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Au-delà d’Atalante, la construction symbolique du féminin

Chapitre 1 : Le pouvoir féminin dans Atalante

B. Le cas des Lemniennes :

L’île de Lemnos est la première escale des Argonautes109. Elle est gouvernée par Thoas. Les

femmes de l’île négligeant le culte d’Aphrodite, elles sont punies par la déesse, qui les afflige d’une odeur épouvantable. Leurs maris les délaissent alors et deviennent infidèles. Pour se venger, les Lemniennes les massacrent tous. Seule Hypsipyle, la fille de Thoas, ne se résigna pas à tuer son père et, la nuit du massacre, elle le dissimule et le jeta à la mer dans une embarcation improvisée. Thoas accoste sur une île voisine et est sauvé. Hypsipyle est prise comme reine, en tant que fille de l’ancien roi, par les autres femmes. C’est à ce moment que les Argonautes abordent à Lemnos. Les Lemniennes les accueillent avec hospitalité ou les armes à la main, mais elles se radoucissent lorsque les héros s’engagent à s’unir à elles. Hypsipyle devient la maîtresse de Jason et a deux fils de lui.110

Dans la version de Crisse, les Argonautes font bien escale à Lemnos, uniquement peuplée de femmes. Leur reine Hypsipyle leur raconte ce qui est arrivé aux hommes :

Des hommes, effectivement, ont vécu ici ! Nos maris, nos pères, nos fils ! Des êtres frustres, brutaux, et infidèles ! Ils nous battaient et nous humiliaient quotidiennement, transformant nos vies en un océan de pleurs et de tristesses. Nous priâmes et implorâmes le grand Poséidon, en secret, afin qu’il nous vienne en aide. Et Poséidon nous entendit ! Lors d’une cérémonie qui lui était consacrée, il se fit entendre par la bouche de Polyxo111, mon ancienne nourrice et actuelle grande prêtresse ! « Que tous

les mâles de l’île, hommes, enfants, et même nourrissons... Partent en mer, demain, à l’aube ! Et la pêche sera miraculeuse ! » La prédiction épuisa Polyxo. Elle faillit même en mourir ! Il ne fut pas compliqué de les convaincre avec une telle promesse divine. Ils partirent confiants et le cœur en joie ! Nous n’avions aucune idée du sort que leur réservait Poséidon. Peut-être, leurs désirs de richesse assouvis, nos hommes se montreraient-ils plus prévenants à notre égard ?!? Mais, une fois au large... Une brume laiteuse sortit de la mer, et, lorsqu’elle se dissipa, les embarcations et les hommes avaient disparu ! Nous n’avons appris bien plus tard ce qu’il s’était passé... Une nuit, dans mes rêves, l’esprit de Thoas, mon père et roi de l’île, vint me conter ce qu’il advint de nos frères ! Ce fut un carnage que nous n’avions pas souhaité ! Mais la colère des dieux ne se mesure pas ! Les Néréides emmenèrent nos enfants au royaume des eaux, pendant que les guerriers marins, les Tritons, tuaient les plus violents de nos époux ! Les autres furent métamorphosés en dauphins. Nul ne fut épargné ! Même Thoas, dont le seul tort fut de ne pas user de sa sagesse pour empêcher les hommes de l’île de sombrer dans la folie, fut changé en seigneur des mers ! Poséidon n’avait pas précisé pour qui la pêche serait miraculeuse ! Malgré ce drame, mon père, souvent, se glisse dans mes songes et me chante ses regrets. Avaient-ils des remords par-delà les mutations ? Toujours est-il que depuis ce drame, nos frères des profondeurs nous rabattent le poisson et facilitent nos pêches. Ils se vengent aussi en détournant tous les navires. Pas un homme n’a accosté nos rives à partir de ce jour funeste !112

109Ibid., « Argonautes », p.47. 110Ibid., « Hypsipyle », p.219.

111 Nourrice de la Lemnienne Hypsipyle, qui conseille à celle-ci d’accueillir les Argonautes. Ibid., « Polyxo », p.388. 112Atalante, II, pp.27-29.

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L’histoire est donc inversée : ce sont les hommes qui sont en tort, les femmes ne sont que des victimes. Au lieu de désobéir aux souhaits divins et d’oser se venger de la punition qu’ils leur infligent, elles sont respectueuses : elles ne se vengent pas elles-mêmes des Lemniens, elles prient Poséidon et suivent ses paroles. Les hommes sont effectivement infidèles, mais les femmes n’y sont pour rien, et ils sont bien massacrés, mais par la volonté d’un dieu, ce qui rend la punition légitime et préserve les Lemniennes du titre de meurtrières. La métamorphose, autre forme de punition divine, permet de jouer sur l’ambiguïté propre aux oracles : la pêche est miraculeuse, car elle produit l’effet incroyable de la métamorphose et parce que grâce aux métamorphoses les femmes n’auront aucune difficulté à se nourrir. En effet, la métamorphose des Lemniens a au final des aspects positifs : les dauphins, animaux populaires, aident à la pêche, tandis que Thoas, en baleine majestueuse, dissuade les navires étrangers d’accoster.

La réécriture de cette légende paraît mettre les femmes en valeur : elles n’ont plus le mauvais rôle, bien au contraire. On peut cependant soulever quelques points qui remettent cette vision en doute. L’histoire d’Alcyrrhoé et Lorcyca, les deux Lemniennes exilées parce qu’elles se prostituaient, révèle des détails peu flatteurs au sujet des Lemniennes. Elles apparaissent d’abord extrêmement jalouses. « Non contentes de nous humilier en nous rejetant, ma sœur et moi, les femmes de Lemnos continuèrent à prier Poséidon, flattant sa vanité ! Le dieu nous infligea le même sort qu’à nos amants », explique Alcyrrhoé (II, p.39). Il ne s’agit plus de femmes battues et malheureuses qui demandent à Poséidon de les sauver, mais de femmes jalouses qui flattent le dieu pour obtenir vengeance. On a déjà noté d’ailleurs que la métamorphose d’Alcyrrhoé et Lorcyca est bien plus ingrate que celle des Lemniens, comme si les Lemniennes avaient mis plus de haine à vouloir punir les prostitués qu’à punir les hommes brutaux et infidèles. De plus, quand Nautiliaa demande à Alcyrrhoé de rendre forme humaine à son fiancé, un autre défaut est mis en avant :

Alors, il faut payer !

- P... Payer ? Mais je ne possède aucune richesse !

- Ha, la la ! Tu es bien comme toutes ces femmes de Lemnos ! Tout ramener à ce qu’elles possèdent ou pas !113

Alcyrrhoé semble reprocher aux Lemniennes de s’attacher aux possessions matérielles. Quand on voit qu’elle-même utilise le pouvoir de l’amour pour défaire la métamorphose - « Par le pouvoir écarlate de la pierre d’amour, que soit ce qui fut !!! » (II, p.44) -, on peut imaginer que les Lemniennes ne connaissent pas ce pouvoir. Alcyrrhoé et Lorcyca auraient donc été punies parce qu’elles aimaient, parce qu’elles profitaient de ce pouvoir féminin, que les Lemniennes ignorent et jalousent. Peut-être que les Lemniens préféraient rendre visite aux deux sœurs, qui faisaient

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commerce de leur amour, plutôt que de vivre avec leurs femmes qui ignoraient l’amour. On retrouve alors la punition d’Aphrodite aux Lemniennes qui négligeaient son culte. Mais cette fois- ci la punition n’est pas divine, il s’agit d’un pouvoir humain, de femme. D’ailleurs, aucune Lemnienne ne fait mention de regret par rapport au sort de son époux, de son père ou de son fils. Il n’y a que Nautiliaa, qui aime son fiancé et leurs amis, et qui regrette leur métamorphose.

L’histoire des Lemniennes n’est donc peut-être pas celle de la libération de femmes malheureuses. D’ailleurs, les hommes n’ont pas entièrement disparu de leur vie : les Lemniens changés en dauphins pêchent pour elles, Thoas continue de leur donner des conseils. Elles se sont débarrassées d’hommes infidèles car amoureux et ont gagné des pêcheurs hors pair, ainsi qu’un roi qui continue de veiller à la bonne gestion de sa cité. Quand les Argonautes arrivent, elles les utilisent également, en leur demandant de les féconder. L’habilité à la pêche, la protection et les conseils, la semence : elles utilisent tout ce dont elles ont besoin chez les hommes, sans avoir à les subir. Au final, quand Alcyrrhoé et Lorcyca offraient leur corps contre des richesses au nom de l’amour, les Lemniennes offrent leur corps et des vivres aux Argonautes contre la procréation de la nouvelle génération de l’île. Et si les Lemniennes étaient surtout des femmes intelligentes, qui décident de n’utiliser que ce qui les arrange chez les hommes ?

Quoiqu’il en soit, il est certain que dans cette version, les hommes, violents, infidèles ou assez idiots pour se faire manipuler, n’ont pas le beau rôle et que les femmes ont pris le pouvoir à Lemnos. Elles vivent sans subir la présence des hommes, en dirigeant leur vie à leur guise, en trouvant le moyen de combler leurs besoins tout en vivant entre elles. Leurs motivations et leurs actes ne sont peut-être pas toujours louables, mais elles ont réussi à dominer les hommes. Cette vie en autarcie sans homme pourrait convenir à Atalante, qui dit ressentir le besoin de fuir les hommes. Mais à Lemnos elle est la seule à se méfier des Lemniennes et à découvrir quelles histoires sont cachées dans l’île, en rencontrant Alcyrrhoé et Nautiliaa. C’est donc qu’elle cherche autre chose que la manipulation des hommes.

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