflet de la peinture clunisienne à son

apogée se trouve dans la chapelle privée de l’abbé Hugues de Semur à Berzé-la-Ville2.

L’iconographie unique de l’abside est une réinterprétation de modèles anciens,

réadap-tés selon les préoccupations de l’époque3. L’étude technique des peintures montre qu’il

s’agit d’un exemple particulièrement riche et sophistiqué de la technique mixte romane, combinant des sous-couches à fresque et des finitions posées sur enduit sec. Des incisions et un dessin préparatoire rouge peuvent être observés dans les zones lacunaires, tandis que des modules de construction ont été mis en place pour obtenir une composition parfaitement réglée.

Le dégagement des peintures, réalisé en 1887 par l’abbé Jolivet, a laissé une image confuse, la couche romane étant en partie cachée sous de larges repeints gothiques qui ont noirci sous l’effet des altérations chromatiques. Il en résulta une incompréhension

stratigraphique qui perdura tout au long du xxe siècle. L’étude technique des peintures

par Fernand Mercier4, en 1931, fait figure de pionnier pour l’époque, mais cet érudit

ne comprenant pas que l’abside avait été repeinte, estima qu’une sous-couche mate à fresque était recouverte d’une finition brillante à la cire, caractéristique de la peinture

1. Rollier-Hanselmann 2010 [http://cem.revues.org/11622]. 2. Rollier-Hanselmann 2011b, p. 741-764.

3. Rollier-Hanselmann 2011d, p. 275-287. 4. Mercier 1931.

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Fig. 1 : Berzé-la-Ville, Chapelle-des-Moines, vue de l’abside. Droits de reproduction : J. Rollier.

clunisienne, opinion qui doit maintenant être revue suite aux travaux de restauration

et analyses de laboratoire effectués en 20001. En fait la couche mate d’époque romane

fut entièrement repeinte selon une technique grasse (du type huile), d’aspect satiné. La découverte du manteau jaune du Christ, caché sous les repeints rouges, et l’observation des strates sur saint Pierre confirment clairement que l’abside romane fut entièrement recouverte d’une peinture gothique, en correspondance avec les peintures de la nef. La superposition des couches est bien visible au sommet de l’abside. Une cartographie géné-rale des repeints permet d’estimer l’étendue des zones originales encore masquées.

1. Rollier-Hanselmann 2005, p. 243-249.

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Quant à la cire, visible sous éclairage ultra-violet, sur le soubassement uniquement, il s’agit d’un matériau moderne appliqué au moyen d’une brosse large, de manière rapide et sommaire, avec des coulures.

Ce produit a probablement servi à cacher des efflorescences salines ou à raviver cer-taines couleurs, pratique fréquente à l’époque d’Ypermann (1893), qui réalisa d’ailleurs

des copies de certaines scènes (martyres de saint Blaise et saint Vincent1). Rappelons que

la chapelle a servi de grange avant la découverte des peintures.

Les stratigraphies étudiées par Paulette Hugon, ingénieur chimiste au Laboratoire de recherches des Monuments historiques (LRMH) et l’identification des pigments par Claude Coupry, ingénieur en physique au Laboratoire de spectrométrie infrarouge et Raman, permettent d’identifier les principaux matériaux mis en œuvre et de confirmer les observations visuelles. Les résultats de l’étude attestent d’une palette picturale riche qui comporte : le blanc (carbonate de calcium), les ocres jaunes et rouges, le minium, le vermillon, la terre verte, le bleu de lapis-lazuli, le noir de carbone. Quelques restes

1. Les copies des scènes de martyre de saint Blaise et saint Vincent sont conservées au musée des Monu-ments français.

Fig. 3 : Berzé-la-Ville, Chapelle-des-Moines, soubassement, photographie sous ultra-violet. Droits de repro-duction : J. Rollier.

de minium sont conservés sur la frise à motif végétal du soubassement (corniche), et sous sa forme altérée/noircie sur de nombreux détails, notamment sur les visages des vierges (hachures ou pommette circulaire), les perles des boucles d’oreilles, les cabo-chons des couronnes et des collerettes, ainsi que les flammes sortant des vases tenues par les vierges. À l’origine, tous ces éléments devaient avoir une couleur vive, allant du rose (rehauts sur les visages) aux teintes orangées plus ou moins soutenues selon les mélanges.

Des comparaisons avec les peintures romanes d’autres sites clunisiens (Farfa1, Castel

Sant’Elia, église Saint-Anastase2) au nord de Rome, montrent que les rehauts à base de

minium était une pratique courante en Italie aux xie et xiie siècles. À Castel Sant’Elia les

altérations noires sont nombreuses, notamment sur l’archange (nimbe noir, cabochons et plis de vêtement) et les saintes (rehauts vestimentaires, cabochons des couronnes).

Le minium3 était couramment utilisé dans les manuscrits byzantins dès le viie siècle,

et européens dès le viiie siècle, mais n’apparaît qu’occasionnellement dans les peintures

murales entre le xiie et le xive siècle, ce qui est probablement dû aux aléas de la

conser-vation en milieu humide et aux restaurations trop abrasives.

Les altérations noires sont également attestées dans divers exemples carolingiens,

notamment en Suisse orientale, à Müstair (ixe siècle) et Disentis (milieu viiie siècle4).

On en trouve aussi dans les peintures romanes en Allemagne et en France, à Reichenau (église Saint-Georges, vers 1050), où l’on observe des altérations noires dans les

carna-tions5 et à Saint-Savin-sur-Gartempe (peintures de la tribune6). Dans ce dernier exemple,

les éléments qui ont noirci concernent des détails auxquels le peintre a voulu donner un éclat particulier, comme les pierres précieuses ornant la tunique du Christ et les vêtements des disciples d’Emmaüs, ou encore le cerne de l’auréole d’un ange, certains rinceaux et la barbe de saint Denis.

D’autres exemples plus lointains d’altérations noires sur les visages ont été observés en

Arménie, dans l’église d’Agtamar (916-9217). Ici le noircissement résulte de l’oxydation

du mélange de cinabre et de céruse, technique également pratiquée dans les églises de

1. Enckel 2004.

2. Rollier-Hanselmann 2005, p. 243-249.

3. Fitzhugh 1986, p. 109-139.

4. Jakobs, Reichwald 1990, p. 158 ; Studer 2004, p. 158.

5. Jakobs, Reichwald 1990 ; Exner 2002, p. 127-151. 6. Saint-Savin, l’abbaye et ses peintures murales, 1999, p. 151. 7. Thierry mai 2003, p. 50-57.

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Fig. 4 : Berzé-la-Ville, Chapelle-des-Moines, Vierge sage, détail des altérations noires. Droits de reproduction : J. Rollier.

Géorgie. Ce constat indique qu’il faut rester extrêmement prudent quant à l’interpréta-tion d’images anciennes, dont l’aspect peut être modifié. L’approche technique paraît indispensable pour évaluer l’état réel d’une peinture et l’étendue des pertes.

L’étude technique montre aussi que le bleu de lapis-lazuli, qui abonde dans les fonds à Berzé-la-Ville, est d’une qualité extrêmement pure et fine, en comparaison avec le même

matériau mis en œuvre à Tournus (avant-nef1). Le maître de Berzé-la-Ville a

cepen-dant cherché à économiser ce précieux produit en le posant sur une sous-couche noire ou grise, pratique connue depuis l’Antiquité. Le lapis-lazuli était un pigment coûteux, importé d’Orient par la route de la soie et son extraction demandait, en raison de sa

dureté et des impuretés, un long travail de préparation2.

Nous observons également une utilisation particulière du bleu, selon des degrés

d’intensité différente correspondant au contenu iconographique des peintures3. Ainsi

le fonds de lapis-lazuli est assez clair en partie basse, dans les scènes de martyre de saint Vincent et saint Blaise, tandis qu’en partie haute, autour du Christ, le bleu est plus intense, en raison d’une sous-couche noire. Ce procédé technique délibéré visait à distin-guer le bleu profond de la vision céleste du bleu plus clair des scènes terrestres. La même pratique a été mise en œuvre sur le panneau circulaire du Jugement dernier (musée du Vatican), autrefois situé dans l’église Saint-Grégoire de Naziance à Rome, et daté entre

1061-10714, œuvre ayant pu servir de modèles au peintre clunisien. Sur ce panneau, le

restaurateur a observé une gradation progressive du fond bleu égyptien, en relation avec le contenu des registres.

L’identification des pigments permet aussi de dire qu’à Berzé-la-Ville l’azurite et le vert de malachite sont des matériaux qui ont servi aux repeints. Une couche préparatoire de blanc de plomb a été posée à l’époque gothique sur toute l’abside, qui fut repeinte avec un liant gras (du type huile) qui ne peut plus être identifié en raison de la présence de plusieurs fixatifs modernes. La stratigraphie des repeints est bien visible sur saint Pierre par exemple, où la tunique rose d’époque romane a été reprise en bleu azurite, et dans les fonds vert malachite recouvrant une couche d’origine en terre verte (par exemple :

fond à côté de l’inscription de saint Paul5).

1. Knoepfli, Emmenegger 1990 ; Sarianidi 1971, p. 12-15 ; Von Rosen 1988, p. 1-47.

2. Pastoureau 2002.

3. Rollier-Hanselmann 2005.

4. Notice du restaurateur M. de Luca dans Romano 2006, p. 53-55.

5. Prélèvement no 05-2 confié au LRMH (échantillon prélevé entre les pieds des apôtres de gauche, à côté de l’inscription S. Paulus).

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Les analyses permettent aussi d’identifier des produits de restauration, comme le jaune

de chrome1, pigment de synthèse mis au point à partir de 1818, et présent dans le nimbe

de saint Vincent (à gauche du Christ). Des oxalates de calcium ont également été repérés en surface des peintures, ce qui indique probablement la présence d’un produit altéré, éventuellement un fixatif.