• Aucun résultat trouvé

L’hétérogénéité du discours des élus locaux : le poids des appartenance partisanes et des contextes politico-urbains

L’impératif de mixité sociale à toutes les échelles a acquis une telle force d’évidence au niveau national, parlementaire comme gouvernemental, que l’on peut se demander comment cette norme s’articule avec le principe de libre administration des collectivités locales. Le contexte de la décentralisation n’est pas étranger à l’émergence du thème de la mixité sur l’agenda du pouvoir national, l’État cherchant à se porter garant des solidarités territoriales, surtout à partir de la Loi d'orientation pour la ville de 1991208.

En vertu d’un principe de subsidiarité, il devait pouvoir se substituer à ses partenaires territoriaux défaillants en tant que garant de la cohésion et de la solidarité209. La contradiction a alors été relevée

entre la régulation étatique imposée par la LOV et la nouvelle logique de décentralisation210. La même

contradiction se vérifie quelques années plus tard quand les agglomérations voient leurs compétences renforcées par la loi Chevènement de 1999, notamment en matière « habitat », et que la loi SRU de 2000 organise le retour de l’État pour faire respecter le principe diversité sociale de l’habitat. Mais telle que promue par la LOV et la loi SRU, la mixité sociale peut être comprise comme une obligation de moyens davantage qu’une obligation de résultats à atteindre211. En pratique, l’État local préfère

l'évitement au conflit. Aussi, loin d’organiser le retour de l’État, la « territorialisation normative » que traduit la multiplication de dispositifs contraignants pesant sur les collectivités locales, perpétue derrière une confrontation de façade, le règne de l'arrangement entre l’État et les villes, et entre les villes elles- mêmes212. On le vérifie dans l’application de la loi SRU : non seulement les préfets ne font pas jouer

leurs pouvoirs de sanction, mais les communes s’entendent sur des objectifs a minima de production du logement social dans le cadre des Programmes locaux de l'habitat (PLH) intercommunaux, lesquels sont élaborés par des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) souffrant d’une légitimité démocratique insuffisante pour s’imposer de façon incontestables aux maires213.

S’agissant de réaliser la mixité sociale à l’échelle des quartiers, là où les logements sociaux sont au contraire considérés comme trop abondants, l’Agence nationale de rénovation urbaine semble avoir arbitré la tension entre le portage intercommunal de la rénovation urbaine et son portage communal, en faveur de ce dernier, car il permettait une réalisation rapide du programme. Si cette politique n’écarte pas les Communautés d’agglomérations, cosignataires de la majorité des conventions de rénovation urbaine, R. Epstein suggère que l’option communale a été privilégiée aussi pour lever les préventions des maires des autres communes agglomérées face à des opérations qui auraient été susceptibles d’organiser le transfert vers leur territoire de populations non désirées214. A nouveau, cette logique

prend à contre-pied la dynamique créée par la loi relative aux Libertés et responsabilités locales du 13 août 2004 qui conforte les intercommunalités dans leur rôle de chef de file de politiques de diversité de l’habitat, en permettant notamment la délégation des aides à la pierre aux EPCI. Alors que le transfert à

208 Lelévrier C. (2005), Mixité : de l’idéal social aux incertitudes des politiques urbaines, Urbanisme, 340,

janvier-février.

209 Ascher F. (1996), De l’intérêt général substantiel à l’intérêt général procédural ?, in Genestier P. (dir.), Vers

un nouvel urbanisme, faire la ville comment ?, pour qui ?, La documentation française

210 Gaudin J-P (1992), La Loi d'orientation pour la ville et la conduite des politiques publiques, in L'état de la

décentralisation, Cahiers de la documentation française, 256 ; Jégouzo Y. (1992), La décentralisation et la ville, AJDA, n° spécial.

211 ACADIE (2004), Porter-à-connaissance des programmes locaux de l’habitat conséquents à la loi de

solidarité et renouvellements urbains, Guide de rédaction à l’attention des DDE, DREIF, février.

212 Behar D. (2000), Habitat : pour une nouvelle approche territoriale, Pouvoirs locaux, 45, juin.

213 École nationale d’administration (2005), La mixité sociale dans le logement, Séminaire relatif au Logement,

Groupe n°9, Promotion Simone Veil 2004-2006.

l’ANRU d’une part significative des aides à la pierre a été effectué à la veille de leur délégation aux EPCI (ou aux départements), des difficultés d’articulation -voire une concurrence stérile- se font jour entre les reconstructions programmées dans le cadre de l’ANRU et la production d’une offre nouvelle par les délégataires, auxquels s’ajoute le troisième guichet du Plan de cohésion sociale215.

Cette municipalisation de la rénovation urbaine laisse-t-elle pour autant les coudées franches aux maires ? A l’inverse de la logique LOV/SRU, les communes doivent ici s’engager sur des résultats - notamment en termes de démolitions à réaliser- plutôt que sur des moyens -lesquels leur sont fournis avec une certaine générosité par l’ANRU, à condition de se conformer à ses critères de financement. Ce qui fait dire à R. Epstein que le pouvoir central se serait doté avec l’Agence nationale d’un instrument de « gouvernement à distance », laissant peu de latitude aux élus pour définir le contenu des projets de rénovation urbaine216. Cela n’a pas empêché l’Agence de rechercher, au nom de l’efficacité,

l’engagement sans faille des maires dans la rénovation urbaine, en évitant reproduire les travers des Grands projets de ville, enlisés à cause du jeu fragmenté des multiples institutions locales qui en étaient responsables. En contrepartie de leur promotion comme leaders des projets de rénovation urbaine et de la manne généreuse de l’ANRU, les maires dont les dossiers ont été validés n’ont pas été les derniers à afficher leur soutien à cette politique, y compris ceux de l’opposition217. R. Epstein relate la manière

dont J.-L. Borloo avait pris l’initiative de réunir périodiquement les maires pour les laisser s’exprimer librement sur le fonctionnement de l’ANRU, tout en leur demandant de ne pas émettre de critiques publiques218.

La période actuelle est donc marquée par le paradoxe d’une légitimité renforcée des élus locaux avec l’Acte II de la décentralisation et d’une réhabilitation de l’État central dans sa fonction d’énonciation - même indirecte- de la substance des stratégies de mixité sociale engagées dans les quartiers de la politique de la ville. Ce paradoxe n’est-il qu’apparent ? Au-delà des seuls maires, les élus municipaux sont-ils réellement contraints de taire leurs éventuels désaccords avec la politique nationale de rénovation urbaine ? Ou bien sont-ils fondamentalement en accord avec celle-ci, quels que soient leur appartenance politique et le contexte de leur ville ?

Afin d’apprécier le niveau d’orthodoxie ou d’hétérodoxie du discours des élus locaux, nous avons établi une série d’énoncés permettant de caractériser de manière synthétique les justifications, objectifs et méthodes de la stratégie nationale de mixité, et une seconde série d’énoncés correspondant à une stratégie alternative (voir tableaux page suivante). Nous avons ensuite analysé les discours des élus municipaux en classant ces discours en fonction de leur degré d’adhésion à chacun des énoncés de la stratégie nationale ou, au contraire, leur degré d’adhésion à une lecture et des solutions alternatives.

215 Conseil national de l’habitat (2007), Politiques de l’habitat et décentralisation. Deux ans après la loi du 13

août 2004, Rapport intermédiaire du « Groupe de travail décentralisation » présidé par D. Braye, mars.

216 Epstein R. (2005), Gouverner à distance. Quand l'Etat se retire des territoires, Esprit, 11.

217 A l’instar de M. Valls, maire d’Evry, qui déclarait dans Le Parisien du 7 février 2007 que « la gauche ne

reviendra pas sur l’ANRU », cité par Epstein R. (2007), op. cit. Le même auteur décrit comment, sous la pression de l’ANRU, les élus de gauche ont aussi entraîné dans leur sillage des élus régionaux plus que réticents, au départ, à s’engager financièrement.

Les énoncés de la stratégie nationale de mixité sociale

Catégorie pertinente : la mixité sociale est une catégorie pertinente de l’action publique. Quartiers handicapés : les quartiers-cibles de la rénovation urbaine sont envisagés uniquement sous l’angle de leurs déficits et du préjudice qui en découle pour leurs habitants comme pour le reste de la ville.

L’ethnicité comme enjeu : les concentrations ethniques constituent un problème en soi que la puissance publique se doit de traiter au nom de la lutte contre les « ghettos ».

Mixité exogène : l’objectif est de provoquer de façon volontaire l’arrivée d’une population nouvelle dans les quartiers en rénovation urbaine, afin de modifier leur composition sociologique.

Mixité résidentielle : l’objectif de mixité est principalement recherché par la recomposition de l’offre en logements et une action sur leur peuplement ; les autres dimensions (école, transports, commerces, etc.) ne sont pas absentes de la stratégie, mais elles sont largement subordonnées à l’objectif d’attractivité des quartiers pour des ménages extérieurs.

Démolitions : elles sont l’instrument privilégié de la dédensification du parc social dans les quartiers-cibles de la rénovation urbaine.

Logements privés : les logements reconstruits doivent comporter une part de produits marchands (accession à la propriété, logements locatifs en secteur libre) afin de diversifier la typologie des logements et du profil des habitants.

Homogénéisation des territoires : la composition sociologique et la forme urbaine des territoires doivent tendre à l’homogénéité à toutes les échelles de la ville.

Les énoncés d’une stratégie alternative

Catégorie contestée : la mixité sociale n’est pas une catégorie pertinente pour l’action publique.

Quartiers ressources : les quartiers populaires et ethniques peuvent être une ressource pour leurs habitants, qu’il s’agit de conforter.

La pauvreté comme enjeu : l’absence de mixité sociale est d'abord liée à la concentration de ménages pauvres, quelles que soient leurs origines ethniques.

Mixité endogène : il s’agit de faciliter la promotion socio-économique interne aux quartiers défavorisés et d’y stabiliser leurs élites locales ; l’attractivité des quartiers pour des ménages extérieurs est un objectif de rang secondaire découlant de la réussite de la mixité endogène. Accessibilité aux espaces non résidentiels : l’objectif de mixité sociale peut se réaliser par l’accès des populations défavorisées à d’autres sphères (éducation, emploi, espaces publics, activités politiques, etc.) que la seule sphère résidentielle.

Anti-démolitions : les démolitions doivent rester l’exception dans la rénovation urbaine des quartiers.

Défense du logement social : la privatisation d’une fraction du parc social au sein des ZUS est regardée défavorablement car elle ne répond pas aux besoins des populations défavorisées.

Spécialisation des territoires : les divisions sociales de l’espace et les spécificités du peuplement des quartiers sont des composantes naturelles de la structuration des villes.

Un niveau d’adhésion très variable à la stratégie nationale de mixité sociale