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La question du placement de l’adjectif épithète

4.1 Les contraintes en jeu

4.1.4 La fréquence de l’adjectif

Les grammaires de référence indiquent globalement que l’antéposition est la place attitrée d’un groupe relativement restreint composé des adjectifs les plus courants du français : bon, mauvais, grand, petit, beau, meilleur, jeune, vieux, nouveau, cher, joli, vilain, gros, long, large, haut, bas, vrai, faux... Ces adjectifs ne sont pas homogènes du point de vue de leur sémantique lexicale, ils ne présentent pas non plus de particularités morphologiques ou syntaxiques qui pourraient les différencier d’autres adjectifs. Il semble donc que ce soit leur caractère courant qui les regroupe et explique leur antéposition.

Plusieurs observations sur corpus confortent l’idée de l’impact de la fréquence sur la position de l’adjectif. D’abord, Wilmet (1981) observe une corrélation importante entre taux d’antéposition/postposition et fréquence de l’adjectif : il constate que la préférence générale (pour la postposition) bascule vers l’antéposition si l’on restreint l’observation aux adjectifs ayant une fréquence supérieure ou égale à 25 occurrences (53% de cas d’anté-position), et que plus on remonte dans l’échelle de fréquence, plus le taux d’antéposition augmente. Les 6 adjectifs les plus fréquents de son corpus favorisent l’antéposition de façon écrasante, avec 95% de leurs occurrences en position pré-nominale. À l’inverse, le taux de postposition est nettement plus conséquent dans le groupe des adjectifs dont la fréquence est inférieure à 25 occurrences, avec un peu moins de 90% des données. Outre cette corrélation, Wilmet note que 20 des 25 adjectifs les plus fréquents favorisent indivi-duellement l’antéposition. Il constate d’autre part qu’aucune caractéristique linguistique ne permet de regrouper les adjectifs les plus fréquents de son corpus, et confirme donc ce que l’on observe de la liste ci-dessus.

17. http ://fr.wikipedia.org/wiki/Degré_musique

4.1 : Les contraintes en jeu 67 Ensuite, Jolivet (1980) mentionne le fait que les adjectifs épithètes sont nettement moins employés à l’oral comparativement à l’écrit, en termes d’occurrences, mais aussi et surtout en termes de diversité des types. Or, il note que l’on utilise en premier lieu les ad-jectifs listés ci-dessus, ce qui conduit généralement à un rapport antéposition/postposition inverse à l’oral, autrement dit à une préférence globale pour l’antéposition. Ceci est tout à fait vérifié dans le corpus principal du présent travail : les adjectifs employés sont globa-lement très courants et nous avons aux alentours de 80% d’antéposition générale. Jolivet constate également que plus l’usage des adjectifs est diversifié, plus le rapport antépo-sition/postposition tend à s’équilibrer au niveau des occurrences générales. En d’autres termes, moins on se limite à l’utilisation des adjectifs courants, plus l’on observe de cas de postposition. Manguin (2004) fait un constat analogue à partir du corpus Frantext. Il observe des rapports antéposition/postposition très différents selon le type de texte : les oeuvres de théâtre, qui se rapprochent le plus de l’oral, montrent une légère préférence globale pour l’antéposition (53%), les romans marquent la préférence inverse (55% de postposition), et les textes comme les essais ou les traités présentent une préférence bien plus importante pour la postposition (72%). Comme Jolivet, il attribue cette différence au type des adjectifs rencontrés : les textes de théâtre comportent beaucoup plus d’adjec-tifs courants que les essais et traités, qui par leur caractère spécialisé sont plus propices à l’utilisation d’adjectifs techniques, autrement dit des adjectifs plus rares de façon générale.

La convergence des observations de ces travaux semble bien confirmer le rôle du ca-ractère courant ou non de l’adjectif dans son placement. Toutefois, comme le suggère le constat de Wilmet (1981) à propos des 25 adjectifs les plus fréquents, ce n’est pas parce qu’un adjectif est courant qu’il favorise nécessairement l’antéposition, c’est plutôt parce qu’il est couramment attesté en antéposition qu’il est plus propice à l’antéposition. Par exemple, dans les données de Wilmet (1981), blanc est plus fréquent que gros. Si l’on s’en tient à la corrélation générale observée entre la fréquence et la position, on s’attendrait à voir le premier adjectif en antéposition de façon plus fréquente. Or, ce n’est pas ce que l’on attend si l’on s’appuie sur d’autres connaissances que l’on a de l’adjectif, à savoir son appartenance à la classe de la couleur, qui est particulièrement résistante à l’antépo-sition, et ce n’est bien sûr pas ce que l’on observe. Au contraire, blanc ne présente que 9 occurrences pré-nominales sur 350 alors que gros montre une répartition inversée avec 232/249 occurrences en antéposition. De même, l’adjectif le plus fréquent dans le FTB, français, n’est attesté que postposé au nom, ce qui est parfaitement attendu étant donné son appartenance à la classe des adjectifs de nationalité. Autrement dit, la fréquence ne permet pas de prédire seule de la position d’un adjectif, il faut également tenir compte de ses propres préférences pour une position. Il semble en revanche que les adjectifs dont la position attitrée est l’antéposition font globalement partie des plus fréquents.

4.1.5 La longueur

Nous retrouvons la contrainte de la longueur dans les travaux de Glatigny (1965);

Forsgren (1978); Wilmet (1981), ainsi que dans des grammaires comme Grevisse et Goosse (2007). Elle est envisagée de deux façons. Chez Wilmet et dansLe bon Usage, la question est abordée en termes absolus : les adjectifs courts (monosyllabiques) sont antéposés. Chez Glatigny, elle est présentée en termes relatifs : dans une combinaison N + Adj, le mot le plus court précède le plus long. Forsgren examine ses données en tenant compte des deux perspectives.

Notons par ailleurs que la contrainte de longueur est un facteur régulièrement observé dans divers phénomènes d’alternance dans d’autres langues que le français. Elle a été identifiée comme jouant un rôle dans des alternances de mots (Cooper et Ross, 1975;

Pinker et Birdsong, 1979; Benor et Levy, 2006) ou encore dans des alternances de consti-tuants (Hawkins, 2000; Rosenbach, 2005; Bresnanet al., 2007; Wasow, 2002). Le principe rencontré dans la littérature est toujours le même : court en premier (termes absolus) et court avant long (termes relatifs), et semble lié à des questions de traitement cognitif.

L’idée qui sous-tend ce principe est qu’il est moins coûteux d’avoir l’élément le plus court en premier parce que l’effort de production et de reconnaissance est moindre. Cela peut s’expliquer par le fait que la longueur est corrélée positivement à la complexité, que ce soit en termes articulatoires ou combinatoires. Lorsqu’on considère l’ordre relatif entre deux mots, la longueur peut avoir un impact sur la reconnaissance des phonèmes et de leur agencement en mots (Cutler et Cooper, 1978; Pinker et Birdsong, 1979). Pour l’ordre entre deux syntagmes, la longueur agit sur la reconnaissance de l’organisation du consti-tuant dominant immédiatement les deux syntagmes en question (Wasow 2002; Hawkins 2004 par exemple).

Les données sur corpus indiquent que la longueur peut constituer un bon prédicteur de la position de l’adjectif. Les observations de Forsgren (1978) et les nôtres dans le FTB sont très semblables. En termes absolus, les monosyllabiques ont une répartition inverse aux adjectifs à 2 syllables ou plus et montrent une préférence très importante pour l’antéposition. On constate en outre que plus le nombre de syllabes augmente, plus la postposition est favorisée. Le tableau 4.1 illustre ce fonctionnement avec les données du FTB.

De même, le rapport de longueur entre le nom et l’adjectif montre bien que le rapport court < long augmente les chances d’antéposition de l’adjectif lorsqu’il est le mot le plus court. Inversement, il a plus de chances d’être postposé quand le nom est plus court. Les données du FTB indiquent par ailleurs que lorsque la longueur est identique entre les deux mots, la répartition antéposition/postposition est très proche de la répartition globale des adjectifs (préférence globale pour la postposition : 71.4%). Autrement dit, lorsque les deux

4.1 : Les contraintes en jeu 69 Syll < 2 Syll = 2 Syll > 2

Ant. 1777 1897 553

73.4% 37.4% 7.6%

Post. 644 3175 6758

26.6% 62.6% 92.4%

Total 2421 5072 7311

100% 100% 100%

Table 4.1 – Position de l’adjectif en fonction de sa longueur - FTB

mots sont de même longueur, la contrainte n’a pas d’impact sur le placement de l’adjectif, ce qui est tout à fait attendu en théorie (Tableau 4.2).

Adj < N Adj = N Adj > N

Ant. 2500 850 877

44.8% 26.3% 14.6%

Post. 3075 2377 5125

55.2% 73.7% 85.4%

Total 5575 3227 6002

100% 100% 100%

Table 4.2 – Position de l’adjectif en fonction de sa longueur relative au nom - FTB

Bien que la longueur paraissent bien rendre compte de la position de l’adjectif, il est à noter qu’il est très difficile de déterminer son influence de façon individuelle en raison de son interaction apparente avec d’autres aspects liés au placement de l’adjectif. Dans ce qui suit, nous proposons d’examiner deux cas particuliers : la corrélation potentielle entre la fréquence et la longueur absolue, et l’interaction entre la longueur relative et d’autres phénomènes liés à la combinaison du nom et de l’adjectif.

Le principe du moindre effort de Zipf (1935) : Wilmet constate que le rapport entre longueur et fréquence et celui entre antéposition et fréquence est le même dans ses données. Nous avons vu dans la sous-section précédente que plus on remonte dans le rang de fréquence, plus le taux d’antéposition est conséquent. De même, il note que 58 des 100 adjectifs les plus fréquents sont monosyllabiques et l’on va jusqu’à 9 sur les 10 premiers adjectifs. Il pose ainsi la question de la corrélation entre fréquence et longueur. Cette observation n’est pas propre à la question des adjectifs, elle a déjà été observée par Zipf (1932) : plus un mot est fréquent, plus il est court, et, plus un mot est complexe du point de vue phonétique (difficulté de prononciation), plus il est rare en discours. Zipf y voit la traduction d’une propriété universelle du comportement, ce qui le conduit à proposer le principe du moindre effort, qui selon lui gouverne notre comportement en tant qu’individus mais aussi en tant qu’espèce : les mots les plus fréquents sont les plus courts car ils ont

fait l’objet de réductions phonologiques au fil du temps pour en faciliter l’articulation (par exemple, cinématographe est devenu cinéma puis ciné, voir aussi Dressler (1985); Fenk-Oczlon (1989); Bybee et McClelland (2005) pour des constats similaires dans d’autres domaines de la linguistique), les mots les plus fréquents ont aussi tendance à rassembler une multitude de significations. Autrement dit, les mots fréquents ont tendance à être courts et de sens vague. Or, lorsque nous examinons les adjectifs que nous avons listés dans la section consacrée à la fréquence, nous pouvons voir que ces adjectifs réunissent ces trois caractéristiques : aucun n’excède une longueur de deux syllabes, ils ont tous des sens relativement vagues, et comme nous l’avons vu, ils sont très courants. Il semble ainsi que les trois facteurs sont susceptibles de jouer un rôle conjoint dans le placement de ces adjectifs.

L’interaction de la longueur avec d’autres phénomènes linguistiques : Envisa-ger la contrainte de longueur en termes relatifs signifie que l’ordre de la séquence dépend non seulement de l’adjectif spécifique employé, mais aussi du nom particulier avec lequel il se combine. Or, le français est connu pour les phénomènes de Sandhi tels que la liaison et l’enchaînement qui peuvent avoir lieu entre ces deux mots (Dubois, 1965). Ces phénomènes ont pour conséquence une resyllabation entre la dernière consonne du premier mot et la voyelle du second lorsque les conditions sont réunies. À notre connaissance, il n’existe aucune étude permettant de déterminer si ces phénomènes ont un rôle ou non dans la question du placement de l’adjectif épithète. Il semble néanmoins que leur manifestation pose un problème de perception de ces mots, et dans la façon dont on peut attribuer une longueur aux deux mots dans la mesure où une syllabe de la séquence concerne les deux mots en même temps.

Par ailleurs, la longueur relative est envisagée par Glatigny (1965) et Forsgren (1978) lorsque l’adjectif est seul. On peut toutefois penser que si les locuteurs prennent en compte ce genre de facteur, ils ne se limitent pas à l’adjectif lorsque celui-ci est accompagné d’un dépendant, comme par exemple un adverbe. La prise en compte d’autres éléments au sein du SN est d’ailleurs envisagée pour d’autres types de combinaisons. Par exemple, Grevisse et Goosse (2007) notent que les noms monosyllabiques tendent à précéder l’adjectif, y compris lorsque l’adjectif est lui même monosyllabique :

(25) a. ? ? un frais vent / un vent frais b. un frais parfum / un parfum frais

Mais lorsqu’un autre élément modifie le nom en postposition, l’antéposition est permise, voire préférée pour des raisons d’équilibre rythmique au sein du SN :

(26) un frais vent d’automne / un vent frais d’automne

4.1 : Les contraintes en jeu 71 Or la présence d’un adverbe augmente nécessairement le nombre de syllabes du groupe ad-jectival. Rappelons que seuls des adverbes courts comme tout,très,si sont décrits comme étant compatibles avec l’antéposition de l’adjectif. Les adverbes plus longs imposeraient quant à eux la postposition. Il semble donc que ces deux facteurs sont liés : il est possible qu’un SAdj contenant un adverbe court reste moins long que le nom, cette possibilité est en revanche très réduite lorsque l’adverbe est long. Ainsi, comme nous l’avons vu avec la fréquence, il apparaît que les deux contraintes sont à envisager conjointement pour déterminer la position de l’adjectif.

4.1.6 Bilan

Pour synthétiser ce que nous venons de voir à travers la présentation de ces contraintes, nous pouvons dire qu’elles diffèrent en nature par de nombreux aspects :

– les domaines dont elles relèvent sont très variés : syntaxe, sémantique, morphologie...

– certaines contraintes se rapportent aux adjectifs de façon générale, comme la coor-dination, alors que d’autres les touchent de façon spécifique. C’est par exemple le cas de la fréquence dont la valeur est propre à chaque unité.

– les différentes contraintes ne sont pas pertinentes de la même manière à travers la catégorie adjectivale : par exemple, la fréquence et la longueur concernent obliga-toirement chaque membre de la catégorie, les contraintes d’ordre syntaxique sont aussi susceptibles d’impliquer n’importe quel adjectif mais elles ne sont pas tou-jours effectives, enfin l’appartenance à une classe lexicale restreint de fait le champ d’applicabilité de la contrainte à un sous-ensemble de la catégorie.

– les contraintes se distinguent par leur caractère inhérent ou non pour un adjectif donné : l’appartenance à une classe lexicale particulière ne change pas d’un emploi de l’adjectif à un autre. En revanche, son sémantisme ou encore la structure dans laquelle il apparaît dépendent de l’usage particulier dans lequel il est instancié.

D’autre part, on observe que les contraintes se distribuent sur un continuum dans leur fonctionnement. Les deux extrêmes de ce continuum sont d’un côté une contrainte qui in-terdit catégoriquement l’utilisation d’une position particulière : présence d’un dépendant post-adjectival, et de l’autre une contrainte qui permet que l’adjectif soit placé indiffé-remment avant ou après le nom : présence de très. Entre les deux, nous avons la majorité des contraintes qui favorisent une position particulière. Ces préférences sont parfois très fortes : appartenance à la classe de la couleur, dans d’autres cas il est plus facile d’aller à leur encontre, comme nous l’avons vu pour les adjectifs issus d’autres parties du discours.

Or, nous avons vu tout au long de cette présentation que ces contraintes interagissent entre elles. Le cas le plus simple est celui où une contrainte catégorique intervient dans la mesure où elle l’emporte sur n’importe quelle autre contrainte, que sa préférence soit forte ou non. En revanche, lorsque les contraintes en jeu sont toutes d’ordre préférentiel, la

contribution de chacune est à pondérer en rapport avec les autres, et selon les différentes contraintes en jeu, leur apport n’aura nécessairement pas le même impact.