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1. Contexte scientifique

1.4.2. Les fractionnements de l’hydrogène et de l’azote à basse température

Plus de 30 ans après leur découverte, l’origine des excès en deutérium observés dans la MO fait encore l’objet de débats (Robert 2003). Il est pourtant maintenant admis que les réactions chimiques ions-molécules sont les plus favorables pour produire des fractionnements aussi importants que ceux indiqués dans la section précédente (Geiss & Reeves 1972), (Watson 1974), (Brown & Millar 1989).

L’explication communément acceptée est qu’il s’agit d’un fractionnement isotopique dû à des réactions chimiques entre espèces ionisées et molécules (des réactions ions-molécules) à basse température (T=10-50K) (Geiss & Reeves 1981), (Robert 2006).

Le rayonnement UV ou le GCR ionise les molécules neutres qui réagissent alors avec d’autres espèces neutres telles que HD. Les réactions ions-molécules sont exothermiques et ne présentent pas de barrière d’activation. Le facteur de fractionnement isotopique α dépend de la température : α(T) = exp(∆E/T), où ∆E est l’exothermicité (exprimée en K) spécifique à chaque réaction (Aléon & Robert 2004). À des températures suffisamment basses (< 50 K), l’exothermicité fait que la réaction (1) (∆EH = 230 K (Millar et al. 1989)) est plus favorable dans le sens ( ), c’est-à-dire que la réaction peut favorablement transférer du D du réservoir principal HD vers un réservoir moléculaire H2D+ de faible concentration mais qui présentera alors des D/H très élevés (e.g. (Aikawa et al. 2002) ; (Ceccarelli & Dominik 2005)) :

3 2 2

H

33333++

+HD H DH DH DH DH DH DH D

22222 ++

+H (1)

Toutefois, la capacité du réservoir de H2D+ (HD2+ et D3+) à survivre et réagir avec d’autres espèces moléculaires plus complexes dépend de façon critique de la concentration de la molécule CO en phase gazeuse. En effet, cette molécule réagit très efficacement avec la molécule H2D+ ce qui a pour effet de stopper le processus de deutération. Ainsi, la première étape du transfert du deutérium du réservoir HD vers des molécules complexes ne peut avoir lieu que dans un milieu gazeux déplété en CO, c’est-à-dire lorsque la molécule CO se trouve gelée à la surface des grains de poussière. Ceci ne peut avoir lieu que lorsque la densité est suffisamment élevée et la température suffisamment basse. Ceci est confirmé par des observations astronomiques où l’on voit que le rapport D/H de molécules observées dans des cœurs pré-stellaires est d’autant plus élevé que la molécule CO est déplétée (voir Figure 1-28).

Figure 1-28. À gauche : abondances des formes deutérées de H3+, de H+ et de e‒ en fonction du facteur de déplétion de la molécule CO. À droite : évolution du rapport D/H dans une série de cœurs pré-stellaires en fonction du facteur de déplétion de la molécule CO (Ceccarelli et al. 2007).

Bien qu’il existe nombres de réactions ions-molécules dont les exothermicités peuvent favoriser le transfert de deutérium dans un réservoir moléculaire spécifique, les calculs montrent que la réaction (1) est responsable de l’essentiel de ce transfert, au moins dans une première étape (Aikawa et al. 2008).

37 Le même type de processus existe pour l’azote qui peut être factionné en faveur de son isotope lourd. La Figure 1-29 (B) montre l’évolution du fractionnement isotopique de l’azote dans différentes molécules dans un nuage de gaz froid (10 K) et dense (107 cm-3) (Charnley & Rodgers 2002). La source d’ionisation est le bombardement par le GCR (voir section 1.1). On constate sur la Figure 1-29 (A) que l’effet premier de l’irradiation est de détruire la molécule N2 pour la convertir en N. Une fois que la phase gazeuse se trouve déplétée en CO, de forts fractionnements apparaissent dans les réservoirs moléculaires HCN, CN et NH3.

Figure 1-29. (A) Abondance en fonction du temps des molécules portant l’azote et leurs isotopomères dans un nuage dense et froid (n = 107 cm-3 ; T = 10 K). (B) Évolution du fractionnement isotopique de l’azote en fonction du temps dans différentes espèces. Le rapport 15N/14N initial est 400. Figure extraite de (Charnley & Rodgers 2002).

L’essentiel du fractionnement isotopique a lieu lors du transfert préférentiel du 15N vers les espèces moléculaires (principalement N2 et NH3), alors que la composition isotopique du réservoir monoatomique (N) devient légère (14N/15N > 400). L’essentiel des données provenant de l’observation d’espèces moléculaires dans des cœurs denses, les comètes ou dans la matière organique météoritique montre des enrichissements en 15N.

En considérant une sélection de réactions fractionnant l’hydrogène et l’azote, (Aléon 2010) montre qu’il est possible de reproduire les corrélations entre les excès en D et ceux en

15N observés dans l’IOM des chondrites carbonées, les IDPs et la molécule HCN de comète Hale-Bopp. Toutefois, de telles corrélations entre D et 15N ne sont pas observées dans tous les matériaux extraterrestres. De larges excès en 15N sont observés dans des clasts de la météorite Isheyevo alors que leur composition isotopique en hydrogène n’est pas fractionnée (Briani et al. 2009). De même, les rapports D/H de l’IOM des chondrites ordinaires non-équilibrées montre une très large plage de variation alors que sa composition isotopique en azote reste constante (Alexander et al. 2007). Il est donc possible que certains des fractionnements isotopiques en H et N aient eu lieu au même endroit, mais certains d’entre eux paraissent décorrélés (voir Figure 1-30 (Aléon 2010)).

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Figure 1-30. Corrélations entre les fractionnements isotopiques de l’hydrogène et de l’azote. Figure extraite de (Aléon 2010).

S’il est clair que l’origine des fractionnements isotopiques est liée à des réactions ions-molécules à basse température, en revanche le site où elles ont pu être actives reste une question ouverte. Pour les raisons exposées plus haut (voir Figure 1-29), il est nécessaire que cela soit un milieu froid (T = 10-50 K) et dense (N(H2) > 106 cm-3).

De telles conditions peuvent être réunies dans deux environnements (voir Figure 1-4) : § Dans la phase pré-stellaire, c’est-à-dire dans le nuage moléculaire parent avant

l’effondrement du cœur dense. On parle parfois d’origine interstellaire.

§ Dans la phase de disque protoplanétaire (au cœur du disque car c’est là où le CO est gelé sur les grains). On parle parfois d’origine nébulaire.

On notera que l’emploi des termes interstellaire ou nébulaire peut être ambigu et problématique. L’utilisation du terme interstellaire doit être considérée avec prudence dans la mesure où les observations des rapports D/H interstellaire concernent les nuages moléculaires alors que l’essentiel du milieu interstellaire est le milieu diffus (voir section 1.1). D’autre part, l’essentiel du D/H des phases froides du milieu interstellaire (et du système solaire naissant) est porté par la molécule H2 or sa valeur est, par principe similaire à celle de l’ISM local, c’est-à-dire d’un ordre de grandeur inférieure à celle des océans terrestres. Ainsi lorsque l’on trouve dans la littérature le terme de D/H interstellaire celui-ci fait en fait référence à un réservoir moléculaire très restreint présent dans le nuage de gaz dense et froid précédant de quelques millions d’années la formation stellaire. Ainsi le débat entre origine interstellaire ou nébulaire peut souvent se résumer à savoir si le précurseur de la MO s’est formé dans le (ou les) millions d’années précédant ou suivant l’effondrement gravitationnel de notre étoile.

Des études sur l’IOM extraite de différentes CCs ont mis en évidence de très forts enrichissements en D à l’échelle moléculaire (e.g. (Remusat et al. 2006), voir Figure 1-31). Le fait que les groupements moléculaires les plus enrichis en D soient ceux présentant les énergies de liaison les plus faibles suggère l’interaction de molécules pauvres en D avec un réservoir gazeux riche en D. Cette hypothèse suggère une deutération de la matière organique dans un environnement avec un gaz riche en D, cet environnement pouvant être le disque protoplanétaire. Il est donc possible que l’enrichissement en D ne provienne pas d’un héritage du cœur dense moléculaire mais d’un mélange avec un réservoir riche en D situé dans les régions profondes de la partie externe du disque protoplanétaire (Remusat et al. 2006).

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Figure 1-31. Rapport D/H de l’hydrogène benzylique, aliphatique et aromatique et de l’eau en fonction de l’énergie de liaison de la liaison C‒H (O‒H pour l’eau). Figure extraite de (Remusat et al. 2006).

Chapitre 2

2. Analyses multi-techniques des UCAMMs ... 40