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Chapitre 2 La constitutionnalisation du droit du travail

2.2 Le droit à l’égalité

2.2.2 Accommodement raisonnable et contrainte excessive

C’est dans la sphère du travail que la notion d’accommodement raisonnable a vu le jour. Ce concept était destiné à promouvoir l’égalité réelle par suppression de la discrimination. Création jurisprudentielle, son apparition s’est fait en lien avec l’adoption de mesures en apparence neutres, mais qui avaient un effet discriminatoire et des effets préjudiciables sur une personne. Selon la juge

205 Pour une illustration de l’application de la démarche, Nadeau (2012 : 145 note de bas page 6) recommande de lire Syndicat des métallos, section locale 2843 (Métallurgistes unis d'Amérique, section locale 2843) c. 3539491 Canada inc., 2011 QCCA 264 (CanLII).

Rivet (2008 : 192), « le principe d’accommodement raisonnable constitue le corollaire du droit à l’égalité »207. Bosset (2007 : 10), en référence à l’arrêt O’Malley208, définira ainsi l’accommodement

raisonnable :

Une obligation juridique, applicable dans une situation de discrimination et consistant à aménager une norme ou une pratique de portée universelle dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à une personne qui autrement serait pénalisée par l’application d’une telle norme. Dans le contexte d’une relation d’emploi, c’est à l’employeur qu’une telle obligation incombe, puisque c’est lui qui est généralement à l’origine de la discrimination et qu’il est le mieux placé, par ailleurs, pour évaluer les possibilités d’accommodement envisageables.

Donc, comme le constate Brunelle (2008b : 59), au contact des Chartes, les droits de la direction se retrouvent davantage circonscrits, ce qui n’est pas sans créer une forme de malaise chez certains gestionnaires des ressources humaines. Certes, l’obligation d’accommodement raisonnable n’a pas comme objectif de préserver l’emploi d’une personne incapable; cependant, la jurisprudence prévoit certaines mesures, par exemple : un retour au travail progressif, un soutien médical ou un horaire allégé, etc. Par ailleurs, comme mentionné lors de l’analyse de l’arrêt Renaud, si l’obligation d’accommodement raisonnable incombe d’abord à l’employeur, il n’en est pas le seul responsable.

En 1999, la Cour suprême209 établira que l’accommodement raisonnable est davantage qu’une

simple mesure de redressement individuelle, en lui conférant une portée beaucoup plus proactive. En effet, afin d’éviter de laisser aux personnes lésées le fardeau de revendiquer un droit fondamental, la Cour suprême a reformulé la notion d’accommodement, en exigeant que l’on tienne compte du droit à l’égalité dans les exigences mêmes de l’emploi (Desjardins, 2008 : 37) :

Les employeurs qui conçoivent des normes pour le milieu de travail doivent être conscients des différences entre les personnes et des différences qui caractérisent des groupes de personnes. Ils doivent intégrer des notions d’égalité dans les normes du milieu de travail. En adoptant des lois sur les droits de la personne et en prévoyant leur application au milieu de travail, les législatures ont décidé que les normes régissant l’exécution du travail devraient tenir compte de tous les membres de la société, dans la mesure où il est raisonnablement possible de le faire. Les cours de justice et les

207 Les propos de la juge s’appuient sur le développement de la jurisprudence relative à la notion d’accommodement raisonnable. Pour plus de détails sur le sujet, le lecteur peut se référer à la (note de bas de page No. 30, page 194.

208 Rappelons au lecteur que c’est dans cette décision (présentée dans la section 1.2.3) que le principe d’accommodement raisonnable a été formulé pour la première fois par la Cour suprême.

tribunaux administratifs doivent avoir cela à l’esprit lorsqu’ils sont saisis d’une demande dans laquelle l’existence de discrimination liée à l’emploi est alléguée. La norme qui fait inutilement abstraction des différences entre les personnes va à l’encontre des interdictions contenues dans les diverses lois sur les droits de la personne et doit être remplacée. La norme elle-même doit permettre de tenir compte de la situation de chacun, lorsqu’il est raisonnablement possible de le faire. Il se peut que la norme qui permet un tel accommodement ne soit légèrement différente de la norme existante, mais il reste qu’elle constitue une norme différente210. (notre soulignement)

En clair, l’objectif de l’accommodement raisonnable est de corriger une situation discriminatoire si celle-ci ne constitue pas une exigence professionnelle justifiée (EPJ). Dès lors, la Cour met fin à la différence de traitement entre les notions de discrimination directe ou par effets préjudiciables, puisque dorénavant « l’employeur doit concevoir le droit à l’égalité et son obligation d’accommodement non pas comme une exception à la règle, mais comme une façon d’accepter la différence.211 » (Pineau, 2007a : 2). Autrement dit, cela suppose que l’employeur doit prendre en

compte les particularités des travailleurs dans ses exigences d’emploi. Toutefois, obtenir un assouplissement de la règle préjudiciable ne signifie pas abaisser une norme lorsqu’elle constitue un seuil minimal. Selon Brunelle (2001 : 243-244), « qui dit accommodement dit généralement adaptation d’une règle ou d’une exigence, par opposition à son abandon pur et simple, pour tenir compte des besoins particuliers de certaines minorités. Par sa nature même, la notion d’accommodement relève donc davantage du domaine de l’ajustement ou de l’assouplissement que du démantèlement ». Cette adaptation pourra, selon la jurisprudence, être plus générale, s’adressant à un groupe discriminé (comme dans l’arrêt Meiorin, 1999)212, ou à une seule personne (individuelle, tel que reconnu dans

l’arrêt O’Malley, 1985)213.

De plus, l’évolution de la jurisprudence démontre qu’en matière de discrimination, les parties sont conjointement responsables. Selon Brunelle (2008b : 105), il en résulte que, lorsque l’on se retrouve en présence de clauses discriminatoires négociées, l’adage « le syndicat propose et l’employeur dispose » ne tient pratiquement plus la route, puisque les tribunaux ont notamment

210 Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S.3 par. 68.

211 Tiré d’un jugement rendu par l’arbitre François Blais dans Soleno inc. c. Métallurgistes unis d'amérique,

section locale 9414, 2005 par. 196 (QC SAT)

212 Mais aussi potentiellement à un groupe de personnes revendiquant des accommodements de l’horaire de travail pour des motifs reliés à la pratique religieuse.

reconnu que la recherche d’un instigateur pouvait s’avérer trop difficile214. En fait, devant la CRT, le fardeau de la preuve reposera sur le syndicat, qui devra démontrer la contrainte excessive215. Cela dit,

la nature de l’obligation d’accommodement sera différente pour le syndicat, puisqu’il lui faut prendre en compte son caractère représentatif. C’est pourquoi les tribunaux auront tendance à privilégier des mesures qui minimisent les dérogations aux conventions collectives, afin de préserver les droits des autres salariés (Brunelle, 2008a : 61). Dans les faits, l’obligation d’accommodement pour le syndicat se traduira selon Brunelle (2008a : 61) par un renforcement des exigences inhérentes à son devoir de représentation. C’est-à-dire que le syndicat doit s’assurer que l’employeur respecte à la fois la convention et les droits garantis par la Charte québécoise. Toutefois, comme le remarque justement l’auteur (2008 b: 105), si la Commission des relations de travail (CRT)216 blâme l’inaction d’un syndicat qui se contente d’appliquer bêtement la convention, elle demeure silencieuse concernant le fait que le syndicat se fait en quelque sorte complice de la discrimination, en refusant le recours à l’arbitrage. Le cas où le syndicat est partie prenante à la négociation d’une clause discriminatoire sera traité ultérieurement (section 2.4.2), puisqu’il ne sera pas question d’accommodement raisonnable dans ce cas, mais bien de correction ou d’invalidation de la clause, laquelle sera défendue devant le TDPQ.

Il s’agit maintenant de voir comment la notion d’accommodement a entraîné une véritable reconnaissance du droit à l’égalité dans les milieux de travail. À ce propos, le titre d’une conférence du professeur Morin217 (2008), « Certes l’accommodement, s’il est raisonnable pour tous! », peut être

214 Ainsi dans plusieurs décisions rendues par le TDPQ le syndicat a été reconnu conjointement responsable. Voici quelques exemples Université Laval c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, [2005] QCCA 27 (CanLII). ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Hôpital

général juif Sir Mortimer B. Davis (2007) QCTDP29, (par. 263 à 267) ci-après nommé Hôpital général Juif ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Laval (Ville de) Service de sécurité des incendies, 2009 QCTDP 4 (CanLII) ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Société de transport de Montréal (2008) QCTDP 29.

215Vaudry c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 4238, 2010 QCCRT 316 (CanLII).

216 Dans les décisions Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec [2004] CanLII 12190, requête en révision administrative rejetée en 2004 et dans Maltais c. Section locale 22 du Syndicat canadien des

communications, de l’énergie et du papier [2006] QCCRT 316, étant donné que des droits fondamentaux étaient en

jeu, la CRT a reconnu que le syndicat avait agi de façon arbitraire ou gravement négligente. C’est pourquoi elle en conclut qu’il y avait un manquement au devoir de juste représentation. La requête en révision fut rejetée en 2007. Dans les deux cas pourtant, il s‘agissait de syndicats qui ont refusé de porter en arbitrage un grief de congédiement pour handicap. La CRT a reconnu le droit à l’arbitrage, pour manquement au devoir de juste représentation, mais elle ne mentionne nullement le fait que le syndicat pourrait être complice de cette discrimination en refusant ce recours. Comme le rapporte Brunelle (2008b : 106), « La chose serait juridiquement possible, mais demeure un chemin peu fréquenté par la jurisprudence québécoise».

perçu comme un trait d’esprit, mais reflète également la présence de certains malentendus. Reprenons

ici quelques exemples.

Le principe d’ancienneté, si précieux aux syndiqués. Celui-ci peut à l'occasion être relégué à l’arrière-plan en vertu du principe d’accommodement raisonnable afin de minimiser les préjudices pour un salarié handicapé218. De reste, cette notion d’accommodement raisonnable ébranle aussi de façon

significative les droits de la direction en matière de mesure administrative. En effet, l’analyse de la jurisprudence en matière de handicap mène au constat que l’employeur assume nécessairement une obligation d’accommodement raisonnable jusqu’à la contrainte excessive. De plus, le manque de connaissances et d’information sur les obligations d’accommodement et les modifications apportées en ce qui concerne les tâches, les horaires de travail ou l’attribution de poste peuvent créer des tensions. Ceci est particulièrement vrai quand ces mesures219 se matérialisent en désagréments ou en conséquences désavantageuses pour certains travailleurs. Car, même si l’entraide et la solidarité sont des valeurs défendues par le mouvement syndical, les principes d’équité et de justice le sont davantage encore (Morin, 2008). Les études de Freeman et Rogers (1999), de Freeman, Boxall et Haynes (2007) ainsi que celles de Lévesque, Murray et Le Queux (1998), démontrent que le plus grand incitatif à la syndicalisation demeure encore et toujours la recherche de l’égalité, de la dignité et de la justice (afin de contrer l’arbitraire patronal).

Quoi qu’il en soit, cette notion, d’accommodement raisonnable jusqu’à la contrainte excessive, demeure encore imprécise pour les gestionnaires devant composer avec l’appréciation du caractère excessif de la contrainte, qui chaque fois est évalué selon les circonstances et le contexte. À ce propos, Brunelle (2008a : 63) remarquait que lorsque la norme d’égalité et son corollaire l’accommodement raisonnable gagnent en efficacité, l’employeur perd en quelque sorte en « prévisibilité ».

Comment résumer et démystifier cette obligation d’accommodement raisonnable jusqu’à la contrainte excessive? Revenons avec Brunelle (2001 : 244), pour qui les expressions « raisonnable » et « sans imposer de contrainte excessive » ne seraient pas des critères distincts, puisque, tel que décrit

218 Ass.int. des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale loc. 712 c. Bombardier Aéronautique, D.T.E. 2006T-258, ci-après nommé l’arrêt Bombardier (2006).

219 Remaniement de poste ou d’horaire de travail, redistribution du travail, augmentation de la charge de travail, etc.

dans l’arrêt Renaud (p. 984), ils expriment différemment le même concept. Lorsque Brunelle affirme (2001 : 244) « [qu’]il est manifeste aujourd’hui que les expressions “raisonnable” et “sans imposer de contraintes excessives”, qui viennent limiter cette obligation d’accommodement, ne forment pas des critères indépendants, mais bien différentes façons d’exprimer le même concept », il démontre que l’accommodement doit être raisonnable, ou sans contrainte excessive. De leur côté, Bosset (2007 : 9) prétend « [qu’] aucun accommodement causant une contrainte excessive ne pourra être exigé », et Laflamme (2008a : 427) mentionne que la défense de la contrainte excessive est la seule limite à l’obligation d’accommodement raisonnable, la seule qui puisse restreindre celle-ci. Néanmoins, l’appréciation de ce qui constitue une contrainte excessive passe inévitablement par une appréciation du contexte, comme le reconnaissait judicieusement Brunelle (2008a : 60). Au-delà de ces distinctions ou de ces ressemblances, qu’en est-il de la contrainte excessive?