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Une histoire des méthodes d’enquêtes sur les mobilités quotidiennes, la jeunesse et le « rural ».

Chapitre 2. Les liens entre mobilité et socialisation des adolescents ruraux : questions de méthodes.

A- Une histoire des méthodes d’enquêtes sur les mobilités quotidiennes, la jeunesse et le « rural ».

L’enquête de terrain sur laquelle s’appuient les résultats de recherches se trouve à l’intersection de trois traditions de méthodes de recueil de données, articulant ainsi leurs principes respectifs. Cette diversité méthodologique est d’abord liée au fait que nos questions de recherche sont construites autour d’une diversité de dimensions théoriques, en l’occurrence autour des problématiques de mobilité, de socialisation adolescente et de ruralité (Cf. chapitre 1). On sait en effet depuis longtemps que questions théoriques et méthodes de recueil des données sont intimement liées et chacune de ces dimensions théoriques est caractérisée par un mode de recueil de données privilégié. Ainsi, une première tradition de recueil des données est caractéristique des études portant sur les mobilités quotidiennes des jeunes et des adolescents, combinant analyses quantitatives et recours aux entretiens semi-directifs. Une seconde concerne un ensemble d’études ethnographiques qui s’intéressent à ce que l’on peut appeler « la socialisation des jeunes des classes populaires », bien souvent en milieu urbain. Enfin, une dernière fait référence à une tradition plus ancienne de monographies locales propres à la sociologie et plus largement aux études « rurales ». Cette diversité des références méthodologiques procède aussi d’une volonté de diversifier et de combiner différents procédés et méthodes de recueil de données, ce qui constitue une garantie de « plausibilité scientifique » (Becker H., 2002 ; Strauss A., 1992) et d’objectivation de la complexité du réel social (Olivier de Sardan J.P., 2008).

58 1- Les études portant sur les mobilités quotidiennes des jeunes et des

adolescents : entre méthodes quantitatives et entretiens.

Un premier ensemble de méthodes de production de données est propre aux études portant sur les pratiques de mobilité quotidiennes des jeunes et des adolescents. Assez multidisciplinaires (sociologie, géographie, aménagement…), elles combinent analyses quantitatives d’une part et recours aux entretiens semi- directifs, comme procédé de recueil de données unique, d’autre part.

Tout d’abord, les analyses quantitatives des mobilités quotidiennes, relativement récentes, s’appuient généralement sur les données issues des Enquêtes Ménages Déplacements41 ou encore sur des données issues de la passation de questionnaires. Elles ont l’intérêt de permettre de caractériser à la fois la géographie (distance parcourue, origine et destination…), la temporalité (durée, fréquences, horaires, semaine/week-end…) ainsi que la nature modale (voiture, transports en commun, deux roues, marche …) des pratiques de déplacements des individus. La plupart de ces études présentent un trait commun, en l’occurrence la mise en évidence d’un « effet territoire » dans les mobilités juvéniles : d’abord par la comparaison des pratiques en fonction des territoires de résidence des adolescents, notamment entre territoires centraux et périphériques (Massot M.H., Proulhac L., 2006 ; Vandermissen M.H., 2008), ou par la mise en évidence de spécificités dans les pratiques pour des territoires donnés : celles d’adolescents résidant en Zones Urbaines Sensibles (Oppenchaim N., 2011), ou encore celles d’étudiants résidant dans l’Est Francilien (Choplin A. et Delage M., 2011). Elles s’intéressent en second lieu à la dimension familiale des mobilités adolescentes, précisément au travers des problématiques du contrôle parental des mobilités et de l’autonomie dans la mobilité adolescente (Massot M.H. et Zaffran J., 2007 ; De Singly F., 2001), notamment en regard du genre (Vandermissen M.H., 2008). Ces études ont ainsi l’intérêt de

41 Il s’agit d’enquêtes quantitatives, sous la forme de réponses à un questionnaire

standardisé, qui recueillent les pratiques de déplacements des individus à l’échelle d’une agglomération.

59 souligner le rôle des pratiques autonomes dans l’apprentissage de la mobilité et plus largement dans la socialisation adolescente.

Néanmoins, malgré ses divers intérêts, nous avons fait le choix d’écarter et de ne pas avoir recours à cette méthode quantitative de production de données sur les mobilités adolescentes, et cela pour deux raisons :

 La première est liée à l’existence d’un biais méthodologique important dans les données auxquelles nous avons eu accès, en l’occurrence celles de l’Enquête Globale Transport menée sous l’égide de la D.R.E.I.F.42. Cette enquête permet en effet de décrire tous les 10 ans les déplacements des Franciliens âgés de plus de 6 ans au cours d’une semaine ordinaire. Elle constitue en outre la seule source disponible de données quantitatives sur les pratiques de mobilité des adolescents. Une des limites importantes de cette source de données est la faible taille de son échantillon (23565 personnes), d’autant plus quand on considère une population très particulière, en l’occurrence celle des adolescents résidant dans les territoires ruraux, dont l’échantillon s’est avéré au final trop petit et donc non représentatif pour notre étude. Une autre forme de biais dans cette étude est liée au critère retenu pour définir les « espaces ruraux » en Ile-de-France dans cette enquête, en l’occurrence celui de l’I.N.S.E.E.43, dont la géographie qui en résulte apparaît être en profond décalage avec celle décrite dans les quelques études qualitatives44 (Berger M, 2004, Bozon M et Thiesse A.M., 1985 ).

 La seconde raison est relative aux potentiels effets « misérabilistes » des analyses quantitatives de la mobilité quotidienne des adolescents résidant dans les territoires ruraux. Sylvie Tissot avait ainsi déjà mis en garde contre les effets pervers du recours aux outils quantitatifs pour décrire les populations résidant dans les quartiers populaires urbains, conduisant en effet à les décrire trop souvent en termes de « cumuls de handicaps » (Tissot S., 2007). De la même manière, les outils quantitatifs portant sur la mobilité quotidienne ont souvent tendance à décrire les populations périphériques et « non urbaines » en termes de

42La Direction Régionale de l’Equipement de l’Ile-de-France.

43 En l’occurrence les communes de moins de 2 000 habitants et situées en dehors de

l’agglomération parisienne.

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Particulièrement à propos des spécificités de la Seine et Marne à ce sujet, qui concentre la majorité des espaces ruraux franciliens et de la quasi absence de territoires ruraux dans les autres départements, mis à part le sud de l’Essonne et le Vexin (Berger M., 2004)

60 « manques » et de « problèmes », concluant bien souvent à leur plus « faible » mobilité. Cela s’explique notamment par le fait que ces outils quantitatifs, contrairement aux entretiens et à l’ethnographie, négligent deux dimensions essentielles de la mobilité : d’une part, les ressources sociales et symboliques qui sont mobilisées par les individus au cours de leur séquence de mobilité, d’autre part le sens que prend pour eux leurs pratiques de mobilité au quotidien.

Un second procédé méthodologique est bien souvent utilisé dans les études sur les mobilités quotidiennes des jeunes : les entretiens semi-directifs. Ces analyses qualitatives des mobilités quotidiennes juvéniles, si elles s’intéressent tout autant à la dimension concrète et « pratique » de la mobilité (les « déplacements »), en offrant tout de même une description plus fine, ont l’avantage par rapport aux enquêtes quantitatives, de considérer le rapport que les individus entretiennent avec leur mobilité ainsi que sa dimension socialisante. Ainsi, une partie de ces études sur les mobilités adolescentes ont l’intérêt de mettre en lumière le rôle du territoire et particulièrement de l’expérience urbaine dans la socialisation des adolescents (Kokoreff M., 1994 ; Oppenchaim N., 2011 ; Depeau S., 2008), tandis qu’un autre ensemble va davantage considérer le rôle des stratégies éducatives et de la socialisation familiales dans les mobilités juvéniles (Goyon M., 2009 ; Rivière C., 2012). Ces méthodes ont bien souvent pour traits communs une mise en typologie des mobilités adolescentes, et une volonté de fournir des modèles d’explications causales de ces pratiques, en fonction de différents facteurs (sociaux, familiaux et résidentiels), permis par un nombre d’entretiens réalisés élevé. Les limites de cette méthode d’entretiens concernent d’une part le risque que les analyses qui en découlent soient décontextualisées de l’univers résidentiel et quotidiens des individus, d’autre part le risque de « biais déclaratifs » des enquêtés, notamment parce que les propos ne concernent ici que les représentations que les individus ont de leurs propres pratiques de mobilité. Ces deux biais deviennent néanmoins naturellement contrôlés dans les enquêtes ethnographiques, en réalisant les entretiens sur les lieux quotidiens de la mobilité des individus, d’autre part en ayant recours à l’observation directe de ces mobilités.

61 2- Les enquêtes ethnographiques sur la jeunesse issue des classes

populaires : une approche par la socialisation et en milieu urbain.

Une deuxième tradition méthodologique à laquelle se rattache notre enquête de terrain concerne le champ des études, pour la plupart sociologiques et relativement récentes, qui porte sur la socialisation des jeunes issus des classes populaires et résidant dans les quartiers défavorisés urbains. Ces études ont essentiellement recours à la méthode ethnographique, qu’on peut ici caractériser par deux principes : la « durée de présence » des enquêteurs sur le terrain auprès des jeunes qu’ils étudient, d’autre part leur « insertion personnelle » au sein de ces groupes de jeunes, en occupant la plupart du temps un rôle institutionnel dans les quartiers (Schwartz O., 2011). Deux éléments semblent être communs à ces études ethnographiques : d’une part le fait qu’elles s’attachent à une description fine et compréhensive de l’expérience sociale de ces jeunes, notamment par le biais de l’analyse de « cas ethnographiques » (Beaud S., 1996), d’autre part leur intérêt pour la multi-dimensionnalité de la socialisation de ces jeunes, bien souvent à partir de l’analyse des trois instances socialisatrices classiques que sont la famille, l’école et la rue (Thrasher F.M., ibid). Néanmoins, cela n’empêche pas de dénoter une certaine diversité dans les thématiques abordées : elles vont ainsi de l’analyse des normes et valeurs de la sous-culture juvénile (Lepoutre D., 1997), en passant par l’étude des parcours et du rapport à l’institution scolaire de ces jeunes (Beaud S., 2003), ou encore des logiques de formation et de régulation des bandes (Mohamed M., 2011) jusqu’au thème des relations amoureuses (Clair I., 2008). On peut toutefois regretter que la plupart de ces études négligent en partie la population des filles et concernent majoritairement des garçons. Plus précisément, deux études se sont attachées à réaliser une approche ethnographique des mobilités adolescentes à l’intérieur des quartiers45, en l’occurrence celles de Eric Marlière (Marlière E, 2005) et de Jérôme Boissonnade (Boissonnade J., 2001), qui ont toutes les deux l’intérêt, grâce au recours à l’observation directe, de fournir une description fine des pratiques de mobilité adolescentes et de leur dimension socialisante. Enfin, on peut noter que ces études ethnographiques privilégient majoritairement l’approche localisée, spécificité

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Michel Kokoreff (Kokoreff M., 2003) et Thomas Sauvadet (Sauvadet T., 2006) ont par ailleurs souligné les difficultés pour l’enquêteur de réaliser une observation directe des mobilités adolescentes en dehors de leur quartier de résidence.

62 méthodologique qui s’avère commune à un autre champ disciplinaire : les « études rurales ».

3- Les études rurales : une tradition de monographies locales.

Les choix qui ont présidé à la réalisation de notre enquête de terrain relèvent enfin d’une volonté de s’inscrire dans une histoire longue des méthodes d’enquêtes de terrain propres aux « études rurales »46. Bien que le champ soit caractérisé par une grande diversité disciplinaire (sociologie, anthropologie, géographie sciences politiques …) et des thématiques abordées, une de ces grandes spécificités est le recours à la monographie locale comme méthode d’enquête privilégiée. Cette prépondérance des enquêtes ethnographiques localisées, la plupart du temps de petites communes ou de villages, s’explique par une double tradition qui, nous semble-il, unifie ce champ disciplinaire : d’une part, l’attrait de la majorité de ces travaux pour l’objet local47, d’autre part, sa forte tradition empiriste qui s’explique par l’influence qu’y exerce l’ethnologie48.

Si les monographies locales constituaient déjà la méthode d’enquête privilégiée chez les ethnologues de la France, notamment autour des enquêtes de Minot49 (Zonabend F.,1980 ; Pingaud M.C., 1978; Weber F., 198150) et de Nouville

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En réalité, ce terme regroupe une grande diversité de champs académiques. Il concerne traditionnellement d’une part la sociologie rurale, qui a disparu aujourd’hui en tant que discipline institutionnalisée, et dont le temps fort a été les années 1960-1970, et d’autre part « l’Ethnologie de la France » issue de la tradition anthropologique, qui a été un champ relativement développé jusque dans les années 1960. Mais on note un relatif regain d’intérêt pour les études sur les mondes ruraux dès la fin des années 1990 et le début des années 2000 dans une entrée par la sociologie politique et une sociologie des classes populaires (Cf. Chapitre 1).

47 Il faudrait différencier ici les travaux qui ont étudié l’objet local en tant que tel et pour lui-

même, plus présents au sein de l’Ethnologie de la France, et d’autre part ceux pour qui l’objet local constitue plutôt une procédé pour appréhender un objet théorique particulier, davantage présents en sociologie.

48 Ces propos sont en partie tirés de l’intervention de Nicolas Renahy lors du séminaire

« Espaces locaux et milieux populaires : entre contraintes et ressources », séminaire

organisé par le laboratoire junior Focales, Lyon, 20 janvier 2011.

49 Minot, village situé dans le Chatillonais, a été le cadre d’une des plus importantes enquête

de terrain de l’Ethnologie rurale française à la fin des années 1960 et a été menée par quatre ethnologues (Françoise Zonabend, Tina Jolas, Marie Claude Pingaud et Yvonne Verdier), ayant donné lieu à de nombreuses publications.

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63 (Bernot L. et Blancart R., 1953), elles sont encore présentes chez les sociologues ruraux des années 1970 et 1980 autour du thème des « collectivités rurales françaises », mais cette fois-ci réalisées dans une démarche comparative51 (Jollivet M. et Mendras H., 1971), avant de devenir peu-à-peu illégitimes au cours des années 1980-1990, particulièrement dans le champ de la sociologie52. On observe cependant un regain d’intérêt pour la monographie locale en milieu rural dès le début des années 2000 par l’intermédiaire d’une sociologie des classes populaires et notamment selon une progressive transposition de la méthode des terrains urbains53 vers les terrains ruraux. Deux éléments importants semblent caractériser ces nouvelles monographies locales : d’une part, une présence longue sur le terrain et une insertion personnelle parfois forte des enquêteurs dans l’espace résidentiel (Weber F, 1989 ; Renahy N, 2005) ainsi que dans les institutions locales54, qui va d’ailleurs bien souvent engendrer des situations d’« encliquage »55 de l’enquêteur (Olivier de Sardan J.P., 2000). Cela procède de l’attention nouvelle que ces travaux portent aux sociabilités entretenues par les individus à l’échelle locale (Pierru E. et Vignon S, 2007, Sencébé, Y., 2004 ; Bozon M. et Thiesse A.M., ibid) ainsi qu’à la vie publique locale, notamment à partir de l’étude des figures locales et des « notables » (Bruneau I. et Renahy N., 2012 ; Girard V., 2008). D’autre part, est souvent réalisé un travail complémentaire de socio-histoire, notamment à partir d’archives et de données de recensions locales, du fait de la double attention portée aux trajectoires sociales et résidentielles des individus (Detang-Dessendre C. et alii, 2003 ; Girard V., 2012), afin de mettre en évidence les inégalités internes aux espaces sociaux locaux.

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Dans une démarche « d’inventaire » comme le notent Pierre Alphandéry et Yannick Sencébé (Alphandéry P., Sencébé Y., 2009)

52On peut néanmoins noter deux exceptions, issues de l’ethnologie, d’une part l’enquête de

Florence Weber à Montbard (Weber F., 1989), d’autre part celle de Michel Bozon et Anne- Marie Thiesse (Bozon M, Thiesse A.M., 1985)

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On peut entre autre citer les enquêtes de Jean Noel Retière à Lanester sur les sociabilités ouvrières (Retière J.N., 1994) ou encore celle de Olivier Schwartz dans une cité ouvrière du Nord (Schwartz O., 1990)

54 L’enquête de Nicolas Renahy est d’ailleurs éloquente à ce sujet puisqu’elle combine

observations participantes dans l’usine locale et dans le club de football.

55 Cela désigne le fait pour l’ethnographe de s’insérer dans une « clique » ou un sous-groupe

particulier de l’ensemble social qu’il étudie, par inadvertance ou choix de sa part, ou bien encore par stratégie de la clique en question.

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