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1. LE RÉ, DIMENSIONS ET NUANCES

1.2. Dimension conceptuelle

La dimension conceptuelle regroupe les idées que se font les étudiants de l’écriture, comment ils la conçoivent, à quoi elle sert selon eux, autrement dit les fonctions qu’ils lui attribuent. Trois sous composantes peuvent s’y distinguer : une fonction euristique, une fonction d’inscription et une fonction de communication.

Selon Reuter (2004) ou Delcambre et Reuter (2002b), la fonction euristique de l’écriture est souvent sous-estimée voire ignorée par les étudiants, ce qui, selon ces chercheurs, constitue une des causes de leurs difficultés d’écriture. Or, elle est ici très présente. Cette fonction se caractérise par le projet de découverte qu’elle assigne à l’écriture, c'est-à-dire une écriture pour savoir, pour découvrir, connaitre et se connaitre. On peut citer Anne, pour qui écrire « est une façon d’écouter [sa] pensée et peut-être même de la créer… » (A1-A/12). Non seulement cette fonction est fréquemment évoquée, notamment dans les écrits d’analyse, mais les étudiants lui attribuent de l’importance. La fonction euristique s’exerce selon deux axes distincts ou dans deux champs différents. Elle peut concerner spécifiquement la pensée lorsque écrire permet en effet d’identifier sa propre pensée, lorsque l’écriture fournit un moyen ou un support pour la créer et la déployer : « Écrire ancre la pensée pour la révéler, la modifier… » (EA-A/6). On peut parler alors d’une fonction euristique cognitive. Mais elle peut aussi concerner un champ moins cognitif et intéresser le monde de l’émotion, des sentiments, de ce qui se donne à vivre au cours d’une expérience, d’un évènement particulier; on parlera alors d’une fonction euristique affective. Le plus bel exemple est celui de Anne : « Écrire m'a permis d'entendre ce que mon monde émotionnel avait à me dire. C'est encore le cas aujourd'hui. Je me comprends mieux par la distanciation qui s'opère quand j'écris et que je tente de m'expliquer à moi-même ce que je ressens » (EA-A/96-98).

La place importante accordée par les participants à la fonction euristique peut sans doute être reliée au rôle de l’écrit dans le cadre de la maitrise en analyse des pratiques psychosociales, où l’écriture est d’emblée présentée comme un outil d’accès

à ce qui est vécu, pensé, ressenti. Elle est en effet utilisée pour des récits d’expérience permettant d’aller identifier comment sont gérées les situations professionnelles analysées, selon quels facteurs sont prises les décisions, sur quels indices ou ressentis intérieurs sont déterminées les stratégies ou se fondent les comportements. L’écriture, dans ce cadre, investit fortement la fonction euristique et on observe chez les étudiants un RÉ où celle-ci est primordiale et très présente.

Une autre fonction prêtée à l’écriture qui se retrouve ici est ce que j’appelle une fonction d’inscription, lorsque l’écriture permet de fixer, de se souvenir, de garder des traces et de conserver. Cette fonction d’inscription peut s’employer dans le champ personnel ou dans le champ académique. Dans le champ personnel, il peut s’agir par exemple de tenir un journal pour garder une trace de ce qui est vécu, avec la possibilité d’y revenir ultérieurement, comme Elise, que sa démarche de croissance personnelle amène à se percevoir dans un « processus continuel d’analyse de données » (EA-E/137) et pour qui l’écriture peut suppléer la mémoire. Ce peut aussi être une inscription pour autrui, comme pour Anne qui tient un journal pour chacun de ses enfants, « avec des photos, des commentaires, des explications, dans le but de le leur léguer » (EA-A/36-37). Le champ académique, comme son nom l’indique, se retrouve dans tout ce qui constitue la partie plus académique du cursus, c'est-à-dire dans les cours théoriques et les prises de notes, ainsi que dans les étapes intermédiaires de la rédaction du mémoire. Dans le cadre particulier de cette maitrise, certains écrits personnels peuvent d’ailleurs changer de statut et s’inscrire dans le champ académique dès lors qu’ils sont retenus comme données de recherche en vue du mémoire.

Également attribuée à l’écriture par les participants se présente une fonction de communication, lorsqu’il s’agit de partager, de faire connaitre un évènement ou une pensée. Cette fonction se manifeste dans les écrits des étudiants, mais elle est peu questionnée ou commentée. Elle se matérialise principalement dans la partie académique du parcours de maitrise, les étudiants devant produire des travaux ainsi

qu’un mémoire rendant compte d’un processus de recherche et de l’acquisition d’outils nécessaires à cette recherche. La fonction de communication, dans ce cadre précis, se combine à la fonction euristique, car les données recueillies sont le plus souvent produites par les étudiants eux-mêmes et sont très personnelles. Leurs écrits leur révèlent leurs stratégies, leurs attitudes, mais ils sont également destinés à être communiqués, lus par des tiers. Ce paramètre de dévoilement de soi vient considérablement marquer la fonction de communication de l’écriture dans le cadre de cette maitrise et donc de la présente recherche (cf. aussi la section suivante).

Ces différentes fonctions de l’écriture s’identifient parfaitement et sont bien distinctes. En revanche, elles ne sont pas exclusives les unes des autres. Les fonctions euristique et d’inscription n’excluent pas la fonction de communication, comme le montrent l’exemple de Anne qui tient un journal pour ses enfants en vue de le leur léguer. De même la fonction de communication permet à Karen de préciser ce qu’elle veut dire, de se reprendre et, par conséquent, de mieux cerner ce qu’elle tente de dire, ce qui relève en partie d’une fonction euristique. On peut dire que toutes ces fonctions sont rarement « pures », c'est-à-dire qu’elles sont le plus souvent entremêlées. On pourrait d’ailleurs identifier des fonctions secondes, issues de nuances ou de mélanges des fonctions principales. Par exemple, le journal intime, évoqué par plusieurs participantes, conjugue plusieurs fonctions; on y perçoit évidemment une finalité personnelle, un dialogue de soi à soi et à propos de soi. Mais il y apparait aussi une fonction de communication, car le journal devient lui-même un interlocuteur bienveillant et attentif, auprès de qui on peut déverser ce qui déborde, ainsi que l’exprime Cloé : « L’écriture a longtemps été pour moi un espace de défoulement, un espace où je pouvais crier ma détresse psychologique que je vivais enfant, adolescente et jeune adulte […] » (EA-C/145-146). Dans ce cas, la priorité n’est pas d’être entendu, mais de dire, de sortir de soi ce qui pèse et fait souffrir, le journal venant incarner l’auditeur bienveillant qui fait défaut par ailleurs. Mais le journal peut aussi être porteur d’une fonction euristique, comme un besoin de donner du sens à ce qui est vécu. Pour Anne, « Dans la tempête d’une adolescence perturbée,

abusive et violente, écrire était un phare, une ancre d’encre, un quai parfois, une oasis souvent » (EA-A/27-28) et cela signe aussi l’écriture qui donne sens, qui éclaire, c'est-à-dire, entre autres, une fonction euristique (ce que Anne confirme lorsqu’elle évoque son rapport aux émotions). De même, Denise évoque bien cette fonction multiple de l’écriture du journal, qui lui permet d’être « responsable » (EA-D/88-92). Plusieurs fonctions se conjuguent pour elle, avec une fonction d’inscription qui permet de revenir et relire ce qui a été écrit, de le reprendre, lui donner sens, s’en servir pour avancer, évoluer, concrétisant une fonction euristique personnelle.

On le voit, ces différentes fonctions se distinguent bien, mais se séparent difficilement. Le projet n’est pas ici de décrire une réalité immuable, mais de se doter d’outils permettant de saisir le RÉ, pour l’observer, éventuellement l’influencer, le mettre en mouvement et rendre compte de cette mise en mouvement.