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Chapitre IV : le paradis et le monde de l’au-delà dans l’art chrétien au Moyen

I. La littérature médiévale

1.3. Guillaume de Digulleville

Guillaume naît à Digulleville vers 1295, à 23 Km à l’ouest de Cherbourg, et décède aux environs de 1358. On ne possède pas beaucoup d’éléments sur son enfance et sa jeunesse. Après des études probablement à l’université de Paris, Guillaume entre au monastère cistercien de Chaalis vers 1316 à l’âge de 21 ans1. Ce monastère connaît à cette époque un grand rayonnement intellectuel. Guillaume est surtout renommé par ses différents écrits s’adressant aux gens qui vivent durant la période du Moyen Âge dans une grande peur, en partie justifiée par les incessantes guerres, celle de la guerre de Cent Ans surtout. Famines, épidémies, mort, toutes sortes de misère qui font régner une atmosphère d’angoisse et même de désespoir. Une période où les gens recherchent un signe d’espérance, autrement dit un retour à l’Âge d’Or, et souhaitent retrouver le paradis perdu. La pensée des hommes est profondément influencée par la religion. En particulier, la question de l’au-delà est une source inépuisable d’écrits. La vie et les œuvres de Guillaume de Digulleville s’inscrivent donc dans un moment très sombre de l’histoire de France et d’Europe2.

Son activité littéraire prouve une culture vaste qui ne se limite pas à la littérature religieuse mais englobe aussi la littérature profane. En tant que cistercien, il possède de bonnes connaissances des textes bibliques et des écrits de saint Bernard, le maître spirituel de son Ordre, auquel il se réfère constamment. En ce qui concerne la littérature profane, il ne fait pas seulement allusion au Roman de la Rose (1230-1270) auquel il doit en partie sa technique d’écriture, mais aussi aux multiples autres références littéraires qui se reflètent dans ses œuvres. Il s’inspire en particulier d’auteurs comme Reclus de Molliens, Robert de Blois, Gautier de Coincy et des œuvres comme le Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc, la

Voie de Paradis de Rutebeuf, le Roman de Fauvel et aussi le Renart le Nouvel. À tout cela

s’ajoutent d’autres écrits, romans, fables et épopées. Parmi les écrits de Guillaume de Digulleville, citons sa trilogie des Pèlerinages (le Pèlerinage de la vie humaine, le

Pèlerinage de l’âme et le Pèlerinage de Jésus Christ), le Roman de la Fleur de Lis et onze

poèmes latins en l’honneur de Dieu. Sa trilogie, correspondant à des songes allégoriques, 1 DELACOTTE, J., Guillaume de Digulleville, poète normand. Trois romans-poèmes du XIVe siècle. Les pèlerinages et la divine comédie, Paris, Desclée de Brouwer et Cie, 1932, p. 15-22 ; DUVAL, F., Descente aux enfers avec Guillaume de Digulleville, Saint-Lô, Archives départementales de la Manche, 2006, p. 6.

2 AMBLARD, P., La vie de Jésus selon le moine Guillaume de Digulleville, Paris, Le Pommier-Fayard, 1999, p. 5-7.

occupe une place remarquable dans la production littéraire médiévale et compte parmi les textes les plus répandus1. Elle devient le texte de référence pour les contemporains de Guillaume ; par exemple, il est cité deux fois dans le Songe du vieil pèlerin de Philippe de Mézieres2 et, à partir du XVe siècle, le Pèlerinage de la vie humaine et le Pèlerinage de

l’âme sont utilisés par des clercs dans leur milieu professionnel3.

Dans le Pèlerinage de la vie humaine, composé entre 1330-1331, Guillaume aperçoit en songe la Jérusalem céleste reflétée par un miroir. Et c’est ainsi qu’il se met en route muni de son bâton et de sa besace en quête de cette ville tout en rencontrant de nombreuses péripéties sur le chemin de la vie humaine. Cet ouvrage invite à se pencher sur les modalités de la prière et plus généralement sur la pénitence4. Ce pèlerinage traite de la vie d’ici-bas alors que Le Pèlerinage de l’âme datant de 1355-1358 donne une conception eschatologique et s’inscrit aussi dans le corpus des voyages allégoriques. Il sert de prétexte à la description des lieux de l’au-delà en articulant l’enfer, les limbes et le purgatoire contrairement aux autres textes du XIIIe siècle qui n’en font pas mention5. Dans ce pèlerinage Guillaume est gratifié d’un songe. Son âme séparée de son corps assiste à une confrontation entre un ange et un démon en vue de son jugement. La sentence est placée sous l’autorité du tribunal céleste présidé par l’archange Michel qui effectue la pesée des actes sur la balance. Bien que son poids de péchés dépasse celui de ses bienfaits, Guillaume est condamné à mille ans de peine du purgatoire. Cette scène reprend certains faits de la tradition visionnaire et de l’idée du jugement individuel qui se passe après la mort. Guillaume a une conception autre que celle de ses prédécesseurs pour construire son itinéraire. Son schéma débute par le purgatoire conçu comme un lieu de purification par le feu qui consume progressivement les péchés6. Cet espace ténébreux se divise en quatre sphères concentriques et il le compare (aux vers 3687-3718) à une noix recouverte de trois épaisseurs7. Le noyau central est l’enfer, la peau qui l’entoure correspond aux limbes des 1 DUVAL, F., Lectures françaises de la fin du Moyen Âge. Petite anthologie commentée de succès littéraires, Genève, Droz, 2007, p. 20.

2 MÉZIERES, P., Songe du vieil pèlerin, t. I, Cambridge, Éd. G. W. Coopland, 1969, p. 111 et 114.

3 VEYSSEYRE, G., « Lecture linéaire ou consultation ponctuelle ? Structuration du texte et apparats dans les manuscrits », Guillaume de Digulleville, les pèlerinages allégoriques. Actes du Colloque international de

Cerisy-La-Salle 4-8 octobre 2006, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 329.

4 AMBLARD, P., Le Pèlerinage de Vie Humaine : le songe très chrétien de l’abbé Guillaume de Digulleville, Paris, Flammarion, 1998.

5 CAVAGNA, M., « Enfer et purgatoire », p. 112.

6 DUVAL, F., Descente aux enfers, p. 8.

enfants non baptisés, la coque représente le purgatoire et la bogue qui recouvre toute la noix à l’extérieur est le limbe des saints Pères vidé par Jésus Christ au moment de sa descente aux enfers. Cette comparaison est aussi une originalité de Guillaume1. Le mot infernus peut désigner chez lui à la fois le purgatoire, les limbes et l’enfer comme lieu de la damnation éternelle2.

Mattia Cavagna note que la division quadripartite de l’enfer se trouve déjà dans le traité De Resurrectione d’Albert le Grand où il est question d’un espace infernal constitué de quatre régions : le gouffre inférieur, les limbes des enfants, le purgatoire et les limbes des saints pères. Albert ne fournit pas une structure bien définie de ces régions infernales, il s’intéresse plutôt à leur situation de proximité. Hugues de Strasbourg, un élève d’Albert le Grand, dans son Compendium Theologicae Veritatis, complète les idées de son maître. Il donne à ces quatre régions un agencement vertical en quatre étages superposés. Par contre, Guillaume de Digulleville opte pour une structure concentrique. La grande diffusion du

Speculum humanae salvationis dans les années 1330 permet à Mattia Cavagna de supposer

que Guillaume l’aurait connu : il semble être sa source directe. Ce manuscrit d’un auteur anonyme, à l’instar d’Albert le Grand et Hugues de Strasbourg, développe les quatre régions infernales et les conditions des châtiments appliqués à chaque catégorie de pécheurs. Ce concept quadripartite du monde infernal persiste jusqu’à la fin du XVe siècle3. Après son séjour dans ce lieu, l’âme de Guillaume à la suite de son ange gardien visite toutes les places sur terre où elle a péché, le cimetière où son corps a pourri. À travers cet itinéraire son âme rencontre les âmes d’autres personnes qui subissent elles aussi des peines particulières dans des lieux variés. Grâce à l’intercession de l’Église (prières, dons, messes), la durée du purgatoire est réduite et l’âme peut anticiper sa libération4.

À l’issue de sa visite sur terre l’ange conduit l’âme de Guillaume en enfer. Chaque étape présente des scènes horrifiantes ou édifiantes. Les caractéristiques de l’enfer décrit par Guillaume ne diffèrent pas par rapport à d’autres récits visionnaires. Dans sa description, il évoque un enfer bipartite : l’enfer supérieur décrit comme une série de lieux ténébreux dans lesquels les différents châtiments infligés sont fonction des péchés commis. Et l’enfer inférieur en forme de gouffre où les damnés sont tourmentés sans distinction et 1 DUVAL, F., Descente aux enfers, p. 82-84.

2 CAVAGNA, M., « Enfer et purgatoire », p. 122.

3 Ibid., p. 116-118.

sans ordre et pour l’éternité. Donc Guillaume essaye de présenter les deux conceptions de l’espace infernal : bipartite et quadripartite qui sont en continuité de l’un à l’autre et en même temps superposables1.

Quant à la nature des fautes, Guillaume utilise le principe donné par Césaire de Heisterbach (vers 1180-1240) dans son Dialogus miraculorum, selon lequel Dieu punit le pécheur selon sa faute commise. Cette adaptation découle aussi des anciennes traditions liées aux descriptions infernales qui proviennent de textes apocalyptiques tel celui de

l’Apocalypse de saint Paul2. Il adopte le cadre des sept péchés capitaux mais ne suit pas la liste présentée par Grégoire le Grand, la plus courante3. Concernant les peines instrumentales, Guillaume cite cependant le supplice de la roue cloutée4 (déjà mentionné dans l’Apocalypse de saint Paul). La roue est aussi utilisée pour punir les pécheurs dans le

Purgatoire de saint Patrick. Le châtiment de la pendaison infligé à certains pécheurs

renvoie à des images réelles de la pendaison comme peine de mort, moyen utilisé fréquemment à cette époque du Moyen Âge. Les menteurs, les parjures et les faux-témoins sont suspendus par la langue et cette triade de péchés a pour point commun d’être opposée à la vérité. Dans les visions de l’au-delà, on rencontre assez couramment les peines de l’avalage par un animal monstrueux. Ainsi présentes dans la vision de Tondale, les avares sont dévorés par des chiens, des ours, des lions. Guillaume attribue aux avares le châtiment d’être agressés par les loups et celui de gavage en raison de leur désir insatiable. Le supplice du gavage de pièces enflammées est connu à cette période de l’histoire et dans le

Voyage de saint Brandan il en est aussi question. Les coléreux sont comparés à des ronces

desséchées emportées par le souffle du vent. On les distingue à leur allure physique, ils ont la taille allongée, le teint foncé, les cheveux noirs et crépus et leur pouls est rapide. Pour punir ceux qui s’adonnent à la luxure, on les représente parfois tourmentés par des crapauds, des serpents et, entre autres, par la couleuvre ainsi nommée parce qu’elle vit dans l’ombre, rampe et injecte à ses victimes son venin par sa langue. La vermine, autre châtiment de l’enfer, fait référence à la parole du Christ (Marc 9, 43-49)5. Ce parcours succinct permet de remarquer que tous les sens sont affectés par les divers châtiments,

1 CAVAGNA, M., « Enfer et purgatoire », p. 128-130.

2 DUVAL, F., Descente aux enfers, p. 125.

3 CAVAGNA, M., « Enfer et purgatoire », p. 49.

4 Ibid., p. 128.

toutes les parties du corps sans exception. L’enfer de Guillaume est habité par d’horribles démons dont le chef, Lucifer, est assis lié sur un trône de feu1. La flûte et le tambour sont des instruments utilisés par les démons en opposition aux instruments angéliques. Les Pères de l’Église associent la flûte et le tambour à des rites occultes2 et orgiaques3. Instruments de divinités païennes, ils sont diabolisés. Saint Augustin et Grégoire le Grand rapprochent le tambour à la mort et à la chair humaine. Ainsi Rhaban Maur (IXe siècle) en commentant le

Livre de Daniel 3,5 relie la flûte au diable, à la mort et à l’enfer. Cette association persiste

jusqu’à la fin du Moyen Âge4. La dispute entre les démons et les damnés est un élément caractéristique du raisonnement de Digulleville. Sa visite en enfer est destinée à lui faire comprendre la miséricorde de Dieu et à l’amener de la sorte à la reconnaissance5. Puis l’ange et Guillaume regagnent la terre. L’auteur insère alors dans les vers 5591-6702 une série de visions qui représente un ensemble de sujets doctrinaux6. Enfin, allégé de son fardeau, il peut entamer son ascension vers le paradis. Le pèlerin dépeint le paradis sous la forme de sept sphères emboîtées entourées d’eau habitées par des élus selon leur catégorie. Les martyrs occupent le premier cercle, les prêcheurs le deuxième puis viennent les vierges dans le troisième. Le quatrième cercle est réservé aux anges et le cinquième aux prophètes. Il reste les ermites, les anachorètes et les confesseurs dans le sixième rang. Finalement dans le septième résident Dieu et la Vierge7. La description du monde de l’au-delà dans le

Pèlerinage de l’âme reste une vision non exhaustive mais qui laisse à l’homme sa part de

mystère et d’imagination.

Le troisième ouvrage de Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Jésus Christ (1358), présente la dimension collective du salut à travers la vie de Jésus Christ qui ouvre la porte du paradis. Le prologue commence par la méditation du moine sur l’homélie de la parabole des talents de saint Grégoire le Grand qui fait de Jésus un pèlerin sur la terre. Le désir de Guillaume de voir le Christ l’amène à rencontrer Jésus à travers un mystérieux songe dans un immense jardin. Cet endroit est de toute splendeur, planté d’arbres aux fruits exquis et habité d’oiseaux au chant mélodieux. Le songe de Guillaume se prolonge et il se 1 POMEL, F., Les voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen-Âge, p. 579.

2 Vient du mot occultisme qui est une doctrine avec des pratiques secrètes faisant intervenir des forces qui ne sont reconnues ni par la science ni par la religion et requérant une initiation (cf. le Petit Robert, p. 1519).

3 Des usages excessifs liés à des mœurs déréglées (cf. le Petit Robert, p. 1547).

4 DUVAL, F., Descente aux enfers, p. 45.

5 Ibid., p. 8.

6 POMEL, F., Les voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen-Âge, p. 581.

trouve transporté à présent par des oiseaux sur une haute montagne ce qui lui permet après l’ouverture du ciel d’assister au procès du paradis. Et il devient le spectateur unique et privilégié de l’histoire de la Rédemption1. L’origine de l’idée d’un procès au paradis provient de Bernard de Clairvaux (vers 1140) lors d’un sermon pour la fête de l’Annonciation. Le procès aurait été présidé par la Trinité « pour instruire la cause de l’humanité coupable » suite au péché originel. Il commence par la plaidoirie des quatre filles de Dieu qui sont les quatre vertus nommées par le psaume 85 (84),11 : Justice, Vérité, Miséricorde et Paix2.

Guillaume reprend ces mêmes idées et commence son débat par les raisons de la chute et le rachat du péché. En élevant son regard vers le ciel d’où se diffuse une intense lumière qui l’éblouit, il distingue un cercle d’or prolongé par neuf autres cercles qui tournent autour d’un point central et immobile avec une extrême rapidité. De ce centre émane la lumière, centre de splendeur qui est le trône de Dieu, la clé de l’univers. Sa couleur d’or symbolise la perfection, la royauté et la divinité en lien avec le soleil, un des symboles de Jésus. Les neuf cercles concentriques s’élargissent progressivement. Les deux derniers cercles laissent apparaître la lune et le soleil. Guillaume reste fasciné par cette vision, surtout par le cercle central, couleur de feu et irradiant sa lumière sur les autres cercles. Dieu, sur son trône, dialogue avec l’ange Adam agenouillé devant lui. Il est accompagné de tous les êtres célestes qui composent les neuf hiérarchies célestes. Tous ces anges en activité volent, tournoient ensemble puis brusquement tout chant s’arrête, tout devient silencieux. Tous écoutent l’ange Adam prier, supplier, intercéder pour Adam. Tous s’associent à cette fervente imploration, attristés par cette chute de l’homme. Dieu écoute cette demande mais l’union première a été brisée et pour l’instant l’ange Adam ne peut rien obtenir. Toutefois, la Miséricorde, la Vérité et la Justice qui sont prometteuses d’espérance pour Adam débattent et laissent la décision à la Sagesse de Dieu3. À l’issue de ce procès se décide la rédemption de l’humanité par l’Incarnation et la Passion du Fils de Dieu. Le procès explique le sens du Pèlerinage de Jésus-Christ en essayant de comprendre le pourquoi et le comment de l’Incarnation et de la Rédemption. L’histoire du Christ est

1 LE BOUTEILLER. A., « Le procès de paradis du Pèlerinage de Jésus-Christ : un débat allégorique, juridique et théologique porté au seuil de la dramatisation », Guillaume de Digulleville, les pèlerinages

allégoriques. Actes du Colloque international de Cerisy-La-Salle 4-8 octobre 2006, p. 140-141.

2 BOESPFLUG, F., Le Dieu des peintres et des sculpteurs, p. 65-66.

histoire du salut et le Christ est l’unique voie, c’est-à-dire le seul moyen juridiquement acceptable pour être sauvé1. À travers les trois Pèlerinages, Guillaume vise l’édification du genre humain en traitant la question du salut individuel et collectif. Ils montrent l’aspiration de l’homme au bonheur non terrestre mais céleste. L’objectif didactique de Guillaume de Digulleville à travers tous ces pèlerinages vise la doctrine du salut sous tous ses aspects accomplie par la personne du Christ, le pèlerin par excellence2.

Les trois auteurs, chacun à sa manière, permettent une certaine compréhension des enjeux théologiques et dogmatiques de la conception du monde de l’au-delà dans le contexte du Moyen Âge. Les œuvre artistiques que nous allons examiner vont relever d’autres aspects historiques, culturels et religieux de cette même époque.

1 LE BOUTEILLER. A., « Le Procès de paradis du Pèlerinage de Jésus-Christ », p. 133.

II. Le paradis et le monde de l’au-delà dans l’art des