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L’acquisition des modifieurs nominaux

Problématique et méthode de l’étude

5.1 Le problème de l’acquisition des modifieurs nomi- nomi-naux

5.1.2 L’acquisition des modifieurs nominaux

Nous venons de voir que pour répondre aux questions posées par le phénomène de placement, il nous faut d’abord pouvoir répondre à celle de la vision que les enfants ont de l’adjectif épithète plus généralement. Or, nous ne pouvons pas considérer d’emblée que les enfants de notre étude ont une connaissance générale de l’adjectif malgré le fait qu’ils sont à un stade plus avancé dans leur acquisition par rapport à ce que l’on considère traditionnellement comme l’acquisition précoce (ils ont plus de 3 ;6 et sont scolarisés en maternelle). Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, nous nous plaçons dans un courant théorique où l’on n’attribue pas de connaissances linguistiques en amont de l’acquisition du langage. Spécifiquement pour l’adjectif épithète, cela signifie que nous considérons que les enfants n’ont conscience, ni de la catégorie adjectivale, ni de la fonction de modifieur nominal au début de leur acquisition. Le fait que les enfants de notre étude soient âgés au minimum de 3 ;6 permet de supposer qu’ils ont déjà une certaine maîtrise des deux notions, notamment qu’ils sont capables d’employer des SN avec des adjectifs épithètes, mais cela ne signifie pas pour autant que nous pouvons envisager qu’ils en ont une connaissance abstraite.

La question du degré de connaissance de l’adjectif épithète chez les enfants de notre étude se pose d’autant plus que les travaux en acquisition du langage ont révélé que l’adjectif, en particulier dans sa fonction d’épithète, est acquis tardivement. Nous avons vu dans le chapitre 3 à travers la revue des études portant sur cette catégorie que son acquisition montre un délai par rapport à celle du nom par exemple, pour la raison prin-cipale qu’il a un rôle de dépendant nominal. De façon générale, l’adjectif est un mot qui dénote une propriété (dans le sens large) dont la fonction est d’apporter une information

5.1 : Le problème de l’acquisition des modifieurs nominaux 99 distinctive/restrictive/explicative à propos du nom qu’il caractérise. Cette dépendance notionnelle a en outre un impact sur divers plans : sémantiquement, l’adjectif ne prend pleinement son sens que combiné avec le nom (ex. un beau dessin vs un beau gâchis) ; morphologiquement, il s’accorde en genre et en nombre avec le nom (ex. une belle image).

En ce qui concerne la syntaxe, il ne dépend pas toujours du nom. Il peut être attribut du sujet, et donc dépendre d’un verbe (ce dessin est beau). La fonction qui nous intéresse particulièrement ici relève cependant de la dépendance nominale puisque la question du placement ne se pose que lorsque l’adjectif est épithète. Nous envisageons par conséquent l’adjectif lorsqu’il y a correspondance entre son rôle sémantique et sa fonction syntaxique.

Enfin, la fonction discursive générale de l’adjectif en fait un élément non essentiel dans le sens qu’il n’est pas obligatoire pour que la phrase de base soit bien formée. En effet, il n’est pas toujours nécessaire d’apporter des informations complémentaires à propos du concept désigné par le nom, en particulier en fonction épithète. Ceci a pour conséquence que cette catégorie de mots est bien moins utilisée que d’autres comme celles du nom, du verbe, ou encore du déterminant. Les enfants sont donc confrontés à une quantité moindre de données leur indiquant comment la catégorie fonctionne. En somme, les adjectifs pré-sentent des propriétés telles qu’il ne va pas de soi de considérer que les enfants de notre étude ont conscience de leur existence en tant que catégorie générale abstraite.

Déterminer ce que les enfants peuvent savoir à propos des adjectifs épithètes et com-ment la notion se construit dans leurs représentations nécessite que l’on tienne compte de plusieurs points différents. D’abord, il y a la question de la constitution interne de la catégorie et du comportement de l’ensemble de ses membres à l’égard des propriétés qui lui sont associées. Nous proposons l’étude de quatre phénomènes qui touchent l’adjectif épithète pour y apporter des éléments de réponse. Ensuite il s’agit de définir les adjectifs dans le paysage plus général de la modification nominale et de situer la catégorie par rapport aux autres modifieurs. Trois chapitres sont consacrés à ce point : l’un traite de l’usage de la modification nominale en général, et les deux autres portent sur certains modifieurs plus en détail.

5.1.2.1 L’adjectif épithète

Dans un premier temps, nous observons les usages généraux de l’adjectif épithète et le développement du paradigme lexical de la catégorie. En comparant le lexique utilisé par les enfants à celui d’autres locuteurs plus experts dans les mêmes situations d’énon-ciation, il nous est possible de nous faire une idée sur les types d’adjectifs que les enfants sont capables d’employer ou non et d’apprécier le degré d’indépendance de leurs choix lexicaux au sein de leur répertoire. Nous avons aussi la possibilité d’établir un point de référence concernant ce que les enfants sont capables de faire avec les adjectifs de façon plus générale, ce qui permet d’évaluer leurs pratiques lors de l’examen des manifestations des phénomènes plus spécifiques, comme l’alternance notamment.

Nous étudions ensuite la question du placement, et deux autres phénomènes syn-taxiques liés à l’usage de l’adjectif épithète : la production de SAdj comportant des dé-pendants adjectivaux, et la co-occurrence de l’adjectif avec d’autres modifieurs de même nature ou relevant d’autres parties du discours au sein du SN. Nous avons choisi ces deux phénomènes particuliers parce qu’ils constituent des indicateurs de la maîtrise que les en-fants ont de la catégorie, mais aussi parce qu’ils sont eux-même susceptibles d’influencer le placement de l’adjectif. Nous avons vu dans le chapitre consacré à la description du phénomène chez les adultes que le placement de l’adjectif dépend lui-même de la nature de l’unité lexicale employée et du type de structure dans laquelle cette unité est instanciée alors que l’accord avec le nom joue un rôle minime. Par exemple, un adjectif comme gros est préférentiellement en position pré-nominale lorsqu’il est seul dans le SAdj (9-a). Mais la présence d’un dépendant adjectival permet (9-b) ou restreint (9-c) son placement en postposition, selon le type de dépendant adjectival et sa position par rapport à l’adjectif.

(9) a. un gros livre / ? ?un livre gros

une grosse brochure / ? ? une brochure grosse b. un très gros livre / un livre très gros

une très grosse brochure / une brochure très grosse

c. un livre gros comme un dictionnaire/ *un gros comme un dictionnaire livre une brochure grosse comme un dictionnaire/ *une grosse comme un diction-naire brochure

Il ne semble donc pas seulement important de mettre les différents phénomènes en pers-pective afin de comparer le degré de maîtrise des enfants pour chacun d’entre eux. Dans la mesure où ils interagissent, leurs développements respectifs sont susceptibles d’être reliés entre eux. Nous verrons notamment qu’il y a une corrélation très forte entre le dévelop-pement de l’usage de SAdj qui ne sont pas uniquement composés de l’adjectif et celui de l’usage de l’alternance pour un adjectif donné chez les enfants de notre étude.

De plus, ces deux phénomènes concernent l’adjectif en tant qu’épithète. En particulier, celui de la co-occurrence avec d’autres modifieurs ne relève que de cette fonction, comme c’est aussi le cas pour la question du placement. Or, d’après les études sur l’acquisition de l’adjectif, il semblerait que la fonction d’épithète constitue une difficulté particulière supplémentaire pour l’acquisition de l’adjectif par les enfants. Nous venons de dire que la catégorie adjectivale est connue pour être acquise tardivement à cause de son statut conceptuel de dépendant nominal. Mais, l’adjectif en tant qu’épithète apparaîtrait aussi plus tard qu’en fonction attribut en raison du rapport syntaxique particulier de la com-binaison Nom + Adjectif. Autrement dit, ce n’est pas seulement le statut de dépendant notionnel qui rend la catégorie difficile à acquérir, c’est aussi sa fonction d’épithète. Nous nous limitons par conséquent à l’observation des adjectifs dans le domaine du SN afin de déterminer quelle est la connaissance des enfants en tenant compte de ces deux facteurs.

5.1 : Le problème de l’acquisition des modifieurs nominaux 101 Cela signifie que l’examen du lexique n’est envisagé que pour l’emploi des adjectifs épi-thètes et que nous n’abordons pas l’usage des adjectifs en fonction attribut dans cette étude.

5.1.2.2 L’adjectif et les autres modifieurs

Nous proposons en revanche d’élargir l’étude dans le domaine nominal. En effet, l’ad-jectif n’est pas la seule catégorie concernée par la modification nominale, nous avons pu en identifier dix au total dans notre corpus. Ils seront présentés dans un chapitre consa-cré à la description de l’usage de la modification nominale de façon générale dans nos données. De plus, parmi ceux-ci, certains ont également pour rôle principal de dépendre du nom (par exemple, les relatives ou les numéraux). Ces éléments ont deux implications majeurs pour notre étude. D’abord, cela signifie que la notion d’adjectif épithète ne re-pose pas seulement sur la conception que les enfants ont de la catégorie adjectivale au niveau interne, elle se définit aussi en relation aux autres catégories de modifieurs. Par exemple, nous avons mentionné ci-dessus que la distribution des adjectifs du FTB selon les trois comportements possibles à l’égard du placement (adjectifs antéposés, postposés ou alternants) s’apparente à la situation entre les numéraux ordinaux qui ne sont qu’an-téposés au nom, les noms épithètes qui ne sont que postposés, et les adjectifs qui sont la seule catégorie à permettre l’alternance. L’examen de modifieurs de natures différentes est par conséquent un moyen pour nous de nous assurer que les particularités attribuées aux adjectifs leurs sont bien spécifiques chez les enfants.

Ensuite, si la difficulté principale des adjectifs réside dans leur fonction de dépendant nominal, en particulier dans leur usage en tant qu’épithètes, nous pouvons penser que les autres catégories de modifieurs sont également susceptibles d’être sujet à ces difficultés, qu’elles soient avant tout des dépendants nominaux ou pas. La fonction syntaxique dans laquelle nous les envisageons leur confère le même type de rôle sémantique, ainsi qu’un rapport syntaxique semblable avec le nom. Il est donc possible que ces mots manifestent des caractéristiques analogues dans leur apparition et dans les mécanismes d’acquisition observés lorsqu’ils ont ce type de fonction. Par ailleurs, l’examen de l’acquisition des divers modifieurs nous donne la possibilité de réunir des informations complémentaires sur la façon dont les catégories syntaxiques sont acquises plus généralement. Nous avons choisi de regrouper les modifieurs que nous étudions dans deux ensembles distincts pour lesquels nous consacrons respectivement un chapitre.

Le premier groupe concerne les noms et les adverbes. Ces deux catégories partagent avec l’adjectif le fait que leur relation de dépendance sémantique et syntaxique par rapport au nom est très proche de celle des adjectifs dans leurs emplois intersectifs (ou prédicatifs).

Ils s’en démarquent en revanche dans leur rôle premier puisqu’aucune des deux catégories n’est principalement un dépendant nominal.

Notons cependant que les adverbes semblent avoir un lien particulièrement étroit avec les adjectifs. Notamment ce sont aussi des modifieurs par excellence mais ils relèvent plutôt du domaine verbal malgré la possibilité de les trouver en fonction épithète. Les adjectifs ont quant à eux un statut de modifieur exclusivement pour le nom, leur rela-tion au verbe est purement syntaxique. Par ailleurs, les adjectifs font eux-même partie des catégories que les adverbes peuvent modifier. Les adverbes ont donc une triple rela-tion avec les adjectifs. Les deux catégories ont en commun le fait d’avoir des foncrela-tions générales semblables puisqu’elles dépendent systématiquement d’un autre élément, elles peuvent aussi être toutes deux épithètes du nom, et donc avoir des statut syntaxiques équivalents (ex. un livre bien/intéressant), mais elles sont aussi susceptibles d’entretenir un rapport de dépendance entre elles (ex. un livre bien intéressant). Nous verrons d’autre part que, comme pour l’évolution de l’usage de l’alternance et celui de SAdj impliquant des dépendants adjectivaux, les développements de l’adverbe dans ces deux contextes sont intimement liés.

Les noms sont également eux-même susceptibles d’être utilisés comme épithètes. Ceci nous donne donc l’occasion idéale de voir comment se passe l’acquisition d’une catégorie syntaxique selon la fonction dans laquelle elle est employée. Cette catégorie de mots est extrêmement intéressante de ce point de vue car les noms peuvent être perçus de manière très différente selon leur fonction. Nous avons notamment mentionné plus haut que la catégorie nominale fait partie des catégories qui apparaissent et sont acquises de façon précoce. Mais cette observation repose sur les usages nominaux en tant que tête de syn-tagme, c’est-à-dire en tant qu’entité (ou concept abstrait). L’utilisation d’un nom comme épithète implique un tout autre rapport à cette catégorie puisque nous avons simultané-ment un nom qui occupe le rôle de tête et un nom qui a une relation de dépendance par rapport au premier. Nous avons donc deux éléments de même nature avec des propriétés sémantiques et syntaxiques très différentes et nous verrons que ceci a un impact très mar-qué sur le maniement de la catégorie de la part des enfants, aussi bien pour la tête que pour le dépendant.

Le deuxième groupe est constitué des catégories des numéraux cardinaux et ordinaux, ainsi que les adjectifs indéfinis. Ces trois catégories ressemblent plus aux adjectifs par rapport aux deux précédentes dans le fait qu’elles sont aussi principalement des dépen-dants nominaux. Elles présentent en revanche moins de points communs avec les adjectifs dans le type de relation qu’elles entretiennent avec le nom. En effet, leur rapport au nom est de type déterminatif, et bien qu’il soit possible d’avoir des liens analogues entre les adjectifs et les noms (ex., un vrai bazar, une dernière fois), ce n’est pas le rôle canonique des adjectifs, et tous les adjectifs ne peuvent pas avoir ce type de rapport au nom. Les nu-méraux et indéfinis paraissent en fait être dans une situation intermédiaire entre l’adjectif et le déterminant par certaines de leurs caractéristiques syntaxiques. En particulier, ces catégories peuvent ou introduire le SN comme les déterminants, ou être en co-occurrence

5.1 : Le problème de l’acquisition des modifieurs nominaux 103 avec un déterminant comme les adjectifs. Notons en outre que ces trois catégories ont des organisations internes très différentes des adjectifs, adverbes et noms. Les catégories des numéraux ont chacune des membres itératifs dont le comportement est extrêmement homogène. Les adjectifs indéfinis constituent de leur côté une catégorie fermée avec un nombre de membres très restreint et il semble que chaque unité a des caractéristiques d’usage qui lui sont propres. Nous verrons que ces diverses propriétés se reflètent sur la conception que les enfants ont de ces catégories, et sur leur développement par rapport aux autres modifieurs étudiés. Les adjectifs présentent des points communs avec les ad-verbes et les noms, aussi bien dans leurs mécanismes d’acquisition que dans certaines de leurs propriétés d’usage. Ce n’est par contre pas le cas avec les numéraux qui montrent des emplois et des développements très différents par rapport aux autres catégories, et nous voyons des ressemblances moins marquées entre les indéfinis et les adjectifs.

Pour terminer, nous indiquons que les propositions (relatives, complétives, partici-piales) et les SP ne sont présentés que lors de l’examen général des données concernant l’usage de la modification nominale dans notre corpus. Nous n’étudions pas ces modifieurs de façon aussi détaillée dans ce travail pour deux raisons principales. Premièrement, ces structures impliquent nécessairement plusieurs unités lexicales, ce qui n’est le cas pour aucune des catégories sus-mentionnées qui peuvent (ou doivent selon leur nature) être la seule composante de leur syntagme. Deuxièmement, les mots impliqués ne sont pas tous de même nature puisque les propositions et SP sont introduits par des mots grammati-caux. Ceci a pour conséquence que ces structures ont un rapport très différent des autres modifieurs avec le nom, notamment parce que l’élément introducteur du groupe sert à relier le nom tête du SN au reste du groupe (voir la présentation des relatives dans le chapitre 3 pour une illustration de ce point). De même, nous laissons de côté les détermi-nants, malgré leur statut de dépendants nominaux, car leur fonction syntaxique et leur rôle sémantico-pragmatique sont également très différents du rapport entretenu entre le nom et l’adjectif notamment.

5.1.2.3 Objectifs de l’étude et questions de recherche

L’étude que nous proposons consiste en un examen des emplois des modifieurs no-minaux chez les enfants à deux moments différents de leur acquisition, en comparaison aux usages de leurs interlocuteurs. Elle a pour objectif d’observer l’évolution des enfants entre les deux périodes afin de mieux cerner quels sont les mécanismes en jeu dans leur acquisition du phénomène et pour déterminer si et dans quelle mesure on peut rendre compte de cette acquisition à partir des données qui leur sont fournies par leur entourage.

Dans la mesure où nous adoptons une approche basée sur l’usage, nous prenons comme hypothèse de départ que l’expérience est un élément central dans l’acquisition des enfants.

D’autre part, nous considérons que leur évolution peut être expliquée par des principes d’apprentissage généraux plutôt que par des processus spécifiques au langage. Enfin, nous

ne considérons pas d’emblée que les enfants ont conscience des catégories et règles en des termes abstraits. Nous nous inscrivons par conséquent dans une démarche descriptive dont le but est d’évaluer la possibilité de maintenir une telle vision à partir des données empiriques et des interprétations qu’elles nous permettent de faire. Les questions générales que nous adressons sont les suivantes :

– Peut-on rendre compte des usages des enfants à partir de ceux de leurs interlocu-teurs ?

– Les donnés des adultes permettent-elles d’expliquer l’évolution observée chez les enfants entre les deux sessions analysées ?

– Est-il possible de considérer que cette évolution manifeste des mécanismes d’acqui-sition non spécifiques au langage ?

– Pouvons-nous envisager que les enfants arrivent à terme à une connaissance générale des phénomènes syntaxiques étudiés, ainsi que des catégories examinées sans avoir à faire appel à la Grammaire Universelle?