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I. Les méthodes

2) Démarches d'ateliers : hypothèses pédagogiques

Tout en partant chacun de la même proposition de travail, formulée par Philippe Louguet dans l'exposé initial de la recherche, les deux autres ateliers d'architecture (dans la suite désignés par groupe “Doutriaux”, à l'ENSA et groupe “Bourez”, à l'ISA) l'ont néanmoins interprétée avec quelques différences et l'ont inscrite dans des processus propres.

Remarque : Si chaque démarche est ici décrite, il faut néanmoins signaler que Bénédicte Grosjean était elle-même enseignante associée au groupe “Bourez” dans le cadre du volet “enseignement” de ce programme, avant d'être invitée à poursuivre dans le volet “recherche” : c'est pourquoi la posture comparative sur laquelle se base la suite de ces analyses ne sera forcément pas symétrique.

Préférant assumer cette position particulière, à la fois observante et observée, dans le dispositif “d'enquête”, ce texte investigue, décrit et décortique dès lors plus particulièrement les résultats de l'atelier “Bourez”, tandis que les deux autres permettent de mettre en évidence soit les récurrences ou les spécificités dans les approches architecturales des territoires de grande échelle.

L'atelier “Louguet”, très synthétiquement, s'organisait en trois phases : 1) constitution d'une "matrice" :

relevé non hiérarchisé de données sur le territoire (…) Dans le même temps, chaque étudiant réalise un projet imaginaire exprimant très librement l'appréhension subjective du territoire.

2) élaboration de scénarios :

formulation d'une hypothèse et conséquences (hiérarchisation des données, formation de polarités, de densités…). Individuellement, chaque étudiant tisse des liens entre les différentes couches de la matrice, en hiérarchisant les données selon une hypothèse (prégnance de l'histoire, de la géologie, des flux, etc.) et en tire les conséquences formelles. (…) À ce stade, les scénarios ne sont pas exprimés uniquement en plan, mais font intervenir la coupe..

3) projet architectural :

il s'agit d'un zoom effectué par chaque étudiant individuellement. L'enjeu est la mesure de la pertinence formelle de la logique matricielle mise en place à l'échelle

territoriale.

Pour l'atelier de Tournai, au départ, ce canevas correspondait trop à la démarche d'un projet architectural classique (c'est-à-dire, à l'échelle d'une seule parcelle), qui commence traditionnellement par s'intéresser au territoire où il s'inscrit (phase 1 ci-dessus), pour en tirer une “intention” sur le rapport à créer avec celui-ci (phase 2). C'est pourquoi, pour poser pleinement la question de la grande échelle, l'atelier a considéré que cette dernière devait aussi apparaître dans le troisième point (phase 3) : le projet.

On voit ainsi que cet atelier a reposé sur une hypothèse pédagogique implicite : le fait qu'il serait possible “d'architecturer” un territoire de grande dimension, c'est-à-dire “d'appliquer une démarche d'architecte” à la grande échelle.

La suite de ce travail a bien entendu pour but d'investiguer et de nuancer ce qu'impliquerait ici, exactement, le terme “architecturer”. Mais on en trouve déjà des pistes dans le premier texte d'Olivier Bourez distribué aux étudiants, autour de la notion de “rapport” :

Le champ disciplinaire de l’architecture consiste précisément à instituer des rapports par lesquels l’homme se tient face au réel. (…) Rapports de l’architecture à la ville mais également rapports de la ville aux territoires, rapports de l’espace bâti aux paysages, rapport public/privé, plein/vide, rapport des édifices entre eux, etc… (…) signifiant qu’une chose n’est pas complète, qu’elle ne peut se mesurer qu’à l’aune d’une autre. (…) Les rapports sont ce qui ordonne l’existant et ce qu’appelle le projet. Nous invitons les étudiants à interroger les structures de constitution de la ville, du paysage et du territoire pour s’y ‘sourcer’ et inscrire leur travail au-delà de « l’œuvre architectural autonome » ; l’architecture n’a pas, a priori, la liberté de l’œuvre d’art. Trouver des mesures plus grandes que soi, individuellement, pour participer à la vie des hommes en société est la préoccupation essentielle de l’atelier.

L’architecture ne clôt pas des petits univers fermés. Au contraire, elle sert la fabrique des liens sociaux. Les rapports physiques énoncés plus haut accompagnent les rapports qui établissent les sujets humains en société. L’architecture s’y rencontrera comme un processus culturel, un service public. (…).La question des rapports est

architecturale et citoyenne. C’est dans l’attention pour ces rapports qu’un projet se déterminera.137

On peut ensuite relever une deuxième caractéristique de l'atelier de Tournai (avant d'en regarder la production graphique), dans le choix des “couches” que les étudiants ont sélectionnées pour constituer la matrice de la première étape.

Là où les autres ateliers se sont efforcés de couvrir toutes les facettes du territoire et de sa situation transfrontalière, y compris sociales, économiques, politiques, stratégiques, chacune correspondant à une “couche” de la matrice, le groupe “Bourez” n'a travaillé que sur trois facettes - les réseaux (infrastructures), les découpages (limites et frontières diverses), la matière construite ou “le grain de la ville” (les formes d'urbanisation) - et, pour compléter la notion de “transfrontalier”, sur une approche des usages à travers les itinéraires quotidiens et hebdomadaires des étudiants eux-mêmes.

Cependant, la matrice de cet atelier, bien que constituée d'un petit nombre de couches, allait acquérir son épaisseur en les déclinant chacune, de deux manières : dans le temps (la formation/disparition des réseaux, par exemple) et dans les échelles spatiales (la démultiplication fractale de la ligne frontalière, par exemple).

Ainsi, la seconde hypothèse méthodologique, un peu moins implicite, de cet atelier est bien celle d'une spécificité du “regard” de l'architecte : derrière ce choix restreint de couches, il y a la volonté de mettre l'accent sur la forme et la matière du territoire comme objets de l'architecte, et de mettre en second plan d'autres éléments, également descriptifs du territoire, tels que stratégies politiques, données économiques, césures sociales. Elles sont en effet considérées, dans le même texte, comme faisant partie intégrante de “l'urbanisme” mais non de la discipline “strictement architecturale” :

Nous interrogeons le territoire, le paysage, la ville dans leur dimension strictement architecturale, morphologique, structuraliste ; le point de vue de l’urbanisme, domaine pluridisciplinaire, n’est pas abordé. Ainsi la sociologie, l’économie, etc. et, d’une manière générale, toutes les disciplines qui accompagnent habituellement les réflexions urbanistiques, sont partiellement oblitérées.138

Sur base de ces observations, on peut alors mettre en évidence à quel point le troisième groupe, mené par Emmanuel Doutriaux et Cédric Michel, a nourri des ambitions exactement contraires. Car il s'agit pour eux de :

- faire réfléchir les étudiants sur des questions de société contemporaine :

“Appréhender un enjeu sociétal spécifique dans le cadre de l’ère de la globalisation (…) ; exploiter un savoir sur l’histoire et l’actualité du débat architectural et

urbain”139

- mais aussi de restreindre ensuite très fort le projet lui-même :

“Pratique du projet sur la base d’un programme de petite [taille] dans le cadre d’un environnement prescrit et d’ampleur limitée”140

.

137 BOUREZ Olivier, DELHAY Sophie, GROSJEAN Bénédicte, Livret de l'étudiant , ISA Saint-Luc de Tournai,

2007-2008, p. 4.

138 Ibidem, p. 5.

139 “ Objectifs pédagogiques”, in : Architecture de la grande échelle, Atelier S9, groupe de projet Doutriaux /

C'est ainsi que le groupe de Tournai se retrouve dans une position méthodologiquement décalée par rapport aux autres groupes, et ce à deux titres principalement :

- d'un côté, il a travaillé au moyen d'une matrice d'analyse du territoire restreinte à quelques critères – jugés suffisants pour étudier son “architecture” - alors que les autres cherchaient dans cette phase à décliner le plus objectivement possible les facettes pouvant en rendre compte dans sa globalité ;

- et de l'autre côté, il a cherché à construire une démarche de projet qui serait “architecturale” bien que s'appliquant à un territoire de larges dimensions, là où les autres groupes ont progressivement circonscrit le champ de la réflexion pour retrouver, dans la troisième phase nommée “projet”, l'échelle plus restreinte qui est traditionnellement dite “architecturale”. Cependant, une dernière notion à introduire dans l'analyse de ces différentes démarches - celle de “scénario” - complexifie et enrichit la vision a priori dichotomique ci-dessus.

En effet, dans les phases d'atelier décrites en amont par Philippe Louguet, c'est la notion de “scénario” qui articule le passage des échelles et surtout, c'est dans ce mot que réside bien, également, une posture “projectuelle” de l'architecte à l'échelle du territoire : il l'utilise en dédoublement du mot “hypothèse” de projet.

Enfin, le “scénario” y désigne aussi - comme dans l'atelier “Doutriaux” - la vision, l'intention que peut partager un groupe d'étudiant, avant que chacun ne se sépare pour lui donner une forme architecturale : celle-ci étant par contre personnelle, dans la tradition de l'architecte- artiste.

Or, le groupe de Tournai a également utilisé cette notion de “scénario” - très diffusée

aujourd'hui sans être toujours très définie, et donc assez appropriable - mais visiblement dans un autre sens, puisque la posture de projet architectural y était assumée dès la grande échelle - sans que l'on juge nécessaire de changer de mot - et que les étudiants ont travaillé en groupe jusqu'à la dernière étape de mise en forme des projets.

C'est donc finalement encore à travers ce troisième écart, autour du “scénario” et surtout de son rôle dans le processus de projet, ou à sa place, que vont être analysées ces démarches d'ateliers.