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Francine Couture

Dans le document L'art vivant et ses institutions (Page 30-32)

Professeure-titulaire, département d’histoire de l’art, Université du Québec à Montréal

Responsable du projet de recherche Réexposition : réactualisation et pérennité des œuvres contemporaines, subventionné par le Conseil de Recherches en Sciences humaines du Canada

couture.francine@uqam.ca

Depuis les années 1960, un grand nombre d’œuvres contem- poraines ne se présentent pas comme un objet monolithique, mais elles sont composées d’une diversité d’éléments qui doivent être réinstallés à chaque présentation publique. Leur réexposition entraîne souvent des variations qui peuvent résulter du remplacement de leurs composantes, devenues fragiles ou obsolètes, découler d’une nouvelle intention de l’auteur, ou encore de leur adaptation à de nouveaux espaces d’exposition. Plusieurs d’entre elles, dont la validation de leur authenticité n’est pas nécessairement fondée sur leur intégrité matérielle, sont dans des collections privées et publiques et elles incitent les professionnels de ces institutions à repenser l’articulation des valeurs d’originalité, d’authenticité, d’intégrité et d’historicité fondant la définition même de l’œuvre d’art sur laquelle s’est appuyée la création du musée des beaux-arts. Rappelons que le musée s’est donné la tâche d’en assurer la pérennité parce qu’il considère son état matériel originel à la fois comme une trace singulière d’un acte de création artisti- que et d’un contexte socio-historique. Or, la réitération d’objets d’art contemporains conduit souvent les professionnels du musée à remettre en question cette valeur-témoin de la matérialité de l’œuvre d’art et à réaliser, en collaboration avec l’artiste, un lot d’accommodements matériels et techniques pour les adapter aux contraintes imposées par leurs condi- tions de présentation.

Ces pratiques ont été l’objet de discussion dans de nombreux colloques initiés par les regroupements professionnels de l’institution muséale. Ces débats auxquels ont également participé des artistes et des théoriciens de l’art ont été animés par les interrogations suivantes. Afin de garantir la pérennité des œuvres contemporaines, quelles composantes doivent être privilégiées pour sauvegarder leur authenticité et leur intégrité ? Leurs composantes matérielles ? Leur dimension conceptuelle ? L’institution muséale doit-elle s’opposer à toute modification pour conserver les traces matérielles du contexte socio-culturel d’où elles sont issues, ou doit-elle appuyer davantage leur conservation sur la fidélité à leur identité conceptuelle qui nous renvoie à l’intention de l’artiste ? Ou encore, doit-elle être favorable à leur actualisation par les divers usages dont elles sont l’objet ; ce qui conduit à considérer que leur valeur-témoin ne se réfère pas unique- ment au contexte duquel elles ont été extraites, mais aussi à leurs expositions successives. Par ailleurs, des questions ont aussi porté sur les nouvelles relations de collaboration entre l’artiste et les responsables de leur présentation qui suscitent souvent la délégation ou le partage de l’auctorialité, ce qui incite à considérer les modalités d’exercice de l’activité de chacun, dont l’application du droit d’auteur, le rôle de l’artiste et la responsabilité culturelle des institutions dans le proces- sus de la constitution de la mémoire artistique.

Des participants à ces débats ont pris conscience que les réexpositions successives d’œuvres contemporaines peuvent être aussi considérées comme autant de situations de leur production entraînant une remise en question de la frontière instaurée par le musée moderne entre le moment de la production de l’œuvre d’art et celui de sa diffusion. Ce phénomène est particulièrement caractéristique des oeuvres d’art contemporain se rapprochant ou relevant du régime des arts allographiques (1) et qui se manifestent sur le mode du

document ou de la notation produite par l’artiste, afin de transmettre ses consignes d’installation, et sur celui de leurs diverses prestations.

Nos travaux de recherche nous ont amenés à observer plusieurs types de variations. Nous avons différencié les œuvres variables qui, au moment de leur conception, ont été pensées comme étant contingentes à leur situation d’exposi- tion, d’autres cas de variations résultant de la modification de l’état matériel de l’œuvre originale sans que sa variabilité ait été pensée comme un de ses éléments constitutifs. Ainsi, à l’occasion de refabrications partielles ou complètes réalisées par l’artiste ou les responsables de leur présentation, des éléments sont remplacés ; sont exemplaires de ce type de variation les œuvres d’arts médiatiques dont les dispositifs techniques devenus obsolètes sont objet d’émulation ou de migration. Par ailleurs, ces situations ont parfois donné lieu à la production de copies d’exposition et de répliques, ce qui, dans certains cas, produit un effet de brouillage des normes servant à distinguer ces modes d’existence de l’objet d’art de celui de l’œuvre originale. Nous avons aussi relevé des cas d’exposition de version lacunaire de l’œuvre originale lorsque certains de ses éléments ont été perdus ou détruits, ou encore de remaniements, par leur auteur, d’œuvres de collection de musée.

Nous avons particulièrement étudié les relations existant entre ces versions et la documentation constituée sur l’œuvre au moment de son entrée dans une collection afin d’en décrire l’état. Un des effets sur le musée du caractère contingent des objets d’art contemporains a été de l’inciter à donner davan- tage d’importance à la constitution de la documentation afin d’en assurer la pérennité. Dans les années 1960, des artistes qui ont fait accompagner leurs œuvres de certificats d’authen- ticité, lors de leur acquisition, ont été à l’origine de cette pratique. Mais bien que ces certificats ont pour finalité la prescription des conditions de leur prestation esthétique, ils ne procurent pas toujours toutes les informations nécessaires à leur mise en exposition et à leur conservation. Plusieurs musées ou autres institutions collectionneuses ont alors mis en place des protocoles de documentation auxquels ils ont associé étroitement l’artiste afin de valider autant l’authenticité

des données recueillies que les éventuelles mises en vue de l’œuvre. Ainsi ces informations concernent son état matériel, au moment de son acquisition, tels ses éléments constitutifs, ses matériaux, parfois son fonctionnement illustré par des schémas techniques, ses procédés de fabrication, mais égale- ment sa portée conceptuelle. On y trouve aussi des instruc- tions fixant son mode d’occupation de l’espace d’exposition. Cette documentation fixe de cette manière les conditions de son « itération correcte » (2) en prenant comme modèle une

manifestation antérieure qui a été élue par ceux qui ont l’autorité de le faire. C’est lors de son acquisition que le musée, le plus souvent en collaboration avec l’artiste, désigne cette itération à laquelle il attribue les valeurs d’historicité et d’authenticité et qu’il se donne comme mission de préserver et de transmettre. Ces manifestations d’art contemporain ont donc conduit les institutions collectionneuses à opérer un déplacement de la valeur d’authenticité en l’attribuant au document, celui-ci étant dorénavant investi de la valeur- témoin qui avait été exclusivement portée par la matérialité de l’œuvre d’art.

Nous avons observé, par ailleurs, qu’il peut arriver que des manifestations d’une œuvre entrent en concurrence avec l’établissement de ses propriétés constitutives décrites par les documents du musée. Ainsi, à l’occasion de son installation, un artiste peut procéder à son remaniement et exiger de l’institution collectionneuse que cette nouvelle version rem- place la première version acquise par le musée. Ou encore, le musée peut entrer en concurrence avec ses propres normes de présentation, qu’il a fixées au moment de l’acquisition, en

COZIC, Tétraktys, vue partielle, Acte III; Tétraktys, dix éléments, Centre d’exposition Circa, Montréal, 2003-2004. Photo : Daniel Roussel.

présentant, par exemple, une version réduite d’une œuvre de sa collection afin de l’adapter à un espace d’exposition. Cet examen des relations entre les activités de documentation et d’exposition démontre que le musée est en train d’évaluer ses manières de penser et de faire afin de développer de nouveaux protocoles de documentation qui doivent doréna- vant s’appuyer, comme l’écrit Jean-Paul Fourmentraux, sur une éthique de la variabilité de l’œuvre d’art (3) ; ce qui

permettrait de constituer simultanément des généalogies de ses variations et un historique de ses présentations. De plus, une telle pratique introduit une nouvelle conception de sa conservation qui n’est pas guidée par la seule fixation de préserver ses composantes originelles, mais davantage com- prise comme un processus social qui intègre ses divers usages ou apparitions publiques. Cette approche favorable à la mise en place d’une nouvelle articulation des notions d’intégrité, d’authenticité et d’historicité de l’œuvre est au cœur de la réflexion de plusieurs professionnels de musée préoccupés des conditions de pérennité de l’art contemporain.

NOTES

(1) GOODMAN, Nelson, Langage de l’art. Une approche des théorie et des

symboles, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990 ; GENETTE, Gérard, L’œuvre de l’art, Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994.

(2) GENETTE, Gérard, L’œuvre dans l’art, Immanence et transcendance, Paris,

Seuil, 1994, p. 101.

(3) FOURMENTRAUX, Jean-Paul, Art et Internet. Les nouvelles figures de la

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