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La grande échelle interroge fatalement le statut du projet et ses méthodes

I. Les méthodes

1) La grande échelle interroge fatalement le statut du projet et ses méthodes

Le projet moderne

Dans l'époque contemporaine, le projet architectural a été légitimé par le projet moderne. L'organisation démocratique de la société justifiait que l'on recourre au projet, en lien avec les utopies sociales modernes. Mais, quelle que soit son échelle, le projet moderne était fondamentalement utopique. C'est pourquoi dans son cas, la notion d'échelle est relative; le projet était relativement indifférent à l'échelle. L'architecture moderne envisageait le bâtiment, la ville et le territoire en continuité conceptuelle totale, en niant toutes contingences (telles que le parcellaire, par exemple) au bénéfice de l'unité utopique. Néanmoins, la modernité du projet envisageait les déplacements comme l'un des fondements de la ville moderne, aux côtés des établissements humains. L'échelle territoriale était ainsi envisagée dans le postulat d'une coïncidence entre les grands réseaux contemporains de communication et l'architecture. Cette coïncidence, qui fondait par exemple le Plan Obus d'Alger de le Corbusier, ne s'est pas vérifiée, mais elle hante toujours l'imaginaire moderne (voire post-industriel: c'est également l'hypothèse d'Alain Guiheux dans l'exposition du Fresnoy Studio national, La ville qui fait signes en 2004), en légitimant l'architecture à l'échelle territoriale.

Le projet urbain

Pour sa part, le projet urbain est né de la crise structurelle que traverse notre civilisation depuis une trentaine d'années. Dans les dernières décennies, le projet urbain s'est en effet vu reconnaître à son tour une légitimité, autour de la question de l'espace public comme champ ouvert du fonctionnement démocratique des villes européennes. Dans une certaine mesure, le projet urbain succédait au projet moderne, en reconnaissant désormais la multiplicité des échelles comme fondement d'un projet différentialiste, relais d'une stratégie urbaine. Dans cette occurrence, le projet architectural ne disparaissait pas, mais était désormais assujetti au projet urbain (en contradiction totale avec le projet moderne: le plan de Nemours de le Corbusier, par exemple). Néanmoins, paradoxalement, la crise structurelle avait gommé le projet à l'échelle territoriale; le projet urbain semblait désormais constituer l'échelle ultime de l'imaginaire du projet.

La question du langage

Mais le projet urbain n'est pa sle seul produit de la crise. Ce qui a changé également au tournant des années 70-80, et qui a pris tout son sens après la chute du mur, c’est que, comme le dit Gilles Deleuze, "le langage existe" (L'importance du langage dans l'imaginaire contemporain est manifeste depuis Saussure, qui a posé le langage comme conventionnel. Dans une interview, Deleuze dit que ce qu'il y a en commun entre Barthes, Levi Strauss, Lacan, Foucault et lui-même, c'est le fait que le langage existe. Pour l'architecture, on peut rajouter au moins Eisenmann et Koolhaas, qui se réfèrent explicitement ou implicitement aux travaux des formalistes russes). On peut dire qu’après Louis Khan, et ses épigones qui achèvent l'époque moderne (Bernard Huet, par exemple), l’architecture prend la parole, développe ses singularités dans un monde complexe, à l’opposé de l’homogénéité des années 60.

Nous héritons en effet de l’attitude moderne face à la nouveauté constructive et à l’invention typologique, mais nous posons désormais une singularité expérimentale. En paraphrasant Lacan, on peut dire que l'architecture est structurée comme un langage. Désormais,

l'architecture, c'est de la construction, de la typologie, de l'espace et du langage (on parle désormais de langage architectural)113

.

Par ailleurs, au-delà même du projet urbain, le projet contemporain n'assume plus la dimension utopique du projet; non pas qu'il ne concrétise plus une vision rêvée de la société, mais désormais cette vision se complexifie en passant par la reconnaissance du sujet (en témoigne la référence aux surréalistes des projets de Rem Koolhaas et Elia Zenghelis).

C'est donc à un projet plus complexe que l'on a affaire, en rupture avec la rationalisation du projet moderne.

Le post-modernisme

Pour éviter toute confusion, il faut insister sur le fait que cette singularité se situe à l’opposé d’une recherche de style. En effet, on sait que l'époque post-moderne a d'abord été marquée par le renouveau d'une approche stylistique. La reconnaissance de l'architecture en tant que structurée comme un langage a d'abord connu cet écueil, que l'architecture contemporaine a dépassé en insistant de plus en plus sur la question structurale (il ne s'agit pas là de construction, mais bien de structure interne au processus, la structure comme procédé, comme chez Victor Chklovski). Bien évidemment, cette nouvelle dimension est paradoxale, complexe, là où construction, typologie et espace étaient simples, quasi univoques. Ainsi, par exemple, singularité et neutralité ne s'excluent nullement désormais.

La complexité

On peut poser que la complexité c'est le point de vue théorique de l'époque contemporaine, ce qui n'est pas sans rapport avec le nouveau statut du langage.

Par exemple, on peut penser que la ville a toujours été complexe, mais qu'il y avait dans le passé une volonté de simplification, de mise en ordre, d'ordonnancement. Selon les époques, c'était là le rôle de la composition urbaine, de l'urbanisme, du projet urbain, etc…

Aujourd'hui, plutôt que de vouloir simplifier la ville, cette complexité nous intéresse comme source de singularité (Ce que montrent Umberto Eco, Edgar Morin, mais aussi déjà Chklovski en 1923, que l'on peut rapprocher des vues, au sens propre du terme, de Dziga Vertov ). Désormais, la ville est envisagée comme champ d’investigation, d’expérimentation. C’est pourquoi nous nous intéressons, par exemple, à la mémoire, aux traces, au déjà là comme source de projet, comme à la typologie et à la construction, mais aussi aux flux, aux énergies de la ville. C’est en cela qu'Euralille, peut être considérée comme laboratoire témoignant de la complexité d’après la chute du mur (la chute du mur met fin à un monde bipolaire simpliste)... C'est pourquoi on peut entendre "fuck the context", la célèbre phrase de Rem Koolhaas, comme méthode de fécondation de la ville (faire un enfant dans le dos de la ville, pour paraphraser Deleuze, au sujet de Nietzsche).

Démarche cumulative, syncrétisme, nouveaux paradigmes

La démarche architecturale est aujourd'hui cumulative: ainsi, il ne s'agit pas de renoncer à la modernité, mais de l'interpréter comme langage architectural. De même, on peut évoquer un syncrétisme de l'architecture, où les diverses recherches architecturales dialogueraient sans cesse et à distance. Dès lors, ce que le contemporain exclurait, c'est l'exclusion. La complexité est par nature inclusive.

De ce point de vue, tout est matériau. On peut évoquer un nouveau matérialisme, issu de la linguistique. Il y aurait bien une prémonition des avant-gardes Russes: la construction active

113 Branzi Andrea, Nouvelles de la métropole froide, Par "seconde modernité", j'entends acceptation de la

modernité en tant que système culturel artificiel, non pas fondé sur les principes de nécessité et d'identité, mais sur un ensemble de valeurs civiles et linguistiques qui, bien que fixées par convention, nous permettent toutefois de choisir et de concevoir(p.108).

de la forme concilie constructivisme et formalisme. Il s'agit là d'une nouvelle alliance théorique, matérialisée par la logique du "work in progress" des démarches contemporaines de l'œuvre ouverte. La méthode que nous avons élaborée pour la présente recherche: constitution d'une matrice superposant des couches de compréhension du territoire, invention d'une couche utopique et scénarios, renvoie à ces démarches en empruntant des procédés issus des formalistes russes et revisités par les méthodes d'investigation contemporaines (celles d'OMA et d'Eisenmann).

Mais au delà de l'architecture, on peut aussi évoquer des logiques de continuité de la ville, à travers l'abolition remarquable et paradoxale de la rupture public-privé. Désormais la ville est une scène: à la porosité des espaces chez les architectes, remarquable aussi bien dans le thème de l'îlot ouvert que dans la ville de l'âge trois, répond l'exhibition scénographiée des corps. Ainsi, la singularité n’est pas uniquement le fait de l’architecture: l’individu habite la ville. De même, à l'opposé de l'ère moderne, la nouvelle plasticité est liée à la continuité et non plus à l’articulation. L'ère nouvelle est celle de la plastique qui succède à l'ère moderne de la mécanique, marquée par l'articulation. Mais l'ère de la plastique se révèle paradoxalement plus complexe que celle de la mécanique. À ce sujet, on peut évoquer la prémonition corbuséenne de la plasticité, dans la plupart de ses projets, et particulièrement dans la Plan Obus d'Alger (le seul projet explicitement mécanique de Le Corbusier est celui du Palais des Soviets, ce qui constitue un paradoxe, compte tenu des références constantes aux métaphores mécaniques, dans ses écrits).

Mais la continuité, c'est aussi l'abolition de la rupture architecture-ville. La hiérarchisation traditionnelle, où l'urbanisme domine l'architecture est en partie bouleversée. De ce point de vue, il est intéressant de comparer Euralille et Neptune. Ces deux projets contemporains, initiés tous deux par Jean Paul Baïetto, ont connu des développements très différents: tandis que Rem Koolhaas s'est emparé du niveau architectural, en en faisant le thème même du projet (le triangle, la gare, les tours, etc…), Richard Rogers, et surtout Mike Davis se sont limités au travail sur le master plan, contraint par les workshops imposés par l'agence d'urbanisme de Dunkerque. En fait, leur démarche est restée une démarche traditionnelle d'urbanisme, agissant sur les connexions et l'espace public. A l'inverse, la question de l'espace public est celle qui semble la plus absente d'Euralille. Mais, contre les principes de l'époque moderne, le succès d'Euralille et l'échec relatif de Neptune montrent qu'il ne peut plus y avoir de discontinuité entre l'architecture et l'urbanisme. Ici, c'est la singularité architecturale qui devient garante du succès de l'urbanisme.

D’où, là encore, la question flagrante du langage. On assiste ici à des opérations en analogie à la linguistique. On peut penser que ceci est dû au fait que l'architecture donne forme à la ville, concrétisant les rêves de ville.

Mais en fait, ici le contemporain révèle le moderne. Dans les faits on a toujours rêvé la ville: le rêve a toujours été plus important que la rationalisation urbaine, pourtant bien nécessaire, et qui occupait tout le discours (les années 50 rêvent la solidarité, les années 60 les "airs", les années 70 la ville citoyenne, etc…).

Voilà donc désormais le cadre de l'action de l'architecte.

Le projet à l'échelle territoriale

Qu'en est-il alors du projet à l'échelle territoriale? Cette échelle était convoquée par le projet moderne (le plus emblématique est sans doute le plan Obus d'Alger), en continuité du projet d'architecture. Le projet de territoire était alors un très grand projet d'architecture, où l'unité radicale du projet était assumée par l'infrastructure (notons que cette unité était si forte que les singularités pouvaient s'y exprimer sans difficulté, exactement comme dans la maison domino, où l'unité structurale était telle qu'elle pouvait supporter sans peine la diversité

éventuelle des contingences constructives). Il est clair que le projet à l'échelle territoriale ne peut plus avoir la même clarté, même si cela reste une tentation pour les architectes; en témoigne le projet de Luigi Snozzi pour la Randstad (Snozzi a proposé d'entourer le cœur vert de la Randstad par une voie ferrée circulaire, dont les gares équidistantes seraient traitées comme des portes à l'échelle du territoire). Désormais, seule la puissance économique de Disney est susceptible d'inscrire une figure aussi radicale sur le territoire.

Mais, une série de paradoxe apparaissent alors:

D'une part, les méthodes du projet contemporain, reconnaissant les logiques de collage, de montage, se trouvent en porte à faux avec les méthodes du projet urbain, qui fonctionnent toujours dans la logique de l'unité formelle, d'autant que la reconnaissance de la ville diffuse comme représentant "la forme visible et émergente d'une condition urbaine qui transforme la nature et le concept même de ville et qui agit aussi dans la ville ancienne"114

met à mal ces méthodes. D'autre part, le projet dans sa dimension critique tend à rompre avec le consensus de l'emboîtement des échelles. Déjà en 1969 "no stop city" (Archizoom associati) faisait l'impasse sur l'échelle architecturale, alliant directement l'échelle de l'objet à celle du territoire. À Euralille, Rem Koolhaas escamote l'échelle urbanistique, en articulant directement l'échelle architecturale et l'échelle territoriale, en continuité du manifeste rétroactif pour Manhattan de son ouvrage New York délire. Il faut voir dans ces deux exemples une critique du rôle moralisateur de l'architecture et de l'urbanisme, interprétés désormais dans la même tradition de l'unité formelle. En ce qui concerne l'urbanisme, il est clair qu'en France, les règles architecturales des Plans d'Occupation des Sols ont longtemps donné raison à cette critique.

Par rapport à l'utopie radicale portée par le projet moderne, peut-être faut-il évoquer l'utopie "douce" (soft utopy) du projet post-industriel, de cette seconde modernité qu'évoque Andrea Branzi: "C'est là cette seconde modernité dont je parle: raffinée, sensorielle, protégée, intelligente, compromise. Il s'agit essentiellement d'une modernité qui a perdu la guerre de l'universalité, mais a gagné la bataille qu'elle a livrée pour délimiter de manière durable un territoire de l'imaginaire, pour être une part stable de la réalité". Andrea Branzi montre en quoi le statut du projet s'en trouve modifié: "Dans la métropole hybride, le projet n'est plus un facteur tendant à modifier le monde, mais plutôt un acte qui crée une nouvelle réalité venant s'ajouter à celle qui existe déjà afin de l'enrichir, de la rendre plus complexe, d'augmenter… les possibilités de choix". Mais la chute du mur de Berlin a ouvert la nouvelle ère de la métropole froide, dans laquelle le projet prend un nouveau sens. En référence à cette nouvelle ère, Andrea Branzi pose trois théorèmes: l'écologie de la complexité, l'écologie du projet et l'écologie des relations. L'architecture de la grande échelle, à condition "d'œuvrer pour que l'environnement trouve un juste équilibre, provisoire et expérimental entre ces trois logiques différentes - technologique, productive, formelle -, en ayant une vision riche et sensible du monde artificiel" pourrait être aujourd'hui le lieu d'un tel projet. Non plus le projet total de la clarté, n'en déplaise à Snozzi et à Disney, mais un projet humaniste, complexe et multiforme, évaluant sans cesse les équilibres en jeu.

C'est dans cette optique que l'on peut évoquer la métropole comme "œuvre ouverte", source d'un texte infini. Le projet aurait alors comme statut de faire émerger des possibles, de rentrer en résonance avec les différents discours du territoire, d'explorer les relations entre les hommes et le monde artificiel de la métropole, renvoyant ainsi à la dimension anthropologique de l'espace, clairement évoquée par Patrick Picouët et Dominique Vidal, dès notre premier séminaire.