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Distinction description / expression

1 DÉMYSTIFIER L ’ ESPRIT

1.1 A BANDON DU DUALISME

1.1.3 Les traitements anti-dualisme

1.1.3.3 Distinction description / expression

S’expliquer sur les différentes asymétries qui constituent celle entre la première et la troisième personne et qui sont caractéristiques, comme nous l’avons dit, des concepts psychologiques revient, en première lecture, à séparer deux jeux de langage différents : la « description » et l’ « expression ». En approfondissant, l’asymétrie ne recoupe pas entièrement la distinction description/expression. Cette distinction est en tout cas pour Wittgenstein le moyen de se débarrasser de l’image dualiste de l’accès privilégié à l’intérieur. Asymétrie

Phrase à la troisième personne du présent : information ; à la première personne : expression. ((Ce n’est pas tout à fait ça)).76

Le mot « information » n’est en réalité pas tout à fait correct et L. Wittgenstein lui préfère souvent celui de « description » ou de « compte-rendu ». Ces termes impliquent que la proposition concernée (à la troisième personne) est une certaine connaissance. Comme exemple : « Il a mal aux dents ». A l’inverse, la notion d’expression renvoie à quelque chose de plus directement comportemental dans le sens de pré ou extralinguistique. Dans l’expression « J’ai mal », c’est comme s’il s’agissait d’un cri, d’une réaction comportementale, d’une attitude, d’une interjection... L’emploi à la même fonction, le même usage. On trouve à travers les écrits sur la philosophie de la psychologie de très nombreux exemples qui soutiennent cette idée, dans la continuité du fameux paragraphe 244 des

Recherches :

Une possibilité est que les mots soient reliés à l’expression originelle, naturelle de la sensation et qu’ils la remplacent. […] L’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne le décrit pas.

75

D. Perrin, « L’exil et le retour » in Lire les Recherches philosophiques de Wittgenstein, p. 123.

76

Même si l’usage de la première personne dans une proposition psychologique ressemble, du point de vue de la grammaire de surface, ne serait-ce que par l’emploi des mêmes mots et des mêmes verbes à une « description » comme il s’en fait à la troisième personne, il est pourtant bien une forme d’ « expression ». « Nous appelons « descriptions » des instruments visant à des usages particuliers » (RP, § 291) et l’emploi à la première personne ne fonctionne pas de la même façon qu’une description. Nous pourrions dire, après avoir remarqué comme nous l’avons déjà fait que la notion de jeu de langage souligne l’aspect comportemental de notre discours, que « description » et « expression » ne sont pas le même comportement, ne sont pas la même action dans le langage. Seule la « description » repose sur une observation.

L’information suivante : « je suis dans un état de crainte » [de tristesse, de joie, de colère, etc.], ne repose pas sur une observation – pas plus que ne le faisait l’extériorisation primaire.77

A la première personne, il n’y a pas d’observation. Résultat, « je ne décris pas ma douleur, je ne la sais pas, je ne l’ai pas apprise…, je l’ai » (RP, § 246). Il n’est question ni d’un voir, ni d’un avoir au sens physique du terme (une possession) (RP, § 398). L’expression est un pur comportement, elle « jaillit de nous » (L’intérieur et l’extérieur, p. 28).

[A propos de l’espoir] Et les mots peuvent nous être arrachés, -à la manière d’un cri. […] (Les mots sont aussi des actes).78

Wittgenstein ne va pas s’arrêter à l’exemple paradigmatique de la douleur qui se présente bien, lorsqu’elle est exprimée, comme un comportement linguistique dont la fonction n’est pas différente de l’interjection « Aïe ! ». Au contraire, il va même étendre ce caractère d’ « expressivité » à un grand nombre de concepts psychologiques employés en première personne. Par exemple, pour les sensations gustatives :

Mais au lieu de l’expression « Cela a exactement le goût… » j’aurais fort bien pu, de façon plus primitive, m’exclamer : « du sucre ! ».79

Une distinction plus subtile

Cependant, il y a un certain nombre d’énoncés psychologiques qui sont des cas intermédiaires entre l’expression et la description, bien qu’utilisés en première personne.

Si sur le moment je disais à quelqu’un : « Je crains que… » - cela serait une sorte de gémissement craintif, ou bien une réflexion sur mon état ?80

77 RPPII, § 177. 78 RP, § 546. 79 RPPII, § 351. 80

L’énoncé à la première personne du présent peut donc être descriptif81. C’est cela qu’essaye de rappeler J.-J. Rosat, en particulier dans le texte « Exprimer ou décrire ? »82. La première idée qui émerge de son texte concerne l’équivoque du terme « Aüsserung », qui d’ailleurs se retrouve tout autant en français avec celui d’ « expression ». Du coup, J.-J. Rosat offre de clarifier différents usages et surtout différentes oppositions que le couple expression/description supporte. Tandis que les propositions en première personne, qui correspondent à l’une des acceptions du terme expression, se distinguent de celle en troisième personne en ce qu’il n’y a aucun sens dans lequel elles peuvent être justifiées (le locuteur n’a aucun rapport épistémique à son énonciation), les expressions au sens de leur expressivité se différencient des descriptions pour une autre raison : elles sont le substitut d’un comportement pré-linguistique (une réaction corporelle). La place est ainsi faite à des propositions qui, bien que n’étant pas l’extension apprise d’un comportement, n’en demeurent pas moins impossibles logiquement à justifier, comme c’est le cas d’une croyance par exemple. (Le terme d’expression, dans sa forme où il rend compte de la position grammaticale des attributions en première personne, pourrait être remplacé par « déclaration », suivant en cela le texte de J.-J. Rosat). J.-J. Rosat s’appuie sur les Derniers écrits et va distinguer différents types de jeux de langage. Il isole l’expression directe qui est quelque chose de corporel (l’expressivité) de la description d’une part (faire connaître quelque chose) et de l’information d’autre part (qui aurait plutôt une fonction explicative). Il parvient ainsi à faire une place parmi les propositions en première personne à différentes sortes de propositions psychologiques, inclues celles qu’ont négligées les commentateurs visés par le texte. Parmi les expressions, on trouve des sensations ou des émotions comme « j’ai peur », « j’ai mal » ou « j’ai froid ». Mais il faut être vigilant car « j’ai un peu froid, moins qu’il y a une heure » est bien une description (cf. RPPII, § 620, 726 et 728). La catégorie des descriptions peut contenir tous types de concepts mentaux, utilisés dans un contexte et avec une intention appropriés : « je voyais tout rouge », « ma croyance s’est atténuée », « ma douleur est lancinante »… Enfin, une proposition qui concerne une représentation ou une perception qui ne sont pas expressives ou même un concept qui pas celui d’un vécu (« les concepts intentionnels ») ne sont pas pour autant des descriptions, bien qu’en certains contextes elles puissent l’être.

81

C’est sans doute pour cela que Wittgenstein modère lui-même l’assimilation de la première personne à des cas d’expressions dans le paragraphe § 63 des RPPII (« ce n’est pas tout à fait ça »). Avant J.-J. Rosat, P. M. S. Hacker interprétait déjà ainsi la nuance wittgensteinienne (Wittgenstein. Mind and will, p. 431).

82

Premier rejet du caractère épistémique : les auto-attributions

Nous pouvons retenir de ce texte de J.-J. Rosat le fait qu’il évite de tomber sous l’influence d’images simplistes de ce que sont les descriptions et les expressions. Ce sont des types d’instruments différents employés dans des jeux de langage ordinaires. En revanche, J.- J. Rosat va un peu plus loin que Wittgenstein et essaye d’être plus précis dans la distinction, de manière à nous éviter de retomber dans une sublimation de ces différents jeux de langage. Pour ce qui nous intéresse ici, il est suffisant de reconnaître la distinction description/expression, puisqu’elle permet de dissiper l’image dualiste de la perception d’un monde intérieur. Les performatifs d’Austin, bien qu’ils aient été repris dans la théorie des actes de langage, ont une valeur thérapeutique semblable à la distinction wittgensteinienne, puisqu’ils sont un moyen d’éradiquer l’illusion descriptive :

Enoncer des expressions dans des circonstances appropriées, ce n’est pas décrire l’action […], c’est la faire.83

C’est peut-être pour cela que J. Bouveresse a écrit la phrase suivante, qui rendrait justice à la valeur thérapeutique des performatifs avec laquelle contraste la classification théorique des actes de discours :

J’ai personnellement tendance à considérer que l’intuition première d’Austin était, comme c’est souvent le cas, la bonne et que les remords qui ont suivi n’étaient pas aussi justifiés qu’il a cru.84

Les expressions, contrairement aux descriptions – nous verrons plus bas pourquoi, s’agissant des descriptions, cela n’est pas toujours vrai – ne sont donc pas des jeux de langage concernés par des questions épistémiques comme le savoir, la découverte, l’observation, la connaissance, etc. C’est pourquoi aussi il n’y a pas de critères (de fondements), aux auto- attributions qui ont la forme d’expressions. S. Laugier déclare que « finalement, [il ne s’agit pas tant] d’une remise en cause du caractère privé de l’âme que de l’idée que le privé soit affaire de connaissance et donc de secret », que « ma relation à moi n’est pas une relation de connaissance, n’est même pas une relation mais une attitude ou une disposition »85. Les commentateurs s’accordent sur ce premier rejet du caractère épistémique qui concerne la plupart des auto-attributions. Par exemple D. Pears :

Quand le mot désignant un type de sensation remplace un trait de comportement, il vient s’insinuer dans un drame naturel qui précède la discursivité dans la vie de l’individu.86

83

J. L. Austin, Ecrits philosophiques, p. 77.

84

J. Bouveresse, introduction à l’ouvrage collectif Théorie des actes de langage, éthique et droit, p. 12.

85

S. Laugier, , « La question d’une subjectivité sans psychologie » in Wittgenstein, revue littéraire mensuelle Europe, n°906, p.115.

86

S’attribuer un concept psychologique, en particulier dans les cas de concepts pourvus d’expressivité mais pas seulement, n’est généralement pas un jeu de langage que l’on pourrait dire épistémique.