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Un art d’entrepreneur

Dans le document L'art vivant et ses institutions (Page 66-68)

Alors ? Les œuvres aux formats XXL se généralisent parce que les institutions qui accueillent de l’art sont elles-mêmes immenses et parce qu’elles souhaitent être visibles à l’échelle mondiale ; parce que les artistes cherchent à se faire entendre

en parlant fort, parce que l’entertainment est devenu un paradigme dominant pour tous les formats culturels, et parce que le marché de l’art soutient ce type d’œuvres. Tout cela forme un système d’une rare cohérence. Il semble cependant que nous puissions y ajouter encore un élément, à savoir l’apparition et la généralisation de la figure de l’artiste en entrepreneur.

En effet, pour réaliser des œuvres aux formats industriels, l’artiste semble nécessairement devoir quitter le terrain de l’artisanat et des métiers d’art pour s’aventurer sur celui de l’entrepreneuriat. Il ne devient certes pas un « patron » au sommet d’un édifice capitaliste à hiérarchie verticale, mais il est contraint à une organisation de la production typique des logiques entrepreneuriales. Et de fait, c’est bien la figure de l’entrepreneur qui apparaît ici modélisante (21).

L’artiste à œuvres blockbusters procède en effet comme l’entrepreneur contemporain, par exemple en ce qui concerne sa logique de projet. Il ne s’appuie pas sur une structure durable qui produirait la totalité de ses œuvres (c’était par contre une caractéristique de l’atelier classique, celui de Rubens, par exemple, à l’époque préindustrielle), mais au contraire, il met ponctuellement en place des combinaisons d’acteurs et de savoir-faire, à partir d’une organisation émi- nemment flexible s’adaptant, justement, aux différents projets. Pour chaque œuvre produite, l’importance de chacun, les moments où intervenir ainsi que les tâches à effectuer, peuvent varier de manière significative. Ou, pour le dire une nouvelle fois, avec le vocabulaire précis du sociologue du travail artistique qu’est Pierre-Michel Menger, l’artiste comme l’entrepreneur travaille selon un « processus de division hori- zontale du travail par aires de spécialisation et de ‘ juridiction ’, assise sur l’expertise détenue » (22).

L’artiste qui agit comme cela ne sera donc pas sur un « sommet » d’où il dominera la réalisation de son oeuvre, mais apparaîtra plutôt comme un catalyseur qui fait circuler de l’énergie dans un réseau, l’active, et lui donne un but. En cela, là aussi, il se rapproche de l’entrepreneur du néo-capitalisme : pas au-dessus donc, mais au milieu – rien du patron du taylorisme donc, mais plutôt la figure héroïque de nos temps modernes, celle du manager. Comme lui, et pour reprendre le vocabulaire lyrique des ouvrages d’école de commerce, il apparaît comme un « leader » qui propose « son intuition créatrice », et qui « sait stimuler les autres par la puissance et l’enthousiasme de sa vision » (23)… Comme lui surtout, il

organise sa production en s’adaptant aux contextes, en ajustant ses objectifs, en rationalisant ses investissements, en choisissant ses fournisseurs, etc. Tout cela précisément, encore une fois, en fonction du projet à mener.

Par exemple, pour sa série de sculptures au Guggenheim de Bilbao, Richard Serra a travaillé avec deux aciéries différentes (un chantier naval dans le Maryland aux États-Unis, et une usine à Siegen, en Allemagne) parce qu’elles seules pou- vaient fabriquer des plaques avec des formes elliptiques aussi complexes (24). Et, pour financer l’ensemble, en habile entre-

preneur, il a rassemblé autour de lui la puissance financière et symbolique du Guggenheim, et s’est appuyé sur un partena- riat de choix avec Mittal-Arcelor, le leader mondial de l’acier. Un montage parfait donc, pour une œuvre blockbuster qui fera la joie des petits et des grands, comme on le dit des films du dimanche soir.

Pour toutes ces grandes œuvres qui mettent en avant leurs chiffres comme autant d’arguments esthétiques, l’artiste se fait donc entrepreneur. Il organise son travail avec précision, il élabore de subtils montages financiers, il travaille entouré d’équipes spécialisées. Comme l’architecte, le designer ou le réalisateur de blockbusters, il doit dorénavant composer avec les éléments industriels de sa production.

NOTES

(1) La Biennale d’art contemporain de Lyon 2007 pose frontalement cette

question, et avec son titre programmatique – 00’s. L’histoire d’une décennie qui n’est pas encore nommée – cherche par l’exposition à caractériser une époque en cours.

(2) Cf. www.unilever.com.

(3) Cf. www.unileverseries.com.

(4) Cf. www.monumenta.com.

(5) MOUREAU, Nathalie et SAGOT-DUVAUROUX, Dominique, Le marché de

l’art contemporain, Paris, Éditions La Découverte, Collections Repères, juin 2006, p. 101.

(6) Cf. par exemple le dossier Architecture et musées : délocalisations/

mobilités, dans Archistorm # 25, mai-juin 2007.

(7) Cf. par exemple l’introduction de Yves Michaud dans son ouvrage L’art à

l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, Les essais, 2003.

(8) SOURIAU, Étienne, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, Rubrique

« Événement ».

(9) Cf. www.christojeanneclaude.net : toutes les statistiques liées à la

fabrication de leurs œuvres – nombre de participants, surface de toile, longueur de câble utilisée, etc. – y sont consignées, et systématiquement reprises par les médias. Cela participe de l’expérience que le spectateur fait de l’objet qu’il a sous les yeux (Le Reichstag emballé, 1991), ou sous les pieds (Le Pont-Neuf emballé, 1985).

(10) CRETON, Laurent, L’économie du cinéma, Paris, Nathan, 2003, p. 7.

(11) Ferme dans laquelle Wim Delvoye emploie des fermiers, tatoueurs et

vétérinaires pour qu’ils élèvent des cochons, qu’ils les tatouent (avec des motifs prisés par l’artiste comme la Vache qui rit, les marques de luxe, les codes culturels agressifs – aigles de bikers, crânes rieurs de gothiques, visage du Che ou d’Oussama Ben Laden… – , etc.), puis, une fois leur douce vie de cochon terminée, qu’ils les empaillent ou en tannent la peau afin qu’elle soit vendue comme sculpture ou dessin parcheminé à des collectionneurs occidentaux. Le projet a été présenté à la Biennale de Lyon en 2005.

(12) LEBOVICI, Elisabeth, Paul McCarthy à bon porc, dans Libération, 18

novembre 2005.

(13) Ce film dorénavant presque aussi célèbre que son héros propose de suivre

pendant 90 minutes la totalité des gestes et expressions du footballeur Zinédine Zidane. Cf. www.annalenafilm.com pour la bande-annonce du film et sa présentation complète. Cf. aussi sur ce sujet, SAUZEDDE, Stéphane, Le cinéma comme mode opératoire, dans DENIS, Sébastien (dir.), Arts plastiques et cinéma, Cinémaction, n° 122, Paris, janvier 2007, p. 236-245. (14) DE WAVRIN, Isabelle, Foire de Bâle. Reine du monde, dans Beaux-Arts

magazine, n° 278, août 2007, p. 94.

(15) VEBLEN, Thorstein, The Theory of the Leisure Class, Macmillan Company,

1899, trad. fr. Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970. (16) Pour cela, cf. par exemple MOUREAU, Nathalie et SAGOT-DUVAUROUX,

Dominique, op. cit., p. 39. (17) DE WAVRIN, Isabelle, op. cit.

(18) ALLIX, Grégoire, François Pinault dévoile à Venise son deuxième lieu d’art

contemporain, dans Le Monde, 22.09.07.

(19) Cf. l’analyse qu’en propose Raymonde Moulin, dans Le marché de l’art.

Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, 2000, p. 32 et sq. par exemple.

(20) Cf. le récit de cette fabrication dans BELLET, Harry, Le marché de l’art

s’écroule demain à 18h30, Paris, Nil Éditions, 2001, p. 11-16.

(21) Pour la notion d’artiste entrepreneur, cf. SAUZEDDE, Stéphane, Wim

Delvoye et Philippe Ramette : des artistes entrepreneurs, dans Figures de l’art, revue d’études esthétiques, n° 7, Artiste, artisan, Presses Universitaires de Pau, janvier 2004.

(22) MENGER, Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphose

du capitalisme, Paris, Seuil, La république des idées, 2002, p. 26-27. (23) BOLTANSKI, Luc et CHIAPELLO, Eve, Le nouvel esprit du capitalisme,

Paris, Gallimard, Collection NRF Essais, 1999, p. 123 et 122 : citation de MOSS KANTER, Rosabeth, Les habits neufs du manager, dans Harvard- L’expansion, n° 60, 1991, p. 30-39.

(24) C’est ce que l’on apprend sur le site Internet du musée, dans la présentation

qui est faite de cette partie de la collection permanente… Cf. www.guggenheim-bilbao.es.

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