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2. IDENTITÉ ET ÉCRITURE

2.2. L’identité

Je n’entends pas faire ici une présentation exhaustive de l’identité, mais plutôt en détailler certains aspects, notamment son caractère dynamique, qui viennent soutenir l’intérêt de sa prise en compte dans un travail concernant le RÉ.

2.2.1. L’identité, un processus complexe

L’identité est un concept large, impliquant des champs multiples − philosophie, psychologie, sociologie, psychanalyse, neurosciences, anthropologie − et fort délicat à définir. En s’appuyant sur Dubar (2007), Lieutaud évoque ainsi l’identité :

C’est le résultat d’une combinaison singulière, presque dialogique entre des identités attribuées par les autres, « identités pour autrui », et celles revendiquées par soi-même, ou « identités pour soi ». Et ces deux dimensions de l’identité évoluent aussi selon deux processus, un processus biographique, lié donc à la

trajectoire temporelle personnelle, et un processus relationnel plus transversal et plus spatial, lié au contexte dans lequel évolue la personne. (2014, p. 148)

La notion de dialogisme est à souligner, car elle évoque une interaction permanente, voire une négociation entre ces différents aspects de l’identité, ce qui laisse entendre que l’identité n’est pas un objet stable aux contours parfaitement définis. Le terme identité inclut par ailleurs deux axes différents, presque opposés :

L’identité étant différenciation et généralisation. La première est celle qui vise à définir la différence, ce qui fait la singularité de quelque chose ou de quelqu’un par rapport à quelqu’un ou quelque chose d’autre : l’identité, c’est la différence. La seconde est celle qui cherche à définir le point commun à une classe d’éléments tous différents d’un même autre : l’identité, c’est l’appartenance commune. (Guillemot et Vial, 2012, § 5)

Selon Kaddouri (1999), il faut d’ailleurs employer le terme au pluriel et parler "d’identités" (professionnelle, familiale, sociale, politique, etc.). Aussi, l’identité n’est pas figée, elle relève « d’un cheminement et non d’une clôture, l’identité n’est pas la somme juxtaposée ou le résultat cumulatif de l’ensemble des expériences d’une vie, mais un étant en constant devenir. Il s’agit d’un remaniement permanent (Broda, 1990) » (Kaddouri, 2007, p. 2).

2.2.2. Notion de dynamiques identitaires

Du fait de ce remaniement permanent, on parle plus volontiers de dynamiques identitaires. Car l’identité est certes un contenu, même si celui-ci reste difficile à cerner, mais c’est aussi le processus d’élaboration de ce contenu :

Il y aurait deux facettes de l’identité : l’une renvoie au soi en tant qu’objet (c’est-à-dire la structure des représentations relatives à soi) ; l’autre procède d’un travail d’élaboration de cette structure en fonction des activités de signification du sujet. Ce sont ces activités de signification qui concourent aux remaniements identitaires au cours des transitions, jamais indépendamment des relations à autrui. (Mègemont et Baubion-Broye, 2001, p. 19)

Enfin, l’identité, du fait de ses composantes multiples et de son perpétuel remaniement, est un lieu de tensions :

L'interaction complémentaire et/ou conflictuelle entre les différentes composantes : à différents moments de la vie d'une personne, certaines composantes de son identité peuvent entrer en conflit entre elles. Conflit et tension entre « l'identité pour soi » et « l'identité pour autrui », « l'identité héritée » et « l'identité visée », entre la « permanence et le changement », « la différence et la similitude »... (Kaddouri, 1999, p. 106)

L’identité peut aussi s’envisager comme une rencontre entre un être en devenir, en redéfinition permanente et un contexte dans lequel il s’inscrit, inscription qui peut être désirée ou subie et se faire selon des motivations multiples. L’individu, alors, peut être plus ou moins acteur et plus ou moins conscient de cette construction identitaire :

Cette approche de la construction identitaire relève d’une conception d’un sujet actif dans l’accomplissement de ses insertions sociales et dans la (re)construction des représentations de soi qu’elles suscitent. Un sujet dont la personnalité n’est pas le reflet des structures sociales qu’il intègre, dans la mesure où il peut en infléchir, voire en combattre, les influences par l’exercice d’une relative liberté de choix, c’est-à-dire par sa capacité à arbitrer entre différentes options qui s’offrent à lui, à délibérer et à dépasser les contradictions que suscitent ses insertions consécutives et simultanées dans des milieux de socialisation diversifiés. (Mègemont et Baubion-Broye, 2001, p. 20)

Cette part active va se concrétiser dans des stratégies identitaires, tractations et comportements qui traduisent comment le sujet négocie entre diverses composantes qu’il doit intégrer dans son processus permanent de reconfiguration identitaire. Ces stratégies visent par exemple à « réduire des écarts entre "l'identité pour soi et l'identité pour autrui" et/ou "l'identité héritée" et "l'identité visée" » (Kaddouri, 1999, p. 107), mais aussi « faire face à la souffrance qui résulte d'une image de soi dévalorisée » (Ibid.) ou encore « maintenir un plaisir éprouvé que l'on cherche à prolonger. Plaisir qui résulte de la concordance entre l'identité vécue et l'identité visée » (Ibid.). En résumé, on voit à propos de ces comportements que « les uns visent à combler des écarts, d'autres, au contraire, à les maintenir ou à empêcher leur avènement » (Ibid.). J’aborderai plus loin comment les négociations entre différentes composantes identitaires trouvent un prolongement dans le RÉ.

Mais l’identité ne se conçoit pas uniquement en termes de composantes qui se négocient, elle s’envisage aussi selon deux natures distinctes de relation au soi.

2.2.3. Identité personnelle et identité narrative.

Selon Gilbert (2006), Ricoeur, qui « souligne le caractère opaque de l’atteinte de soi » (p. 330), considère que le sujet est « tout entier constitué par les différents signes qu’il se donne pour donner sens à son expérience subjective » (2006, p. 330). Ces différents signes empruntent deux voies distinctes, dont l’une serait perceptive et l’autre réflexive, ce qui se traduit chez Ricoeur, envisageant l’identité à partir de la notion de « soi », par deux natures d’identités : une identité idem ou « mêmeté » et une identité ipse ou « ipséité » (Ricoeur, 1990, p. 140), qui définissent une identité personnelle et une identité narrative. L’identité ipséité serait davantage une identité perçue, accessible dans l’instant, comparable à un sentiment identitaire (Damasio, 1999 ; Roll, 2003), relative à un soi qui se caractérise par sa permanence plus que par un contenu identifié et connu de soi. Elle est comme une évidence stable, mais que pourtant il est impossible d’attraper en dehors de l’expérience de la perception de quelque chose, expérience par essence transitoire (Varela, Thompson et Rosch, 1993). Dubar (1998) avance quant à lui « le postulat de la réalité d’un Soi (ou d’un Moi, ou d’un Je...) comme réalité "substantialiste", permanente et autonome, construisant son unité » (p. 74). En revanche, l’identité narrative (Ricoeur, 1990) s’appuie sur un processus de biographisation au fil du temps (Lieutaud, 2014), un soi « autobiographique » (Damasio, 1999). Les termes d’identité narrative (Ricoeur, 1990), biographique (Dubar, 1998; Lieutaud, 2014) ou de soi autobiographique (Damasio, 1999) évoquent bien l’idée d’une mise en intrigue des évènements qui composent une vie et qui, ce faisant, construisent l’identité de la personne.

On peut souligner la nécessaire interaction entre ces deux entités du soi pour construire l’identité; l’exemple de la femme désincarnée rapporté par Sacks (1988) est évocateur sur ce plan. Cette femme, suite à une infection virale, se retrouve dépourvue de proprioception, c'est-à-dire du sens interne permettant de ressentir son

propre corps à travers sa position et ses mouvements. Cette atteinte perceptive a un impact identitaire fort chez cette personne : « En perdant son sens proprioceptif, elle a perdu l’ancrage fondamental de son identité − ou du moins de cette identité, ce "moi- corps" que Freud considère comme étant la base du soi […] » (p. 75). Sur un film de famille tourné antérieurement à la perte de sa proprioception, elle se « reconnait » mais ne parvient pas à « s’identifier » (Sacks, 1988, p. 75), comme si l’identité biographique ne pouvait pleinement s’ériger sans le socle de l’identité personnelle. On peut donc aborder l’identité comme le produit, en constant renouvèlement, d’une collaboration entre un processus perceptif − une sorte d’immédiate évidence, un éprouvé de soi ayant notamment pour socle la proprioception (perception du mouvement, de la posture) et sur l’intéroception (perception végétative) − et un processus de biographisation, déployé dans le temps et au sein d’un monde social, qui interprète et relie les expériences traversées (Damasio, 1999).

Ce bref survol des dynamiques identitaires nous laisse entrevoir l’intérêt de prendre en compte ces dernières dans un projet d’accompagnement de l’écriture. Le RÉ comporte des composantes identitaires et reproduit des dynamiques similaires à celles-ci. Comme elles, le RÉ est un lieu de négociation − et particulièrement pour l’étudiant − entre des identités pour soi et pour autrui, entre différenciation et appartenance commune, de tractations entre identité héritée et identité visée. Ceci souligne également la pertinence d’inclure l’interaction entre identité narrative et identité perçue lorsqu’on aborde un accompagnement de l’écrit centré sur le RÉ. La partie suivante va m’aider à préciser comment peuvent s’articuler identité et RÉ.