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Henry Bounameau

Dans le document L'art vivant et ses institutions (Page 53-55)

« Il faut distinguer les collectionneurs des acheteurs »

Julie Bawin

Docteur en histoire de l’art

Chargée de recherches FNRS à l’Université de Liège Maître de conférences aux Facultés universitaires de Namur jbawin@ulg.ac.be

Président de la Chambre belge des experts en œuvres d’art depuis 2006 et directeur d’un cabinet d’expertise qui porte son nom, Henry Bounameaux est également le co-auteur de Contemporary Art in Belgium, ouvrage consacré à l’art con- temporain en Belgique et publié annuellement depuis 2005. À la faveur d’une réelle expérience de terrain, cet universitaire pose un regard plutôt bienveillant sur un marché où vivent et luttent marchands, commissaires-priseurs, acheteurs et col- lectionneurs. Quand le pessimisme est de règle, son discours se veut plutôt optimiste…

Julie Bawin : À l’heure actuelle, les ventes d’art contem- porain semblent générer un produit proche, sinon plus élevé, que celui des ventes d’art moderne ou d’art ancien. Comment expliquez-vous cette situation ?

Henry Bounameaux : En fait, je pense qu’il faut déjà essayer de s’entendre sur l’expression « art contemporain », car, contrairement à ce que l’on pense, les œuvres qui génèrent des montants particulièrement élevés ne concernent pas vraiment l’art tel qu’il se produit actuellement. Les artistes qui dopent les ventes publiques appartiennent surtout aux mouve- ments de l’après-guerre américain, comme Rothko, Warhol ou Lichtenstein.

Les prix atteints par les œuvres d’artistes comme Damien Hirst ou Jeff Koons ne seraient donc que des exceptions confirmant la règle ?

Jeff Koons est né en 1955 et son travail est montré dans les galeries depuis le début des années 1980. Ce n’est donc pas un jeune artiste pour moi. En revanche, je suis d’accord avec le fait que l’art contemporain est devenu un phénomène de mode qui alimente, depuis une quinzaine d’années, une clientèle de plus en plus large.

Quelle est donc cette « clientèle » de l’art contemporain ?

Il y a, selon moi, deux grandes sortes de « clients ». Le premier est le collectionneur dans le sens le plus traditionnel du terme. C’est celui qui achète avec discernement de l’art contemporain parce que celui-ci correspond à ses goûts et ses aspirations. Le deuxième, l’acheteur, est celui qui spécule sur l’art contemporain comme s’il s’agissait de devises ou de taux obligataires. Il n’est pas mû par « l’amour de l’art », mais par le désir d’investir. Évidemment, parmi ces acheteurs, l’on peut distinguer plusieurs catégories. Certains ont un regard, ou apprennent à en avoir un. D’autres, en revanche, évoluent davantage dans un esprit de compétition. Ils achètent de nouvelles signatures dans le seul objectif de les revendre lorsque leur cote sera au plus haut. Enfin, il y a aussi l’acheteur qui se tourne vers l’art contemporain parce qu’il est

Henry Bounameaux

Licencié en droit et licencié en histoire de l’art et archéologie Expert en œuvres d’art

Cabinet d’expertise Bounameaux rue de l’Industrie 42

B-1040 Bruxelles www.bounameaux.com expert@bounameaux.com

à la mode. L’ambition est dès lors très claire : acquérir des œuvres d’artistes « tendance » pour se conformer à une image de jeune collectionneur dynamique.

Dans quelle catégorie placez-vous des « mégacollection- neurs » comme l’homme d’affaires français François Pinault ou le publicitaire britannique Charles Saatchi, tenu pour un arbitre du goût en matière d’art contempo- rain ?

Je ne les connais pas personnellement. Il est donc très difficile d’émettre un jugement sur leurs intentions. Vous savez, ce que je vais dire n’est peut-être pas très démagogique, mais je pense que l’on peut être tout à la fois homme d’affaires et amateur d’art. Les deux ne sont pas incompatibles.

Ne me dites pas que François Pinault est un simple homme d’affaire épris d’art contemporain ! C’est un puis- sant financier qui s’est tout de même offert, avec Christie’s, l’un des opérateurs majeurs de la planète, sans parler de la Pointe de la Douane à Venise qui abritera bientôt son immense collection.

Je ne sais pas s’il joue le rôle si important qu’on veut bien lui reconnaître. Mais, à nouveau, je le répète, je ne connais pas ses motivations profondes… Je ne vais pas le fustiger pour le plaisir de le fustiger ! Ce serait trop facile.

Vous êtes néanmoins d’accord avec le fait que Christie’s, dont il est le propriétaire depuis 1998, est l’épicentre du marché de l’art contemporain ?

L’art contemporain tourne en effet autour des deux multinatio- nales que sont Christie’s et Sotheby’s.

Est-ce que ces deux firmes dominantes interviennent en tant que prescripteurs de goût ou misent-elles presque toujours sur des valeurs sûres ?

Les maisons de ventes sont plus « réactives » que « proactives ». Elles ne s’intéressent, en d’autres termes, qu’aux artistes qui jouissent déjà d’une réputation internatio- nale, laquelle leur est généralement conférée par les acteurs culturels de l’art que sont les critiques, les galeristes et les conservateurs. Mais cela ne veut pas dire qu’elles ne jouent aucun rôle déterminant au niveau de l’évolution du marché. Le fait, par exemple, qu’une œuvre atteigne un prix record en vente publique influence sans conteste la cotation de son auteur sur le marché. En schématisant quelque peu les choses, on peut dire que la vente publique à son plus haut niveau est sur le marché ce qu’est la haute couture par rapport au prêt-à-porter ou la Formule 1 à l’industrie automobile. Très peu de gens y ont accès, mais tout le monde y prête attention.

Mais n’est-ce pas là justement le cœur du problème : le marché actuel n’est-il pas en train de pervertir la création artistique ? N’est-il pas en train de faire de l’art une valeur uniquement marchande, avec des artistes qui se voient embarqués dans un phénomène de reconnaissance effré- née tandis que d’autres peinent à trouver une galerie pour simplement montrer leur travail ?

Oui, le marché de l’art est extrêmement cruel, dans la mesure où le nombre d’artistes qui y accèdent est très limité par rapport au nombre d’artistes existants. Un autre problème, tout aussi important, est celui qui concerne les excès de rapport qualité-prix. C’est aberrant de voir des œuvres partir pour des prix qui donnent le vertige, tout simplement parce qu’elles sont le fait d’artistes qui, sur le moment, sont placés sous les projecteurs ou sont poussés par telle galerie en vue. En fait, ce que je regrette, c’est moins les prix audacieux qu’atteignent certaines œuvres, que l’investissement rapide sur des artistes qui ne sont pas forcément ceux qui laisseront une trace dans l’histoire. Fort heureusement, il existe des voies parallèles, marchés nationaux et régionaux, qui fonction- nent de manière moins structurée, mais qui permettent à des milliers d’artistes de se faire connaître.

Le marché n’existerait dès lors que pour lui-même, sorte d’énorme machinerie économique détachée de toute con- sidération d’ordre artistique ?

Le marché de l’art contemporain fonctionne certes comme un marché financier où apparaissent des acheteurs pour qui l’œuvre en tant que telle peut avoir moins d’intérêt que son prix. Mais il ne s’agit pas là de l’unique tendance. Le marché continue d’être emprunté par de sérieux collectionneurs qui s’intéressent réellement à la création artistique. Et puis, vous savez, le marché n’agit pas sans la complicité, active ou non,

des critiques, des conservateurs, des musées. Médiation marchande (galeries, marchands, ventes publiques) et média- tion non marchande (musées, critiques, commissaires d’expo- sitions) constituent des réseaux connexes et parfaitement indissociables.

Et les foires, dans tout ça ?

Les grandes foires d’art contemporain constituent aujourd’hui l’un des principaux volets commerciaux de la diffusion interna- tionale de l’art. En tant que structures d’accueil pour les galeries, elles sont devenues un lieu de concurrence intense entre les marchands. Ce qui a changé ces dernières années, c’est que ces foires – parmi lesquelles Art Basel, Art Basel Miami et Frieze – sont principalement fréquentées par les acheteurs qui y trouvent un moyen rapide de découvrir les dernières tendances du marché.

Craignez-vous une crise, plus ou moins proche, du mar- ché de l’art contemporain ? Quel type d’événement pour- rait précipiter une crise à l’échelle mondiale ?

Pour l’instant, je ne vois pas le marché de l’art contemporain aller dans cette direction. Il reste fort et il est impossible, à l’heure actuelle, de savoir quel type d’événement pourrait précipiter une crise à l’échelle mondiale. Bien sûr, rien ne monte indéfiniment. Il est donc possible qu’une baisse du marché survienne. Ce ne serait d’ailleurs pas nécessairement une mauvaise chose. Une crise pourrait en effet permettre un réajustement du marché: les acheteurs iront investir dans un autre secteur tandis que les « vrais » collectionneurs pourront continuer à acheter en n’étant plus obligés de payer le prix fort pour assouvir leur passion.

Dans le document L'art vivant et ses institutions (Page 53-55)