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Au-delà d’Atalante, la construction symbolique du féminin

Chapitre 2 : La virilité éparpillée dans Atalante

B. Les hommes

En opposition aux créatures, sauvages et dangereuses, les hommes, simples mortels, de la mythologie grecque sont censés avoir posé les bases de la civilisation : ils suivent des règles qui facilitent la vie en communauté et se démarquent des monstres par leurs valeurs humaines. Nous allons voir ce qu’il en est.

a. Les défauts des hommes en général

Nous étudierons brièvement des personnages masculins présentant les défauts propres aux hommes car notre réflexion a déjà donné de nombreux exemples de cette caractérisation négative.

Nous pouvons citer les gardes d’Iasos, chargés d’exposer Atalante sur le mont Parthénion. Au lieu d’obéir aux ordres de leur roi, les gardes sont fainéants et essayent de s’y soustraire. Ils réduisent l’exposition aux dieux, qui permet aux dieux d’intervenir ou non dans le destin d’un enfant abandonné, à un simple souhait de tuer. Cette idée ne les dérange d’ailleurs pas et ils plaisantent sur la mort de l’enfant qu’on leur a confié : « Faudra se souvenir de l’endroit... Dès demain, il sera poissonneux ! Hé hé hé... » (I, p.5).

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Nous pouvons également développer le personnage de Sargon, le marchand qui apporte des objets à Jason. D’abord, il est cupide. Il ne voit en Pyros que le moyen de gagner de l’argent : « Je connais de grands magiciens prêts à payer des fortunes pour posséder une telle créature ! (...) Même mort, j’en tirerai un bon prix ! » (I, p.24). Quand on lui demande de le libérer, il proteste : « Ah non, pas question ! J’étais déjà en train de rêver au palais que j’allais me payer grâce à lui ! » (I, p.27). Ensuite, il est ignorant et superstitieux : « Ces êtres sont maléfiques ! Il pourrait nous jeter un sort ! » (I, p.24), alors qu’Atalante ne cesse d’expliquer que les Satyres sont inoffensifs (II, p.4). Enfin, il est phallocrate. Il n’attribue aux femmes que la capacité d’être belles et de séduire. Quand il voit Jason discuter avec Atalante, il prend cela pour de la séduction : « N’as-tu donc rien de plus important à faire que de conter fleurette à cette jolie sirène ? (...) Hé hé hé... Petit fripon ! Tu pourrais au moins nous présenter. » (I, p.23). Quand Jason explique qu’il n’a pas d’argent pour le payer, il en attribue la faute à Atalante : « Ne serait-ce pas plutôt cette jolie personne aux cheveux d’or qui aurait mis ta bourse à mal ? » (I, p.23). Puis quand celle-ci réclame la libération de Pyros, il ne lui répond même pas, faisant comme si elle ne pouvait pas comprendre l’importance de cette créature pour lui : « Elle est mignonne... Je lui réexplique que cette bestiole va faire de moi un homme riche... Ou on s’occupe tout de suite du déchargement de la branche ? » (I, p.24).

Qu’elles soient incarnées par des personnages en particulier ou portées par un groupe d’hommes en général, les valeurs véhiculées par les hommes dans Atalante sont toutes négatives :

violents, phallocrates, menteurs... Ils ne se distinguent pas tellement des Centaures, qui sont censés représenter leur contraire.

b. Quelques exceptions masculines

Toutefois, parmi la masse des hommes mauvais et condamnés pour leurs comportements irrespectueux et indignes d’eux-mêmes, quelques hommes se distinguent.

• Les jeunes Lemniens

Nous avons déjà étudié en profondeur la situation de Lemnos. Seulement, il semble que tous les Lemniens n’aient pas mérité leur châtiment. Atalante en rencontre certains qui sont différents des autres. Il s’agit du fiancé de Nautiliaa, Itys, et de leurs amis Lycios et Sanrax : « Nous nous aimions ! Avec Lycios et Sanrax, nous étions inséparables ! C’étaient des artistes, des poètes. Ils étaient doux et gentils. Plus tard, Itys et moi, voulions nous marier. (...) Le seigneur des mers a frappé aveuglément, sans distinction entre... » (II, p.35). Ils font également preuve d’une grande

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amitié entre eux : « Comment vivre sans nos amis Lycios et Sanrax ? » demande Itys, qui ne veut pas redevenir un homme si c’est pour être séparé de ses compagnons (II, p.44).

Ces jeunes gens sont la preuve que tous les Lemniens, que tous les hommes, ne sont pas forcément infidèles et violents. Ce qui fait leur différence, c’est leur sensibilité. Pourtant, ces trois Lemniens ont bien été métamorphosés comme les autres. Ils ne sont pas récompensés pour leur bonté. Ils sont victimes de la violence de Poséidon, qui s’intéresse peu à la justice des punitions qu’il donne.

• Les chasseurs du Pélion

Les chasseurs sont des personnages familiers de la forêt du Pélion, bien qu’ils n’y soient pas appréciés : « Les chasseurs se risquent rarement dans notre forêt du Pélion ! Mais lorsqu’ils y viennent... Ils font un massacre puis, ils s’en vont ! On ne les comprendra jamais !!! » (I, p.18). Pourtant, ils sont protégés par Artémis, qui l’explique à Pyros lorsqu’il réclame son aide pour sauver Atalante qui vient d’être enlevée : « Hélas, Pyros, je ne peux rien pour Atalante ! Les chasseurs sont, eux aussi, sous ma protection !!! » (I, p.19). Ils font donc partie du cycle naturel de la vie de la forêt, au même titre que les animaux qu’ils chassent. Quand Atalante revient dans la forêt, elle explique à Pyros qui sont réellement les chasseurs : « Ils m’ont adoptée puis éduquée. Ils sont frustes, mais dans le fond, pas si méchants. Ils m’ont toujours respectée ! Ils m’ont appris l’art de la chasse. (...) Ils vous craignent ! De grandes superstitions courent à votre sujet ! » (I, pp.29-30). Même s’ils sont sauvages et superstitieux, ils respectent Atalante et l’ont élevée comme l’une des leurs. Ils respectent également sa féminité. Quand elle devient une jeune femme, à l’arrivée de ses premières règles, Kéramidas, le meneur des chasseurs, l’emmène voir Félinaé. Il sait qu’Atalante doit désormais apprendre la féminité et il sait qu’en tant qu’homme il n’est pas compétent : « Félinaé, gardienne des bois et des rivières. Je suis Kéramidas, le meneur des chasseurs. Reçois mes respects. Je te présente la jeune Atalante... (...) Et... Heu... Hum... Elle a eu son « premier sang » ! Il... Il faut que tu lui parles. (...) Félinaé est une magicienne redoutable... Et nous la craignons plus que tout. On ne s’invite pas chez elle. Elle seule décidera de ton accueil. » (III, p.24).

Voilà ce qui rend les chasseurs différents des autres hommes. Ils sont les seuls à savoir que la féminité est un domaine magique qu’ils ne peuvent pas comprendre et ils respectent celles qui en détiennent les clefs. Leur respect de la féminité vient peut-être du fait qu’Artémis, gardienne de la chasteté, veille sur eux.

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Contrairement au réseau d’apprentissage des femmes, les hommes dans Atalante sont

isolés, désorganisés. Il n’existe pas de transmission de pouvoir entre eux, qui les aiderait à devenir l’homme idéal. Existe-t-il, cet homme idéal, qui serait le pendant de la femme puissante et indépendante que Crisse met en avant ? L’éparpillement des hommes laisse penser que leur genre a été dévasté par les défauts, comme une humanité dévastée par les maux de la boîte de Pandore... Sauf que cette fois-ci, c’est un homme qui l’aurait ouverte.

La solution des hommes réside peut-être dans l’acceptation de leur féminité : les sensibles, comme Itys, les calmes, comme Jason, les protégés d’Artémis, comme les chasseurs, approchent tous de ce qui leur permettrait d’être des hommes complets : leurs qualités féminines, qui respectent la puissance des femmes, représentées par la lune d’Artémis. Mais pour le moment, les hommes ne sont pas capables de se saisir de cette clef de leur identité masculine.

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De cette étude ressort que la féminité est un pouvoir, que les femmes peuvent et doivent utiliser, mais aussi un mystère, auquel elles s’initient mutuellement. Face à cela, les hommes sont impuissants. Ils ne comprennent pas qu’il leur faut respecter ce pouvoir, et non chercher à le conquérir.

En ce qui concerne Atalante, la clef de sa féminité réside pour le moment dans sa chasteté. Le comportement actuel des hommes a cet avantage d’être loin de faire tomber la chasseresse sous le charme de l’un deux, ce qui l’arrange puisque la malédiction qui pèse sur elle laisse penser que l’amour pour un homme causera forcément la perte d’Atalante. La construction du féminin proposée par Crisse suppose l’indépendance totale des femmes, quitte à les éloigner par prudence des hommes. C’est alors aux hommes de comprendre la féminité pour être dignes de s’en approcher.

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Conclusion

Nous avons étudié les quatre tomes d’Atalante en commençant par observer Atalante de

l’intérieur, pour progressivement la situer dans un ensemble plus vaste qui touche à l’univers de l’œuvre et de son auteur. Nous avons ainsi vu que Crisse apporte sa pierre à l’édifice en construisant lui aussi le mythe d’Atalante, en opérant des choix biographiques, psychologiques et iconographiques. L’innovation principale de son travail sur Atalante reste la dimension héroïque qu’il lui donne en la plaçant au centre du voyage des Argonautes. Enfin, il présente Atalante comme l’incarnation du pouvoir féminin, en l’entourant de figures dont elle est proche et de figures qu’elle fuit afin de construire son personnage au fil du récit et des rencontres qu’elle fait.

Nous avons montré que la place de la féminité reste ambigüe dans l’œuvre de Crisse.

Atalante s’inscrit dans le genre de l’heroic fantasy et les codes visuels qui s’appliquent aux

personnages féminins dans ce genre sont fidèlement repris par le dessinateur. L’héroïne de Crisse doit être indépendante et puissante, mais elle n’échappe pas au cliché du corps exagérément sensuel. Cette complexité fait partie intégrante du style de Crisse, qui trouve la psychologie des personnages féminins hautement intéressante mais qui prétend ne pas savoir les dessiner autrement qu’en stéréotype de la jeune femme superficielle aux mensurations démesurées. De plus, il serait difficile pour Crisse de déroger aux codes de l’heroic fantasy, car le public qui en lit

attend ces codes. Crisse l’explique dans une interview à un journaliste qui lui demande pourquoi il n’écrit plus d’histoires comme Private Ghost ou Perdita Queen157 : « Je suis déçu car ce sont les récits

que je préfère raconter, mais paradoxalement, ce sont ceux qui se vendent le moins ! Mon public est plus friand d’univers mignons avec de petites bêtes et des jolies filles. Sans doute plus propices aux rêves. Bien sûr, je ne me punis pas non plus en dessinant Atalante, et comme je suis

un gentil, j’aime aussi faire plaisir à mes lecteurs ! »158. Il est donc attendu que Crisse s’inscrive

dans le genre auquel son œuvre appartient, même si ses aspirations pour les personnages féminins sont peu adaptées à ce style. Néanmoins il est indéniable que le traitement qu’il accorde à ces personnages est tourné vers la valorisation d’une idée puissante de la féminité, philosophie qu’on retrouve peu dans l’heroic fantasy.

En ce qui concerne la reprise de mythes grecs en fantasy, cette association peu courante

fonctionne à merveille - et c’est le cas de le dire - sous la plume et le crayon de Crisse. Il a su utiliser la mythologie dans son aspect magique et merveilleux, ce qui la rend compatible avec

157 Polar fantastique (2001-2004) et polar thriller (1995), aux éditions Soleil.

158 DETOURNAY, Charles-Louis. « Je dessine la femme que j’aurais aimé être ». Actua BD, 6 et 7 juillet 2009 (http://www.actuabd.com/Crisse-Je-dessine-la-femme-que-j-aurais-aime-etre-1-2).

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l’univers de la fantasy. Le résultat est poétique et ravissant. Cette optique amène Crisse à traiter la

mythologie avec désinvolture : nous l’avons vu, il se moque des dieux, il se moque de grands personnages, il confond certains noms... Ce style léger et nonchalant correspond au souhait de Crisse qui est de faire rêver ses lecteurs, sans trop se soucier du sérieux de ce qu’il dessine ou raconte. C’est d’ailleurs l’attitude attendue d’un auteur d’heroic fantasy : les lecteurs ne cherchent

pas à s’instruire sur la mythologie grecque, ils veulent s’amuser et prendre du plaisir à lire une œuvre, qui en l’occurrence se situe dans un cadre mythologique. Crisse ne fait pas de la bande dessinée pédagogique ou historique : il se place ouvertement dans une démarche de divertissement, ce qui ne l’empêche pas de proposer une véritable réécriture du mythe.

L’étude proposée ne concerne que les quatre premiers tomes d’une série encore en cours. Il est délicat d’avancer que la réflexion menée dans ce mémoire pourra s’appliquer à la suite d’Atalante, nous estimons cependant avoir soulevé des pistes qui pourront nourrir d’autres

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Annexes