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CHAPITRE 2. CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL DE LA RECHERCHE

2.2. L’EXPLOITATION AGRICOLE FAMILIALE

2.2.2. Historique

La notion d’exploitation agricole familiale est née dans un contexte de forte controverse entre deux visions opposées, celle de l’entreprise agricole issue du monde industriel et celle de l’exploitation familiale qui s’appuie sur les spécificités agricoles.

En Russie, à partir de 1870, plusieurs intellectuels participèrent à un vaste programme d'investigations économiques et statistiques sur les problèmes économiques des paysans, en collaboration avec les zemstvo, ces nouvelles assemblées des provinces et des districts créées pour aider à l'application des réformes agraires de 1861. Poursuivies sur près de quatre décennies, ces enquêtes ont donné lieu à près de 4000 volumes qui renseignèrent sur l’économie rurale de la Russie (Thorner, 1966).

S’appuyant sur le long travail d’enquêtes menées par les zemstvo entre les années 1860 et la première guerre mondiale et sur celui de ses prédécesseurs, Tchayanov souligne que la logique de l’économie paysanne (Thorner, 1966), caractérisée par des exploitations familiales, diffère de celle d’une économie capitaliste, basée sur des entreprises commerciales ayant recours à une main-d’œuvre salariée. Les théories économiques (classiques et néoclassiques) du comportement de telles entreprises se fondent en effet sur les rapports quantitatifs entre salaires (travail), intérêt (capital), rente (terre) et profit (entrepreneur). Ces quatre facteurs salaires, intérêt, rente et profits agissent dans une étroite interdépendance fonctionnelle et se déterminent réciproquement. Néanmoins dès qu’un de ces quatre facteurs est absent, il devient impossible de déterminer avec précision ce qu’il y a lieu d’inclure dans chacun des

Chapitre 2. Cadre théorique et conceptuel de la recherche

Place de l’élevage bovin dans l’économie rurale des Peuls du Nord Bénin 34 trois autres, et par conséquence, de déterminer leur grandeur. C’est précisément ce qui s’est passé selon Tchayanov, lorsque les économistes ont tenté d’appliquer ces concepts à l’exploitation familiale paysanne. Puisque l’exploitation familiale n’embauche pas de travailleurs, elle ne paie pas de salaires, en conséquence la catégorie économique « salaires » est dépourvue de contenu et la théorie économique du salaire est étrangère à l’activité familiale (Thorner, 1966).

Au début du XXe siècle, les pays du Sud sortent progressivement de l’esclavage et la colonisation se transforme. L’agriculture se caractérise par une dualité des modèles où s’opposent la grande plantation de cultures agro‐industrielles, et un patchwork d’agricultures « indigènes », structurées sur une base familiale parfois élargie par rapport aux standards occidentaux, autour de cultures vivrières et de troupeaux (Sourisseau et al., 2012).

En partant du modèle de l’exploitation agricole comme une unité micro-économique développée aux Etats-Unis au début du XXème siècle, Chombart de Lauwe et al. (1957, 1963) ont proposé en France un modèle reposant sur une approche normative (Laurent et al., 2003). Selon cette approche, l’exploitation agricole est donc considérée comme une entreprise au même titre que les autres, qui combine de façon optimale les facteurs de production en vue de réaliser un profit. La seconde approche du concept d’exploitation agricole s’appuie sur les travaux de Tchayanov (1925). Selon cette approche, l’exploitation agricole ne peut être assimilée à une entreprise capitaliste que l’on peut gérer indépendamment des considérations familiales. Le lien avec la famille est fondamental pour comprendre la logique de fonctionnement de l’exploitation agricole (Laurent et al., 2003).

Pour les chercheurs qui font leurs investigations dans les milieux africains, les travaux portent sur la définition d’unités d’observation pertinentes et de leurs contours agricoles et non agricoles. Ancey (1975) suggère d’entrer par les niveaux de décision, eux‐mêmes cernés par le statut des individus, au sein de la famille ou dans des espaces sociaux plus larges (Sourisseau et al., 2012). Gastellu (1980) préfère partir des fonctionnalités économiques de la résidence, de la consommation, de la production et de l’accumulation pour repérer les communautés concernées et leurs formes d’organisation.

En réalisant que les concepts classiques de développement n'ont pas donné les effets souhaités, et que l'humanité fait face en outre à une pression énorme de la population, Chambers, par ses travaux vers la moitié des années 1980, a développé l'idée de « sustainable livelihoods » dans le but d'améliorer l'efficacité de la coopération au développement (Kollmair et Gamper, 2002). Avec son appropriation par l’Institute of Development Studies (IDS) et la coopération britannique, la notion de « livelihoods » permet le développement d’approches renouvelées des formes de production agricole. Le cadre « Sustainable Rural Livelihoods » (SRL) tente d’aborder le fonctionnement des groupes domestiques dans toutes leurs dimensions, intégrant la pluriactivité, la durabilité et les aspects non marchands (Chambers et Conway, 1991). Le non marchand introduit la mesure du capital social et une appréhension du bien‐être empruntant aux travaux de Sen sur les capabilities (Sen, 2000) ; la durabilité est abordée par la mesure du capital naturel qui intègre l’utilisation de ce dernier et sa reproduction dans la notion de performances ; mais aussi par la capacité de résilience et de résistance aux pressions extérieures de la structure en capital (Scoones, 2009) ; une place est accordée à la dimension institutionnelle du développement, avec l’analyse des structures et des processus facilitant ou contraignant l’accès et la mobilisation des capitaux (Ellis, 2000). La période récente, caractérisée par des crises alimentaires, environnementales et financières, voit émerger de nouvelles manières de voir les agricultures, notamment à l’échelle des unités

Place de l’élevage bovin dans l’économie rurale des Peuls du Nord Bénin 35 élémentaires de production et dans les modalités de leur connexion aux territoires locaux et au monde (Gabas, 2011). Hervieu et Purseigle (2011) remarquent qu’en Europe et aux Etats- Unis, mis à part les formes d’agriculture familiale « paysanne » et d’agriculture familiale « pluriactive et territoriale », où l’activité agricole n’est que l’une des composantes d’un revenu diversifié, émergent de nouvelles formes d’agriculture familiale. Une agriculture familiale « spécialisée » segmentée et très professionnelle issue de la polyculture des années soixante ; l’autre « sociétaire », qui dissocie le travail agricole et le capital d’exploitation, de la gestion patrimoniale et foncière.

L’agriculture en famille n’est donc pas qu’une affaire de concepts plus ou moins adaptés, pour en saisir toutes les facettes et la dynamique. C’est avant tout, une affaire de personnes qui vivent et travaillent. Elles cherchent dans le travail agricole une émancipation professionnelle ou personnelle, en même temps qu’elles « font avec » un héritage familial tout en inventant leur propre histoire (Gasselin et al., 2014).