• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 La constitutionnalisation du droit du travail

2.5 Formulation de la question de recherche

Brunelle (2002) croit que le phénomène des associations parallèles pourrait être éphémère et marginal à cause des coûts qui lui sont reliés et de l’absence des avantages reliés au Code du travail. Son évaluation sera-t-elle adéquate ? La revue des travaux nous apprend qu’en 2010, l’Association des jeunes enseignants s’est sabordée, maintenant que leur cause est, à leurs yeux, irrémédiablement perdue. Par contre, si les regroupements dissidents n’ont pas explicitement pour objet de se substituer au syndicat (puisqu’ils se forment autour d’une cause unique), l’effet ou l’importance des enjeux qu’ils soulèvent peut être durable et il est permis de croire que les opposants d’aujourd’hui tenteront demain de rallier la majorité à leur cause, voire de prendre à leur tour la direction du syndicat. Nous croyons donc que l’apparition de ces groupements dissidents impose aux acteurs syndicaux traditionnels de procéder à des ajustements majeurs afin de survivre et de répondre adéquatement au questionnement de la démocratie interne et de la légitimité de la représentation syndicale. Ceci reste à être vérifié dans le cadre de notre recherche empirique.

Le contexte juridique évoluant, le droit du travail devient subordonné aux droits et libertés garantis par les Chartes et la notion d’accommodement raisonnable est depuis apparue. Toutefois, il demeure que la portée de ce dernier concept est difficile à cerner, puisque la situation se juge cas par cas et que la notion est en constante évolution. Nous considérons, à l’instar de Verge, Trudeau et Vallée (2006) et Lascoumes (1996) que la règle juridique est une ressource dans une relation de pouvoir. Sous cet angle, on constate que la décision de mobiliser la norme d’égalité évolue dans le temps en fonction des enjeux ou du type de discrimination encourue. Le choix d’y recourir ou non dépendra aussi de la composition de la main-d’œuvre, de l’historique des relations de travail, de la formation et de l’expérience des acteurs syndicaux, de même que des ressources disponibles.

Nous avons remarqué que les frontières de l’action syndicale en lien avec la discrimination ne sont pas étanches ou mutuellement exclusives. Plusieurs difficultés découlent d’ailleurs de la mise en œuvre du droit à l’égalité dans les milieux de travail. De plus, à l’instar de Desjardins (2008, 2010) et de plusieurs autres auteurs, nous évoquions que les limites à l’action syndicale, outre la définition imprécise de l’obligation d’accommodement et la gestion au cas par cas, comprennent une multitude de dimensions. Ainsi, l’action syndicale comportant différents niveaux dépendra du degré d’ouverture de

l’environnement (pression des pairs, idéologie, etc.), du degré de négation ou de résignation, de l’appartenance à un nouveau collectif, de la conception de l’égalité, ainsi que de la perception et de l’adaptation aux nouvelles assises du droit du travail. Par conséquent, à l’instar de Desjardins (2010 : 6) nous croyons qu’il reste beaucoup à faire afin de promouvoir une approche davantage proactive à l’encontre des problèmes liés à la discrimination vécue au quotidien.

Cependant, nous avons relevé qu’en dépit de plusieurs limites législatives, contextuelles et économiques, le mouvement syndical a été en mesure d’apporter certaines réponses au déficit de la protection des travailleurs, notamment dans la mise en œuvre du droit à l’égalité. La revue des travaux socio-juridique et historique et l’analyse qualitative des différentes actions syndicales répertoriées et présentées au chapitre 3 et 4 ainsi que des différents recours sollicités, démontrent que les stratégies utilisées varient, entre autres, en fonction du type de discrimination, des ressources et des connaissances de l’acteur syndical, de l’adhésion sociale et des préjugés et stéréotypes véhiculés dans le milieu. Mais quelle est l’incidence du droit à l’égalité sur les stratégies et les objectifs de l’acteur syndical ? Ou, plus précisément, comment se fait la redéfinition de l’action syndicale, entre égalité formelle et inégalité concrète275 ?

À ce stade, pour le redire, tout comme Brunelle (2001), nous constatons que la gestion de la convention collective est toujours ardue, parce que les exécutifs locaux doivent réconcilier les droits du groupe de salariés qu’ils représentent avec ceux d’un employé donné (ou d’un sous-groupe d’employés). Ces revendications fondées sur la Charte entrent souvent en conflit avec les normes générales négociées dans la convention collective. Par exemple, le principe d’ancienneté (une valeur syndicale fondamentale)276 peut être malmené par l’apparition de l’obligation d’accommodement, comme le démontre d’ailleurs le cas de Bombardier aéronautique277.

Ce questionnement concernant la redéfinition de l’action syndicale sous l’influence du concept d’égalité suscite de nombreux débats. Ceux qui nous interpellent particulièrement portent sur le devoir

275 Puisque certains vont subir plus de contraintes que d’autres, n’est-ce pas favoriser l’inégalité que de négocier une clause « orphelin » ou une clause de disparité de traitement et ainsi encourir les foudres de ces personnes. 276 Puisque l’ancienneté est considérée comme un critère objectif, permettant de contrer l’arbitraire patronal. 277 Ass.int. des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale loc. 712 c. Bombardier Aéronautique, D.T.E. 2006T-258, qui a été présenté à la section 1.2.1.5.

de représentation, la perception et l’application par le syndicat des normes relatives aux droits et libertés de la personne en cas de discrimination au travail, ainsi que sur son rôle dans la garantie de représentation et de protection des travailleurs.

Surgissent ainsi plusieurs questions. La solidarité du collectif est-elle affaiblie par la prise en compte des droits de la minorité? La constitutionnalisation du droit du travail rend-elle plus difficile la représentation collective? Quelle perception a-t-on de la discrimination et quelle est l’application (l’utilisation) de ces normes relatives aux droits et libertés de la personne en cas de discrimination dans les milieux de travail syndiqués? Quels sont les impacts sur ces milieux de travail de de la primauté des droits de la personne sur le droit du travail, en particulier la convention collective et le devoir de représentation? Comment le mouvement syndical réagit-il à cette nouvelle réalité? Les secousses liées au droit à l’égalité ébranlant l’institution syndicale mèneront-elles au morcellement des avenues institutionnelles traditionnelles? Comment les acteurs souhaiteront-ils préserver l’institution syndicale? Voudront-ils y apporter certains changements, considérant les pratiques informelles historiquement ancrées dans leurs schèmes d’action? Or, l’ensemble de ces questionnements conduisent à l’élaboration de notre principale question de recherche : « quels sont les effets sur l’acteur (action) syndical du recours à la norme d’égalité à la suite de la négociation de clauses « orphelin » ? »

Cette question de recherche trouve son origine dans les faits suivants : la démocratie syndicale s’appuie sur un processus régi par la règle de la majorité; la transformation du marché du travail et des rapports de pouvoir entre le patronat et les salariés conduit le syndicat à des négociations défensives débouchant sur de multiples concessions; il existe une ligne de rupture dans la cohésion des intérêts entre la majorité et la minorité (clauses « orphelin », accommodements raisonnables, contraintes excessives et devoir de représentation plus exigeant); ces brèches dans la solidarité syndicale ont multiplié les situations de conflits intra-organisationnels et intergénérationnels dans les milieux syndicaux (comme l’illustre parfaitement l’exemple du groupe Force jeunesse278, qui dénonça les

clauses « orphelin »). De cette question générale, qui sous-entend mais de quelle égalité parle-t-on?, nous dégageons trois sous-questions afin de mieux délimiter notre recherche :

278

Créé en 1998, le groupe Force Jeunesse « milite pour la défense et l'amélioration des conditions de travail et des perspectives d'emploi des jeunes travailleurs. L'équité entre les générations et une préoccupation pour l'avenir collectif de notre société sont au cœur des valeurs que nous défendons ». Internet : www.forecejeunesse.qc.ca, page consultée le 21 août 2010.

1. Plus spécifiquement, dans le cadre de la mise en œuvre de la norme d’égalité, quel est le rôle assumé par le mouvement syndical dans la représentation et la protection des travailleurs? 2. Comment se redéfinit l’action syndicale compte tenu de l’interaction entre les droits et libertés

de la personne et le devoir de représentation (au sens large)?

3. Comment s’exprime la perception et l’application par l’acteur syndical (exécutif, membres et plaignants) des normes concernant les droits et libertés de la personne en présence de clauses « orphelin »?

La recension des écrits soulève donc plusieurs interrogations. Afin de répondre à ces questions, une approche multidisciplinaire s’impose, alliant de la sorte une connaissance spécialisée du droit du travail, des relations industrielles et des aspects pratiques du syndicalisme. La démarche de recherche proposée devra intégrer les principaux courants de la littérature sur la transformation du droit du travail et du mouvement syndical et devra cerner le contexte juridique et social entourant la constitutionnalisation du droit du travail dans lequel les organisations syndicales doivent manœuvrer. Il faudra connaître les stratégies mises en place par les différents acteurs syndicaux afin d’atteindre les objectifs jugés prioritaires. Or, si les théories traditionnelles en relations industrielles nous permettent une certaine compréhension de l’acteur syndical et des différents paliers d’action, celles-ci ne permettent pas de comprendre adéquatement l’évolution du droit. À l’instar de certains auteurs (notamment de Morissette (2006 : 51), il faudra donc élargir nos balises théoriques afin d’étudier ce phénomène.

Pour ce faire, le cadre théorique devra permettre de mesurer l’effectivité de la norme d’égalité dans les milieux de travail syndiqués, de cerner les influences et les interactions entre les différents acteurs et de comprendre l’évolution du comportement de l’acteur syndical relativement à la discrimination. Dans le cadre de cette recherche, nous proposons, en plus d’une analyse de la jurisprudence issue des différents tribunaux, de mener l’analyse de deux cas bien ciblés, afin de comprendre sur quelles bases les différents acteurs syndiqués structurent leurs actions. Le cadre théorique choisi, que nous présenterons au prochain chapitre, vise tout d’abord à rendre possible la mesure des effets de la norme d’égalité, l’évolution du droit du travail (le devoir de représentation en particulier), la compréhension des stratégies syndicales suivant les différents paliers d’acteurs syndicaux impliqués, ainsi que l’étude détaillée de deux cas, celui des pompiers de la ville de Laval et celui des constables spéciaux du gouvernement du Québec.