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Claude Javeau

Dans le document L'art vivant et ses institutions (Page 51-53)

Professeur émérite de sociologie à l’Université libre de Bruxelles Centre de Sociologie générale

Avenue F.D. Roosevelt 50 B-1050 Bruxelles cjaveau@ulb.ac.be

J’éprouve une vive prédilection pour les musées des villes de la province française. Certes, les collections qu’on y présente ne peuvent se comparer avec celles du Louvre ou même des Beaux-Arts de Lyon. On y peut cependant faire de réjouissan- tes découvertes, comme le Saint Sébastien et Sainte Apolline du Pérugin (1445-1523) à Grenoble, ou, dans le même lieu, Le bain, de Tony Robert Fleury (1837-1912), mais je dois conve- nir d’un goût assez prononcé pour le pompier. Ou encore, à Strasbourg, de Simon Vouet (1590-1649), Loth et ses filles, éloquente illustration de l’inceste. Et je pourrai encore ajouter, à Caen, un Vénus et Adonis de Cornelisz van Haarlem (1562- 1638), avec son héroïne d’un embonpoint tout hollandais. Le plus souvent, ces musées sont vides de visiteurs, à l’excep- tion, parfois, d’enfants des écoles se tenant bien sages, assis en tailleur autour d’une spécialiste leur déchiffrant les œuvres mises à la disposition de leurs yeux. Au Musée d’Orsay, j’ai aussi vu, mais alors perdu au sein d’un public nombreux, un groupe de lycéennes japonaises en uniforme (ah ! ces jupes courtes et ces socquettes blanches) réuni cette fois debout autour d’une de ces exégètes leur dévoilant ( ?) les secrets de l’Origine du monde. J’ai regretté de ne pas connaître le japonais. Aucune de ces demoiselles, parmi lesquelles s’en trouvaient peut-être quelques-unes à faire le commerce de leurs petites culottes, n’avait l’air offusqué. Je me suis dit qu’elles connaissaient aussi les photos d’Araki, celles qui, au Musée de la Photo de Charleroi, ont provoqué il y a peu chez les grenouilles de bénitier locales quelques émois clochemerlesques.

Revenons aux musées de province : l’on y peut découvrir à son aise, s’attarder devant les tableaux qui vous attirent le plus (le Rolla de Gerveix, aux Beaux-Arts de Bordeaux, par exemple), revenir sur ses pas sans devoir remonter des hordes compactes qui transforment la visite en un douloureux parcours d’obstacles ou chemin du combattant. On se sent enveloppé par l’art, on retrouve une âme d’amateur au sens premier du mot, de celui qui aime. Peu importe qu’on n’ait pas alors affaire à des chefs-d’œuvre. Ceux-ci ne sont le plus souvent accessibles que dans les livres : à n’importe quel moment de l’année, une garde compacte de touristes est postée aux Offices devant la Vénus d’Urbin. Reste aussi la solution d’acheter des cartes postales aux boutiques des musées, ce dont ne se privent pas les visiteurs, à tel point qu’on a l’impression que certains ne viennent que dans cette intention, et se dispensent ainsi de visiter les salles.

Il existe toujours dans ces musées une section « d’art mo- derne », où l’on trouvera bien un Léger ou un Delaunay ou des œuvres de certains de leurs épigones ou clones. Et aussi une

section « d’art contemporain », qui ne laisse jamais d’aiguiser Claude Javeau.

ma perplexité. On y dégottera pêle-mêle des productions relevant de l’art conceptuel, du vidéo art ou du pop art, sans compter des compositions relevant d’une conception plus classique, qui me font souvent l’impression d’être des répéti- tions de choses déjà vues (mais il est vrai que les icônes illustrant la religion orthodoxe me font le même effet, tout autant que les mises en scène de la Nativité ou de la Crucifixion d’artistes italiens ou autres du Moyen Âge, comme on en voit accumulées à la Pinacoteca de Sienne). Ma perplexité se porte à la fois sur le choix des œuvres et sur leur inscription dans la durée muséale. On devine qu’un lieu de décision identifiable, proche du conservateur en chef, a opéré les choix dont je peux apprécier les résultats. « Apprécier », en l’occurrence, est un verbe discutable, car je m’en sens le plus souvent incapable, faute de repères solidement inscrits dans mon bagage culturel. Et pourtant, je fais des efforts, empreints de beaucoup de bonne volonté et d’un véritable désir de compréhension mâtiné d’une dose suffisante, à mes yeux, d’empathie. Je devine que les cimaises où l’on a accroché les œuvres du passé n’ont pu recueillir que ce qui était resté disponible dans diverses collections et dans les divers dons que l’État jacobin, avec une générosité soigneu- sement tenue en bride, a fait aux villes éloignées de Paris. Mais, pour ce qui est des œuvres d’aujourd’hui, comment les choses se sont-elles passées ?

Je crois deviner que certains de leurs auteurs sont locaux, mais n’y en aurait-il point d’autres ? Le musée jouerait aussi, dans des villes où les galeries n’abondent pas, le rôle de ce genre de lieu. Mais alors les expositions devraient être de courte durée, ce qui ne semble pas toujours le cas, sauf dans les espaces expressément destinés à des « expositions tem- poraires ». Ma perplexité se prolonge par une réflexion sur la nature même de l’institution muséale. Dans ma candeur de profane (qui ne demande pourtant qu’à ne pas mourir idiot !), qui dit « musée » dit entreprise de conservation (son respon- sable, du reste, est revêtu du titre de conservateur) de choses qui appartiennent à tout le moins à un passé suffisant. Se faire renvoyer au musée, pour ses idées ou ses comportements, c’est se voir reléguer à autrefois (on dit de nos jours, et à tout propos, qu’on est devenu « ringard »). Les dictionnaires que j’ai consultés soulignent l’intérêt historique des collections présentées dans les musées, qu’il s’agisse de peintures, d’instruments scientifiques, de dinosaures ou de pipes en terre. Mais quand l’histoire est encore toute fraîche, comme la peinture de même qualification ? Musée contemporain ne serait-il pas une espèce d’oxymore ?

Je me doute du caractère peu original de ces réflexions, mais leur banalité les rend-elles moins pertinentes ? Jadis, les œuvres fraîchement pondues étaient rassemblées dans des salons tenus annuellement sur la base d’une sélection opérée par un jury officiel. L’expérience montre que les œuvres exposées dans les salons se retrouvent rarement dans les musées qui ont plutôt eu tendance à s’alimenter dans les travaux refusés. Le Musée d’Orsay est une éloquente illustra- tion de cette tendance. Mais si la section contemporaine des musées n’est que l’équivalent des salons d’hier, qui prouvera que ce qu’on y montre n’est pas appelé à subir le même sort que les croûtes fièrement exhibées dans les salons, dont toute trace a dû se perdre depuis longtemps, à quelques rares exceptions près ? Dès lors, leur conférer l’honneur de la

consécration muséale, n’est-ce pas officialiser une usurpa- tion ?

Je me suis posé ce genre de questions au Musée des Beaux- Arts de Nantes, dont j’ai célébré ailleurs la beauté du grand escalier (1). Je me suis demandé comment les générations à

venir jugeraient les œuvres dites contemporaines, et dont les raisons du choix m’échappaient tout à fait, qui y étaient montrées. Procéderait-on de temps en temps à de grands chambardements, des révisions qui ne seraient pas toujours nécessairement déchirantes ? Après tout, le contemporain, paradoxalement, ne cesse jamais de s’écouler dans le temps, tout en y constituant un espèce de point fixe. À moins qu’il ne faille voir dans ces collections que l’aveu des impasses dans lesquelles semble s’être aventuré l’art d’aujourd’hui, des ras- semblements d’échecs en quelque sorte. On se rappellera que les nazis avaient mis sur pied des expositions d’art honteusement qualifié de « dégénéré ». Peut-on voir dans les sections contemporaines des musées, surtout de ceux de province (mais ceux des capitales ne devraient pas échapper à ce genre de questionnement), des expositions d’art qu’on ne peut dire autre que non qualifié, car non qualifiable autrement que de contemporain, ce qu’il ne peut évidemment rester indéfiniment. Mon intention n’est évidemment pas d’invoquer une comparaison avec les entreprises de la bande du Dr Goebbels, mais de souligner que l’art d’aujourd’hui est redeva- ble de bien des jugements, et que la question de savoir comment se débrouilleront les générations à venir reste, en l’occurrence, en suspens.

NOTE

Dans le document L'art vivant et ses institutions (Page 51-53)