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Forme logique restrictive

1 DÉMYSTIFIER L ’ ESPRIT

3.1 N EUROPSYCHOLOGIE ET CONCEPTS MENTAUX

3.1.2 Parallélisme neurophysiologique

3.1.2.1 Forme logique restrictive

Sous une forme atténuée, la menace du parallélisme psychophysiologique se trouve présente dans l’idée du cerveau comme condition aux phénomènes psychologiques. Pourtant, la différence grammaticale entre concepts psychologiques et neurologiques devrait souvent rendre illusoire toute mise en parallèle.

Durée

Le premier élément qui devrait rendre impossible une mise en parallèle est celui de la durée des phénomènes mentaux. Nous avons vu que les dispositions n’ont pas de durée authentique et ne réfèrent à rien que nous pourrions nommer un état ou un processus. Pour de nombreux commentateurs (voir par exemple J. Coulter, op. cit., p. 99), cela est suffisant pour qu’elles ne puissent pas être mises en parallèle avec des états ou processus du cerveau. Nous pourrions dire que leur forme logique rend le parallélisme impossible. Il n’y a donc rien dans le cerveau qui corresponde à une disposition. En revanche, l’activité du cerveau est nécessaire à la disposition.

« On peut soutenir que le cerveau est indispensable pour penser sans soutenir qu’existe un processus du cerveau susceptible d’être mis en correspondance avec le processus de pensée, ne serait-ce que parce que le concept même de pensée ne recouvre pas fondamentalement un processus. »216

Toutefois, un problème resurgit. Nous avions remarqué que comprendre la temporalité des dispositions n’est pas évident et que Wittgenstein les qualifie parfois d’états psychiques. Elles ont une certaine durée, même si les interruptions de conscience ne sont pas des interruptions des dispositions. Qu’est-ce qui empêche alors de dire qu’un état du cerveau, pas nécessairement un état conscient, leur correspond ? Imaginons deux structures neurologiques : la première est dans un état qui correspond, par exemple, à une croyance et la seconde réalise des processus neurologiques qui provoquent la conscience de cette croyance. N’aurait-on pas là un support neurologique à la disposition ? Et ce serait ce support qui aurait rendu telle notre grammaire de la durée des dispositions. Wittgenstein reconnaît lui-même, dans la Grammaire philosophique qu’il n’est pas incohérent de définir une disposition comme un état « au sens où l’on parle de l’état d’un corps, [au sens] d’un modèle physique » (I, § 10). C’est exactement ce que fait le neuropsychologue.

216

De plus, la difficulté de la durée n’est propre qu’aux dispositions. Une douleur, qui a bel et bien une durée authentique, peut-elle être corrélée à un état neurologique ?

Contexte

Il y a un autre élément qu’utilisent souvent les commentateurs pour dénoncer l’erreur grammaticale d’un parallélisme entre phénomènes psychologiques et neurologiques. Il s’agit du caractère contextuel des premiers. A la différence de concepts qui traitent du physique ou des comportements, les concepts psychologiques n’ont de signification qu’au sein d’une situation globale. C’est ce que nous avons nommé holisme du mental et qui soutient les thèses externalistes. Le propos de J. Hyman le souligne :

« Our cognitive skills are woven together inextricably : perception, memory, understanding, thought, and so forth. »217

P. Engel reconnaît lui-même la présence d’une difficulté pour le parallélisme : « Si les contenus mentaux sont individualisés à partir de leurs conditions de vérité et de référence, alors ils ne peuvent plus être individualisés par des propriétés internes » (op. cit., p. 36). Dans les débats classiques, l’indexicalité du langage et, au-delà, des états mentaux est souvent invoquée pour réfuter la thèse internaliste selon laquelle la signification peut être identifiée à un état neurologique. Toutefois, nous ne discutons pas là une thèse internaliste, que nous avons déjà rejetée, mais la possibilité de mettre en corrélation un support neurologique et un phénomène psychologique, étant entendu que le premier ne peut avoir la signification du second.

Si nous revenons aux phénomènes que Wittgenstein appelle états de conscience, ne peut-on pas remarquer que la trame comportementale et contextuelle qui permet leur usage est plus simple que celle qui permet celui des dispositions ? Si c’est le cas, contester le parallélisme à partir de la forme logique (holisme du mental/individualisme des états et processus neurologiques) devrait être plus difficile pour les concepts les moins enveloppés comme la douleur. C’est peut-être cette réduction de la difficulté dans le cas des concepts de sensations qui fait dire à M. Budd, même s’il modère immédiatement son propos en expliquant que Wittgenstein a d’autres raisons de refuser une identité ou un parallélisme entre occurrences, que « the infaillibility of non-inferential self-ascriptions of pain is compatible with the thesis that a true self-ascription of pain must be caused by a physiological event in the subject’s body, which is identical with the pain he experiences »218.

217

J. Hyman, op. cit., p. 18.

218

Enfin, si l’on accepte que le cerveau fournisse une condition aux phénomènes mentaux – il n’intervient pas pour autant dans la grammaire des concepts mentaux puisque la découverte de son rôle de condition est empirique et présuppose la grammaire psychologique – on ne voit pas bien ce qui empêche de déterminer quels états et processus particuliers fournissent les conditions matérielles aux phénomènes psychologiques particuliers. Un certain parallélisme, plus crédible avec les phénomènes les moins enveloppés, demeure possible.

Alors que Wittgenstein paraît parfois catégoriquement opposé au parallélisme (RPPI, § 905) quand il accuse la recherche d’un support mental d’être une image trompeuse, il arrive qu’il donne l’impression de considérer l’erreur du parallélisme non plus comme une erreur grammaticale mais comme une difficulté empirique :

Que les hommes parviennent un jour à cette vue bien arrêtée, selon laquelle à une idée singulière, à une représentation singulière, à un souvenir singulier ne correspond absolument aucune copie dans le système physiologique, dans le système nerveux, rien, je l’avoue, ne me paraît plus probable que cela.219

Dans cette remarque, il ne dit pas « les hommes doivent abandonner cette image qui n’a aucun sens » mais plutôt « les hommes abandonneront sans doute cette image, voyant qu’elle n’est pas efficace », ce qui revient à considérer que l’abandon doit venir de l’échec d’une recherche empirique. Wittgenstein admettrait donc, selon cette interprétation – que bien d’autres remarques contrediraient – que la recherche empirique d’un parallélisme peut avoir du sens, bien qu’il pense qu’elle est vouée à l’échec. La remarque suivante indique également que son enquête grammaticale pourrait avoir mis en évidence, certes, la contingence d’états et processus neurologiques parallèles, mais pas leur impossibilité :

« Il est donc parfaitement possible que certains phénomènes psychologiques ne puissent faire l’objet de recherches physiologiques, parce que rien ne leur correspondrait physiologiquement. »220

Invoquer la possibilité d’une absence de parallélisme n’est possible que tant que nous pouvons invoquer aussi la possibilité d’un parallélisme. De plus, Wittgenstein sous-entend que tous les phénomènes mentaux ne sont pas aussi définitivement impossibles à mettre en parallèle avec des événements neuronaux, ce qui laisse penser qu’une recherche empirique de parallélisme a plus de chances d’avoir du succès avec nos concepts les plus isolés : les sensations, les émotions mais pas les capacités.

Quoiqu’il en soit, c’est bien dans cette démarche que sont engagés les neuropsychologues et c’est sans doute la prudence et l’attente de résultats supplémentaires qui

219

Etudes préparatoires, § 504.

220

poussent certains commentateurs de Wittgenstein à ne tenir que des propos modérés au sujet du parallélisme. De surcroît, nous ne devons pas perdre de vue que Wittgenstein rejette le matérialisme en tant qu’explication de la signification de l’esprit (nos concepts mentaux ne réfèrent pas à des états du cerveau). Il se pourrait bien que la question empirique du parallélisme lui importe peu. Cette phrase de J. Schulte le rappelle :

Wittgenstein does not wish to object to the physicalist that he is somehow wrong about matters of fact […].221

Cette éventualité nous donne les moyens de comprendre la thèse de P. M. S. Hacker et M. R. Bennett qui n’est, en fin de compte, pas si radicale puisqu’elle admet un parallélisme. Cependant il s’agit d’un parallélisme que notre grammaire précède et qui ne peut pas la modifier. Wittgenstein pense assurément que des relations empiriques ne peuvent pas intervenir dans la signification de nos concepts psychologiques.