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Les contraintes d’ordre sémantique

La question du placement de l’adjectif épithète

4.1 Les contraintes en jeu

4.1.2 Les contraintes d’ordre sémantique

La sémantique de l’adjectif est la dimension qui a fait couler le plus d’encre concer-nant la question du placement de l’adjectif épithète (voir notamment Blinkenberg (1933);

Borodina (1963); Weinrich (1966); Reiner (1968); Waugh (1977); Wilmet (1981); Larsson (1994); Garrigues (1997); Bouillon (1998); Venant (2007)).

L’observation générale est que les adjectifs n’ont pas le même sens (ou nuance de sens)

8. http ://www.abbaye-saint-benoit.ch/martyrs/martyrs0001.htm 9. Corpus deL’Est Républicain disponible sur le site de l’ATILF : http ://www.cnrtl.fr/corpus/estrepublicain/

4.1 : Les contraintes en jeu 59 en position pré- ou post-nominale. On peut voir un certain continuum entre les variations attestées. Certaines formes ont des acceptions si différentes qu’elles pourraient être vues comme deux formes homonymes. C’est par exemple le cas de dernier qui est synonyme de ’ultime’ en antéposition (11-a) alors qu’il a une valeur déictique en postposition et est entendu comme ’précédent’ (11-b) :

(11) a. Tour de France : les scénarios pour la dernière semaine10 b. Rayan m’a dit que tu avais été malade la semaine dernière

(notre corpus, données de Guillaume)

D’autres formes ont aussi des sens très différents entre les deux positions mais on peut cette fois voir un lien global entre les deux acceptions qui fait que l’adjectif est à envisa-ger comme un mot polysémique plutôt que comme deux adjectifs homonymes. L’adjectif ancien illustre ce cas : les deux sens ont en commun qu’ils renvoient au passé, mais l’an-téposition conduit à une interprétation où l’entité désignée par le nom ne relève plus du concept dénoté par le nom et a fait l’objet d’une réaffectation (12-a), et la postposition à une interprétation où l’on envisage l’entité comme existant depuis longtemps (12-b).

(12) a. Un incendie ravageait l’ancienne ferme du 70, rue [...] (ER)

b. [...] pour aménager une ferme ancienne au coeur du village [...] (ER) Certains autres adjectifs peuvent avoir des acceptions ambigues lorsqu’ils se combinent avec des noms particuliers. Par exemple, un adjectif commegros peut avoir pour fonction sémantique d’intensifier le nom, notamment lorsque celui-ci renvoie à une aptitude ou une qualité attribuable à une personne, mais il peut aussi garder son sens premier ’qui a un volume supérieur à la norme’. Le changement de position permettrait alors de lever les ambiguïtés dans l’interprétation : l’antéposition serait réservée à l’intensification (13-a) et l’on se servirait de la postposition pour le sens dimensionnel (13-b).

(13) a. Mon fils n’était pas un gros mangeur mais avait trés vite faim11

b. Vaut mieux ça pour vous que si vous leur aviez dit qu’il y avaitun mangeur gros12

Dans le même ordre d’idée, certains adjectifs (globalement les plus courants de la langue) ont une extension qui peut être très vaste, et donc relativement vague, ou réduite à un sens précis, généralement à caractère objectif. En antéposition le sens précis est englobé dans cette extension vague. La postposition permet alors de marquer un usage purement

10. http ://www.lefigaro.fr/cyclisme/2012/07/17/02007-20120717ARTSPO00451-quels-scenarios-pour-la-derniere-semaine.php

11. http ://forum.infobebes.com/Mon-bebe/Allaitement-biberon-nutrition/gros-mangeur-sujet_116053_1.htm

12. http ://moto-gt.fr/forum/110404/automnale-limousin.html

objectif de l’adjectif. L’exemple de petit est notoire de ce point de vue. Antéposé, il peut avoir toute une gamme de sens qui prennent pour origine le sens purement dimensionnel de l’adjectif : il peut par exemple servir de diminutif affectif (avoir froid aux petits pieds), renvoyer à la jeunesse (14-a), au caractère modeste (petite entreprise)... De même que pourgros dans l’exemple ci-dessus, la postposition permettrait alors de réduire le sens de l’adjectif pour ne garder que son acception purement dimensionnelle (14-b).

(14) a. Et comme ce n’est plus un bébé, mais un petit garçon [...]13

b. elle est petite mais en fait ça l’embête pas parce qu’il y a un garçon petit et ils se sont bien trouvés.14

Enfin, pour un certain nombre d’adjectifs, le changement de position ne conduit pas à un réel changement de sens. Les divers travaux sus-mentionnés n’adoptent pas tout à fait les mêmes perspectives (logique, stylistique, sémantique-pragmatique...) mais on retrouve globalement le même ordre d’idée dans leurs proposi-tions : l’antéposition permettrait de marquer une certaine emphase stylistique sur l’ad-jectif, d’exprimer une relation plus cohésive entre les deux mots en termes conceptuels (l’épithète de nature peut être vue comme un cas particulier de cette cohésion), ou encore de mettre en avant le caractère subjectif de la qualification. À l’inverse, la postposition serait plus neutre et objective, elle indiquerait aussi une indépendance plus importante entre le concept nominal et la propriété adjectivale. L’exemple en (15) rentre dans ce dernier cas.

(15) a. [...] elles peigneraient leurs longs cheveux et tiendraient un miroir dans leur main.15

b. La chevelure de la femme aux cheveux longs rassemble en une surface continue l’arrière de sa tête [...]16

Les diverses approches peuvent être divisées en deux groupes dans la façon dont elles conçoivent la classe adjectivale à l’égard de la sémantique. Le premier groupe, typique-ment représenté par les grammaires de référence, fait une distinction entre les adjectifs à changement de sens notoire et les adjectifs qui ne changent pas radicalement de sens. Par exemple, Arrivé et al.(1964) donnent la liste suivante pour les adjectifs à changement de sens notoire :ancien,beau,bon,brave,certain,curieux,dernier,galant,gentil,gros,jeune, maigre,pauvre,petit,propre,sacré,triste,unique,vague,vilain. En ce qui concerne le reste de la catégorie adjectivale, ils considèrent que le changement porte plutôt sur des nuances

13. http ://yolio.over-blog.com/article-a-18-mois-un-petit-petit-gar-on-blond-aux-boucles-d-amour-106463946.html

14. http ://fr.answers.yahoo.com/question/index ?qid=20120309091955AAKhflJ 15. http ://awotheworld.free.fr/index2.php ?rub=dossier/sirenes&p=index

16. http ://perso.numericable.fr/ cricordeau41/quatuor/analyse-du-verso-de-la-Venus-de-Lespugue.html

4.1 : Les contraintes en jeu 61 plus ou moins importantes selon les adjectifs. En d’autres termes, la vaste majorité des adjectifs relèvent principalement du cas de figure représenté par l’exemple (15).

Le deuxième groupe, illustré par les travaux de Waugh (1977) ou encore Wilmet (1981), ne font pas de distinction entre les adjectifs et proposent un traitement unifié pour tous les cas de figures présentés ci-dessus. L’idée globalement retrouvée est que la différence entre antéposition et postposition réside dans la façon dont le sens de l’adjectif est mis en relation avec celui du nom. Dans le cas de l’antéposition, il y a une relation d’inclusion, c’est-à-dire que le sens de l’adjectif s’inscrit intégralement dans les limites du champ conceptuel du nom. Il perd donc son caractère propre et indépendant, d’où l’impression d’une cohésion plus importante entre les deux mots, ainsi que celle de désémantisation de l’adjectif. Dans le cas de la postposition, il y a plutôt une relation d’intersection. Le sens de l’ensemble N + Adj repose donc plutôt sur la combinaison des deux sens associés respectivement à chaque mot. Cela signifie que l’adjectif maintient son sens premier, c’est-à-dire celui qu’on lui attribue en isolation, mais aussi son caractère indépendant.

Quelle que que soit l’approche adoptée parmi ces deux grands groupes, la distinction de sens permet de rendre compte d’un certain nombre de placements. En particulier, les adjectifs présentant des changements notoires généraux comme en (11) ou en (12) semblent bien avoir un sens attitré pour chacune des positions. Toutefois, à l’instar de Goes (1999);

Noailly (1999), nous ne pouvons pas considérer que ces sens ont une relation exclusive avec la position de l’adjectif. Ces auteurs notent en effet que le sens de l’adjectif ne repose pas uniquement sur la façon dont il est agencé avec le nom, il est aussi dépendant du type de nom avec lequel il se combine. Noailly mentionne par exemple le fait qu’une séquence comme « ancienne tendresse » est tout à fait synonyme de « tendresse ancienne ». Goes ajoute quant à lui qu’une séquence comme « un ancien château » offre en fait les deux lectures : un bâtiment qui était un château mais a été réaffecté, ou un vieux château.

Nos données nous ont permis de faire des observations similaires en usage (Foxet al., 2010), notamment à propos de la possibilité d’attribuer les deux sens à l’adjectif antéposé : le sens montré en (11-a) domine nettement les usages de ancien en antéposition (93%, sur environ 300 séquences analysées), toutefois nous retrouvons des cas où l’adjectif prend sans équivoque le sens de ’vieux’ :

(16) a. Elle écoute de la musique, en particulierles anciennes chansons, [...] (ER) b. [...] refait, à la demande de clients, les anciennes sacoches de médecins, qu’il pique sur une ancienne machine à coudre Singer datant du début du siècle (ER)

(17) Madeleine montre une carte postale à Philippe : c’est un ancien monument

(corpus Léveillé, Suppes et al. (1973))

Nous n’avons en revanche trouvé aucun cas où l’acception habituelle de l’antéposition est attribuable à une séquence où ancien est postposé.

De même, les données du corpus des dialogues avec les enfants que nous étudions ici montrent que les deux sens de dernier (ant : ’ultime’, post : ’précédent’) sont chacun fortement liés à une position. Mais on retrouve là aussi des cas où le sens normalement associé à la postposition est attribué à une séquence où dernier est antéposé au nom.

Nous n’avons en revanche pas de données d’usage avec le sens de ’ultime’ en postposition.

(18) alors tu fais pas comme la dernière fois?

L’exemple de ces deux adjectifs montre que l’antéposition ne peut pas nécessairement être réduite à l’un des deux sens, même s’il est vrai que l’un d’entre eux lui est fortement associé. Il semble en revanche bien plus difficile de considérer que la postposition permet les deux sens. Ceci suggère que la distinction de sens des adjectifs homonymes ou polysé-miques pourrait être particulièrement pertinente pour exclure la possibilité que certains types de noms soient combinés avec l’adjectif postposé si ces caractéristiques se vérifient de façon générale. Pour les exemples particuliers que nous venons d’examiner, on pourrait proposer les restrictions suivantes : en postposition, ancien ne peut pas être combiné avec un nom renvoyant à un humain (*un professeur ancien) etdernier n’admet que des noms permettant une interprétation temporelle (*la poire dernière).

Par ailleurs, il semblerait que la distinction de position pour exprimer le sens premier de l’adjectif (exemples (13) et (14)) ne soit globalement pas attestée en usage. Il y a donc là une très grande différence entre ce que l’on peut proposer sur la base de l’introspection et ce que l’on peut voir des usages des locuteurs. Notons d’abord que nous avons beaucoup de mal à trouver les exemples correspondant à la postposition en (13) et (14). Par exemple, dans le cas de gros, il s’agit du seul exemple que nous avons trouvé qui n’était pas tiré d’un article linguistique en recherchant sur le web. D’autre part, nous avons examiné tous les cas de postposition de cet adjectif dans le corpus ER, qui est composé d’environ 150 000 000 de mots (environ 23 000 occ. totales, 900 post. pour l’adjectif gros). Hormis des séquences comme « des lettres grosses comme ça », où l’antéposition est interdite en raison du comparatif, les seuls cas de postposition attestés sont sur le modèle de la phrase (19), autrement dit dans une séquence idiomatique.

(19) S’il part, ce sera le coeur gros, mais l’ambition intacte (ER)

Ceci semble indiquer que les locuteurs ne ressentent pas la nécessité d’utiliser la position comme une ressource permettant de désambiguiser le sens de l’adjectif.

4.1 : Les contraintes en jeu 63