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Chapitre III : La conception du paradis dans les sources principales de l’islam 91

1.1. Aperçu chronologique

De nombreux travaux concernant la composition et la thématique coraniques ont été réalisés. Soubhi El-Saleh a proposé de diviser les sourates coraniques en trois parties : mekkoises, sourates de transition, médinoises. Selon lui cette classification est logique et pratique. Il est approuvé déjà par les deux orientalistes allemands Nöldeke et Schwally, et le français Régis Blachère7. Malgré les divergences chronologiques, ce type d’organisation est communément admis par la plupart des commentateurs du Coran8. Le style expressif, l’art consciencieux et la puissance poétique de ces sourates ont souvent été soulignés. Elles contrastent fortement avec le ton plus calme des périodes ultérieures de La Mecque et spécialement avec le style relâché et répétitif des années de Médine. Le sujet varie selon les périodes mais ceci n’explique pas l’altération de la qualité littéraire. Il faudrait regarder de 1 Les références coraniques citées sont tirées du Coran traduit par Denise Masson ; traduction revue par Dr. Soubhi El-Saleh, Paris, Éditions Gallimard, 1980.

2 Nous adoptons un système de transcription simplifié sans signes diacritiques particuliers, les voyelles longues â, î, û et les consonnes th, dh, kh, j, sh, gh, la lettre ‘ayn et hamza ’. Les noms et les termes communément employés en français sont écrits d’après le Petit Robert.

3

BLAIR, S., BLOOM, J. M., Images of Paradise in Islamic art, p. 25.

4 PLATTI, E., « Les thèmes du Coran », En hommage au père Jacques Jomier, O.P., Études réunies et coordonnées par Marie-Thérèse Urvoy, Paris, Éd. du Cerf, 2002, p. 175.

5 JOMIER, J., Dieu et l’homme dans le Coran, Paris, Éd. du Cerf, 1996, p. 117.

6 JOMIER, J., Bible et Coran, Paris, Éd. du Cerf, 1959, p. 59.

7EL-SALEH, S., La vie future selon le Coran, Paris, Librairie philosophique J. VRIN, 1986, p. 8-9.

8 BLACHÈRE, R., Le Coran : Tradition selon un essai de reclassement des sourates, Paris, Maisonneuve, 1949-1950 ; cette classification est reprise par PLATTI, E., Islam … étrange ?, Au-delà des apparences au

plus près les changements de circonstances et aussi l’auditoire auquel ces sourates étaient proclamées1.

1.1.1. La période mekkoise

La première partie de la tradition coranique est appelée période mekkoise. Elle se divise elle-même en trois parties. Les écrivains musulmans considèrent que les discours de la première période de la Mecque sont adressés à ceux qui adhèrent à l’islam ou sont sur le point de le faire. Donc les promesses de l’après-vie servent de consolation aux nouveaux convertis qui doivent faire face à la persécution causée par leurs opposants2. Le style poétique des premières années est inspiré par l’auditoire et par la nécessité profondément ressentie de se faire entendre dans une situation difficile. Cependant, malgré la force et la beauté de son langage, Muhammad n’a pas eu beaucoup de succès durant les années 612 à 616. Ses premiers adeptes sont des amis ou des parents issus de familles de peu d’influence. D’où ses fréquentes références à de hautes positions, à l’honneur, au succès, à la victoire et à l’accès à un grand royaume qui accompagnent les descriptions du paradis3. Al-Sîra (biographie du Prophète Muhammad) montre plus en détails les circonstances dans lesquelles vit Muhammad à La Mecque. Le message de Muhammad consiste à annoncer la nouvelle foi déterminée par la croyance à la vie future. Il promet al-janna (jardin ou paradis) à ceux qui croient à sa parole et al-nar (le feu ou l’enfer) à ceux qui n’y croient pas. Ses opposants sont incapables de comprendre son message qu’ils trouvent obscur et loin des réalités terrestres. Or Muhammad insiste seulement sur les promesses de l’après-vie4.

Les quarante-huit sourates de la première période mekkoise peuvent être groupées en quatre séries selon la chronologie de Régis Blachère : la première série de (1-8), la deuxième de (9-31), la troisième de (32-43) et la quatrième de (44-48)5. Par contre Soubhi El-Saleh les divise en cinq séries en reprenant les mêmes explications données à chaque série par Blachère.

1 O’SHAUGHNESSY, T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, Manila, Ateneo University, 1986, p. 90-91.

2 RUSTOMJI, N., The garden and the fire, heaven and hell in Islamic culture, New York, Columbia University press, 2009, p. 5.

3 O’SHAUGHNESSY, T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, p. 91

4 RUSTOMJI, N., The garden and the fire, heaven and hell in Islamic culture, p. 5-10.

-la première série (1-7) : elle se caractérise par l’invitation à la purification, à la charité et à la persévérance mais elle ne fait allusion ni au paradis ni à l’enfer.

-la deuxième série (8-13) : des indications sur le jugement dernier sont données dans ces sourates à l’exception de la sourate CI, al-Qâri‘a (Celle qui fracasse) où émerge l’idée de la récompense et du châtiment. Jusqu’ici, la plupart des descriptions restent matérielles. -la troisième série (14-20) : son thème principal est le jugement. Elle évoque avec insistance les noms génériques du paradis et de l’enfer en apportant des brèves précisions de leurs délices et tourments. La sourate XCII al-Layl (la Nuit) s’achève par la satisfaction du croyant. En revanche, la sourate LXXX ‘Abasa (il s’est renfrogné) oppose les visages rayonnants, souriants et joyeux aux visages poussiéreux et sombres.

- la quatrième série (21-26) présente beaucoup de détails sur le paradis et l’enfer. Le Coran, en insistant sur la vie éternelle, renforce la spiritualité dans un milieu aussi matériel que la Mecque1. En commentant la sourate LXXXI, al-Takwir, (le décrochement) : « et le paradis rapproché » (Cor. LXXXI, 13), Blachère constate que ce passage est un des rares endroits qui utilise le terme paradis avec un article défini. La raison en serait que les quatorze premiers versets de cette sourate traitent du jour du jugement. L’accent est alors mis sur la punition et la récompense définies, toutes deux préparées soit pour ceux qui ont mérité le feu (de l’enfer), soit pour ceux qui ont mérité le jardin (le paradis)2.

Les premières descriptions détaillées du paradis apparaissent dans la sourate (LXXXVIII), Al-Ghâshiya, (celle qui enveloppe). De même, la mention des houris et des éphèbes est soulignée dans la sourate XXIV, al-Nûr (la lumière) et le terme djahannam (l’enfer) dans la sourate LXXVIII, al-Naba’ (l’annonce). L’expression : « Mangez et buvez en paix » se répète dans les sourates XXII, XXIV et XXV, ce qui laisse supposer l’existence de festins au paradis. Dans la chronologie de Soubhi El-Saleh seule la quatrième série de la période mekkoise fournit « un tableau détaillé, pittoresque et vivant du paradis et de l’enfer »3.

- la cinquième série (29-48), évoque d’une manière alternative les noms du paradis et de l’enfer ou les délices et les tourments ; ou encore quelques brèves descriptions des joies et des peines4. Nous remarquons une échelle de valeurs concernant les sourates de la première 1 BLACHÈRE, R., Histoire de la littérature arabe, p. 7.

2

O’SHAUGHNESSY, T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, p. 76 -77.

3 EL-SALEH, S., La vie future selon le Coran, p. 10.

période mekkoise. Il s’agit d’un passage du matériel au spirituel avec des descriptions contrastées de deux réalités futures : celle du paradis et celle de l’enfer.

Au cours de la deuxième période de La Mecque (616-619), Muhammad annonce aux polythéistes l’arrivée de l’Heure. Ses opposants ridiculisent et attaquent son enseignement concernant la résurrection des corps, le dernier jour, la vie future, ainsi que ses affirmations disant qu’il a reçu des révélations divines1. Le style de ces sourates diffère de celui des précédentes. Le récit s’amplifie, le ton s’apaise, une monotonie de la rime apparaît mais en même temps ces sourates comportent des traits plus fermes et suscitent chez les sceptiques une grande frayeur2. Ceci peut expliquer la nouvelle emphase mise dans les sourates de cette période sur les notions chrétiennes du paradis en tant qu’héritage mérité par les croyants, sur la sécurité, sur le succès, l’honneur, les lieux élevés et la fin heureuse du voyage3.

Les sourates de la deuxième période mekkoise comportent 21 textes. Elles décrivent le jugement dernier, les récompenses et les châtiments du monde de l’au-delà d’une manière « plus courte et moins pittoresque et évoquées souvent en traits peu variés »4. Le plus important de ces descriptions du paradis est le rappel des promesses faites par Dieu (Cor. XIX, 61-62 et XXV, 15-16), du pardon des péchés commis (Cor. XIX. 60-61) et de la réunification future avec les êtres aimés (Cor. XXXVI, 56 et XLIII, 70). Leurs éléments peu diversifiés sont liés selon El-Saleh « à une adaptation à de nouvelles circonstances »5.

La troisième période de La Mecque se situe entre 619 et 622. Elle est la période la plus dure car Muhammad passe par des épreuves : Khadija, sa femme, meurt en 619. Peu de temps après, ses proches, les Hachémites, s’éloignent de lui. De ce fait, il cherche des disciples à at-Ta’if, une ville voisine, faisant un pacte avec certains néophytes de Médine6. Les sourates de la fin de cette période comportent souvent des vocatifs : « Ô hommes » et « Ô peuple » ce qui indique qu’il s’est tourné vers un plus large auditoire, changement

1 O’SHAUGHNESSY T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, p. 95-97.

2 BLACHÈRE, R., Le Coran : Tradition selon un essai de reclassement des sourates, p. 132-133.

3 O’SHAUGHNESSY, T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, p. 95-97 ; PLATTI, E., Islam … étrange ?, p. 66-67.

4 BLACHÈRE, R., Le Coran : Tradition selon un essai de reclassement des sourates, p. 132.

5 EL-SALEH, S., La vie future selon le Coran, p. 10.

remarqué par son ton libre, l’amplitude et la plénitude des descriptions du paradis1. Contrastant avec l’isolation à laquelle il est soumis durant les dernières années à La Mecque, le mot ashâb (compagnons, camarades) est utilisé huit fois dans les descriptions du paradis. Cette période se distingue par des détails descriptifs qui se raréfient et se simplifient2.

1.1.2. Les sourates de transition

Elles indiquent une évolution de la pensée religieuse : la description matérielle et détaillée est remplacée par des évocations plus abstraites. Cette abstraction est remarquée par l’apparition d’un terme inhabituel, dans la sourate XIII al-Ra‘d (Le tonnerre), une des dernières sourates de transition, le mathal, (image en représentation) : « Tel est le Jardin promis à ceux qui craignent Dieu : les ruisseaux y coulent, ses fruits et ses ombrages sont perpétuels. Voilà la fin de ceux qui auront craint Dieu, tandis que la fin des incrédules sera le Feu » (Cor. XIII, 35). L’emploi de ce terme indique ce changement descriptif allant du matériel vers l’abstrait3.

1.1.3. La période médinoise

À Médine, Muhammad continue à jouer son rôle de messager très caractéristique de cette époque. Son autorité devient plus importante en tant que dirigeant et chef de la communauté4 qui a pris son indépendance au point de vue politique5. Al-Sîra explique qu’à Médine, les récompenses du paradis et la foi en l’après-vie encourage les forces militaires. Muhammad et ses Compagnons ont combattu dans trois batailles : Badr (624), Uhud (625) et al-Khandaq (627). Les promesses paradisiaques ne sont pas seulement une consolation mais une justification pour la victoire des musulmans. Cette victoire est considérée comme une cause de leur force et de leur vrai message issu de Dieu6.

1 BLACHÈRE, R., Le Coran : Tradition selon un essai de reclassement des sourates, p. 350-351.

2 EL-SALEH, S., La vie future selon le Coran, p. 11.

3 Ibid., p. 11.

4 O’SHAUGHNESSY T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, p. 103 ; BLACHÈRE, R., Le Coran :

Tradition selon un essai de reclassement des sourates, p. 719-721.

5 JOMIER, J., Dieu et l’homme dans le Coran, p. 136.

L’évolution vers la spiritualité est encore plus sensible dans les sourates médinoises1. De nouveaux thèmes sont associés au terme du paradis tels la satisfaction et l’agrément divin,

ridwân qui semblent indiquer une réciprocité entre Dieu et ses adorateurs. La sourate IX, Al-Tawba (l’immunité) place la satisfaction de Dieu au-dessus de celle des croyants : « Il

leur a promis d’agréables demeures dans les Jardins d'Éden, mais la satisfaction de Dieu est plus grande » (Cor. IX, 21) ou encore « … Il leur a promis d’excellentes demeures situées dans les Jardins d’Éden. La satisfaction de Dieu est préférable : voilà le bonheur sans limites ! » (Cor. IX, 72). Ici, le changement est radical2. L’approbation de Dieu est un cadeau plus important que les plaisirs du paradis comme le note le commentateur Zamakhsharî3. Le Coran présente la satisfaction comme étant mutuelle : Dieu se réjouit de leurs actes et les justes se réjouissent de la récompense qu’Il leur donne. À l’occasion du jour du jugement dernier, cette satisfaction est mise en évidence4.

Dans d’autres textes, le terme fawz (victoire) ou des dérivés de son radical sont utilisés pour décrire le paradis comme un triomphe pour les justes. À l’origine, ce mot est utilisé dans la période de La Mecque portant un sens local d’« un endroit de triomphe » (Cor. LXXVIII, 31). Il est devenu un stéréotype qui apparaît quatorze fois dans la période de Médine dans des combinaisons variées indiquant toutes que les justes triomphent, se retrouvent dans un lieu de triomphe, ou jouissent d’un splendide triomphe5. Un autre thème associé aux textes sur le paradis est celui du divin pardon. Ce n’est plus l’attribut divin « miséricorde » (rahma) de la période de La Mecque qui apparaît dans la sourate LXXVI, 31 comme un synonyme de paradis. Le terme utilisé à Médine signifie l’actif pardon de Dieu, exprimé par le verbe kaffara, c’est-à-dire Dieu efface, annule ou pardonne le péché, ou par ghafara : Dieu pardonne les péchés, les deux radicaux ayant le même sens basique de « couvrir ». Bien qu’ils soient employés ensemble tout au long de la période médinoise, chacun semble avoir son propre contexte et sa propre connotation. Kaffara, dont le sens est identique à celui de son analogue hébreu kafar, indique un pardon conditionné par une certaine action de celui à qui on pardonne, suivie de la récompense du paradis : « …

1 EL-SALEH, S., La vie future selon le Coran, p. 11.

2 Ibid., p. 11-12.

3 Al-Zamakhsharî (1074-1143) : théologien, grammairien et moraliste musulman, célèbre commentateur du Coran influencé par le mutazilisme cité par O’SHAUGHNESSY T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, p. 102-103.

4 JOMIER, J., Dieu et l’homme dans le Coran, p. 126-127.

J’effacerai les mauvaises actions de ceux qui ont émigré, de ceux qui ont été expulsés de leurs maisons, de ceux qui ont souffert dans mon chemin, de ceux qui ont combattu et qui ont été tués. Je les ferai certainement entrer dans des Jardins où coulent les ruisseaux. Ce sera une récompense de la part de Dieu » (Cor. III, 195) et aussi (IV, 31 ; V, 12- et 65 ; XLVIII, 5 ; LXIV, 9 ; LXVI, 8). Les sourates comportant le mot Ghafara sont en général présentes dans des textes d’exhortation, associés à une promesse de paradis et de pardon : « Si on pouvait obtenir le pardon de Dieu et entrer au Paradis » (II, 221 ; III, 129-136 ; IV, 96-99 ; LVII, 21 ; LXI, 12 ; LXVI, 8) ; à condition que Ghafara soit lié aux trois pratiques de la part de croyants : « Obéis à Dieu et à son messager, récite les prières rituelles et donne l’aumône ». L’insistance mise sur le pardon divin et la récompense par le paradis est ce qu’on peut attendre des circonstances historiques de cette période1. Toutefois, ces sourates rappellent brièvement mais fréquemment le sort réservé à ceux qui n’adhèrent pas à l’islam et ses conceptions. Elles visent les nouveaux opposants. Les reproches à leur égard demeurent mesurés tant que reste l’espoir de les rallier à l’islam mais à la fin ils deviennent nets et cruels2.

Cette période donne l’impression d’une diminution de la vigueur d’imagination et un amoindrissement du genre poétique des premiers jours à La Mecque, remplacés par une espèce de répétitivité3. Les vingt-quatre sourates de l’époque médinoise ont aussi leurs traits propres et une longueur très variable. Leur style est en lien avec les conditions nouvelles dans lesquelles vit Muhammad. Les expressions utilisées marquent fortement l’influence du milieu israélite de Médine4.

Après ce parcours chronologique de classement des sourates, nous allons examiner les termes, les notions et les expressions qui déterminent l’eschatologie coranique.

1 Ibid., p. 105-106.

2 JOMIER, J., Dieu et l’homme dans le Coran, p. 136-137.

3 O’SHAUGHNESSY T.J., Eschatological themes in the Qur’ãn, p. 107-108.

1.2. Le Décret de Dieu, Destin de l’homme :