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1 DÉMYSTIFIER L ’ ESPRIT

2.2 H ÉTÉROGÉNÉITÉ DES CONCEPTS PSYCHOLOGIQUE

2.2.1 Vision synoptique

2.2.1.2 Les classifications

Pour présenter les classifications, nous nous appuyons sur la traduction de G. Granel et ne discutons pas de la spécificité allemande concernant la distinction entre Erlebnisse et Erfahrungen, traduite par les termes d’ « expérience vécue » et d’ « expérience ».

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Première classification

La première classification (RPPI, § 836) présente une subdivision de la catégorie plus générale des concepts d’expérience vécue. Il est curieux que Wittgenstein assimile le champ des concepts psychologiques à celui des expériences vécues alors qu’une des sous-catégories qu’il introduit est celle des expériences. De plus, le statut de la catégorie des formes de la conviction rend difficile leur assimilation aux expériences vécus. Dans le paragraphe § 832, il explique justement qu’il est difficile d’assimiler les formes de la conviction à des états. Sans doute Wittgenstein fait-il une concession à la manière classique de définir les concepts psychologiques (comme des vécus) que pourtant il récuse. Il faut, dès lors, remarquer qu’il abandonnera cette notion générale d’expériences vécues dans sa deuxième classification.

Nous allons présenter les trois catégories de la première classification et leurs propriétés logiques très brièvement puisqu’elles sont reprises et dépassées par celle de la seconde catégorie.

1. Les expériences : elles ont une durée, une intensité et ne sont pas des caractères des pensées. Les impressions, qui peuvent se mêler, en sont une sous catégorie.

2. Les mouvements de l’âme : ils ont une durée, n’ont pas de localisation, comportent des expériences et pensées, ont une expression caractéristique et colorent les pensées.

3. Les formes de la conviction : elles n’ont pas de durée, s’expriment par des pensées et ne colorent pas les pensées.

Cette classification introduit un certain nombre de critères de démarcation intéressants que Wittgenstein va reprendre dans la deuxième et qui nous concernent : durée, localisation, expressivité, lien avec les pensées. Comme nous ne nous intéressons pas à la valeur de cette classification en tant que telle, venons-en à la deuxième.

Deuxième classification

La deuxième classification se construit principalement sur deux paragraphes distincts (RPPI, § 63 et 148). Elle reprend la classification précédente mais l’améliore. L’ensemble des concepts psychologiques y semble subdivisé en trois catégories.

1. Les impressions sensorielles : elles ont une durée, un degré d’intensité, elles nous apprennent quelque chose sur le monde, ne sont pas soumises à la volonté et peuvent se mélanger entre elles. Elles ont ou non une localisation et une expressivité. On y trouve, par exemple, certaines perceptions comme les sensations de pression, de température, de goût mais aussi la douleur. Il n’est pas certain que l’on puisse y ajouter les perceptions

visuelles et auditives qui, si l’on se rappelle les propos de P. M. S. Hacker dans l’article mentionné179, ne font en général aucun effet.

2. Les représentations : elles sont assez proches des sensations mais, à leur différence, sont soumises à la volonté et ne nous apprennent rien sur le monde. De plus, lorsqu’elles ont un objet, elles ne sont pas compatibles avec la perception de ce même objet. C’est dans cette catégorie que l’on trouve les images mentales.

3. Les émotions (ou mouvements de l’âme) : elles ont une durée, une expressivité, pas de localisation et elles ne nous apprennent rien sur le monde. Elles peuvent ou non avoir un objet et être associées à des sensations ou à des pensées, mais ces dernières ne les définissent pas car elles ne sont pas toujours présentes et n’ont pas les mêmes propriétés que les émotions. C’est un des points à propos desquels Wittgenstein s’attaque à la conception de W. James180. On trouve dans cette catégorie, par exemple, la peur, la joie, l’angoisse ou le plaisir.

Nous ne retrouvons pas dans cette classification les formes de la conviction. Toutefois, comme Wittgenstein introduit la remarque § 148 en écrivant « suite de la classification des concepts psychologiques », nous pouvons penser qu’il s’agit, dans cette seconde classification, de la suite de ce qu’il a commencé au paragraphe § 63 mais aussi dans sa première classification, puisqu’en outre le début de la deuxième (§ 63) est une reprise de la catégorie des expériences qu’il précise en la subdivisant en impressions et représentations. Il n’est alors pas illégitime de penser qu’il garde en tête une quatrième catégorie, celle des formes de la conviction. Cette interprétation n’a souvent pas été faite et cela explique que les commentateurs reprochent à Wittgenstein d’oublier de faire une place aux concepts de savoir, de souvenir ou de croyance dans sa deuxième classification (cf. par exemple P. M. S. Hacker,

Wittgenstein. Mind and will, p. 432).

Il est important de bien repérer les critères qui permettent à Wittgenstein de réaliser sa deuxième classification, tous de nature grammaticale. Ils concernent les possibilités de prédication des caractéristiques suivantes aux phénomènes psychologiques : la durée, la localisation (spatiale ou temporelle), l’apport d’une connaissance sur le monde, le lien avec la

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Il avait développé cette idée dans Wittgenstein. Mind and Will (p. 431) quelques années avant d’écrire « Is there anything it is like to be a bat ? ».

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Voir RPPII, § 321 et 324 ou encore RPPI, § 470, où Wittgenstein utilise le terme d’état d’âme pour parler des émotions. Il semble qu’il utilise aussi le terme de sentiment pour cette catégorie (RPPII, § 320). Contrairement à W. James, Wittgenstein nie que les émotions soit en liaison grammaticale avec les impressions sensorielles qui peuvent parfois leur être associées (ces dernières ne sont pas des critères des premières).

volonté, le degré d’intensité, l’expressivité, la miscibilité avec d’autres concepts (si oui lesquels) et la relation interne avec leur objet181.

La quantité de critères que Wittgenstein introduit pour pouvoir distinguer ou regrouper nos concepts mentaux interdit la construction d’une classification cohérente ou d’un arbre généalogique. En effet, il n’y a aucune hiérarchie dans ces critères et aucune prétention théorique dans leur établissement. Ils sont un moyen efficace de donner à voir les ressemblances et dissemblances de nos concepts et éviter que la grammaire des uns soient confondues avec la grammaire des autres. En outre, le genre de classification dont il est question présente l’intérêt de plaider instantanément en faveur de l’hétérogénéité du champ des concepts mentaux, hétérogénéité qu’avaient tendance à masquer les images classiques de l’esprit. De plus, la notion de ressemblance de famille introduite au paragraphe § 67 des

Recherches rend impossible de parvenir à des catégories homogènes dans la mesure où les

concepts les moins généraux ne recouvrent eux même que des usages qui n’ont entre eux que des airs de famille (dont il n’y a pas nécessairement un trait en commun).

La classification aide à reconnaître que nos concepts psychologiques ont des grammaires bien différentes et permet de s’éloigner de la conception de l’esprit comme un théâtre intérieur où les référents mentaux, même s’ils ont divers aspects, sont tous perçus et finalement compris à partir d’une même grammaire, celle des objets.

Insuffisance des classifications

Les difficultés que nous pourrions imputer aux classifications de Wittgenstein ne peuvent pas être, nous avons compris pourquoi, le manque d’exactitude ou la manière dont il y ordonne les critères pour parvenir à ses catégories. En revanche, tout en leur conservant leur fonction thérapeutique, nous pouvons regretter que ces classifications, à certains égards très intéressantes, souffrent de certaines insuffisances.

Le concept de pensée n’intervient que dans les critères mais n’a aucune place dans les catégories. Sans doute est-ce un concept dont l’utilisation est très difficile à délimiter, avec des emplois si variés qu’il est impossible qu’une catégorie, formée à partir des critères proposés, puisse l’accueillir. Doit-il en être de même avec d’autres concepts comme le souvenir, la compréhension, la conscience et ainsi de suite ? La remarque suivante donne indirectement le moyen de comprendre l’insuffisance :

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Wittgenstein, aux fil de ses remarques sur la philosophie de la psychologie, introduit en fait bien d’autres critères que ceux utilisés dans ses tentatives de classification, ce qui abonde dans le sens ce que nous allons en conclure.

Savoir, croire, espérer, craindre (entre autres) sont des concepts de nature si différente que leur classification, leur rangement dans des compartiments différents n’est pour nous d’aucune utilité. Mais nous voulons reconnaître quelles sont les différences et les ressemblances entre eux.182

Cette remarque, ultérieure aux classifications, prend place dans une série de remarque ou Wittgenstein compare deux à deux les concepts psychologiques183. Pour cela, il ne s’appuie pas seulement sur les critères qui lui ont servi de base pour la classification mais sur la description de tout l’arrière-plan qui permet que les concepts soient employés. Tout donne alors l’impression que, s’il n’a plus recours à la classification, c’est qu’elle exagère les ressemblances. La meilleure façon d’obtenir la vision synoptique, qu’il ne perd pas pour autant de vue, est d’amasser les descriptions localisées, contextuelles. A la limite, une classification exacte devrait prendre la forme d’un examen de tous les usages ; une classification correcte n’est, en fin de compte, plus une classification du tout. Car tout regroupement est opéré à partir de quelques critères mais jamais de tous (surtout si l’on considère les caractéristiques du contexte elles-mêmes comme des critères). Ici s’exprime le caractère local déjà mentionné de la philosophie descriptive wittgensteinienne. Nous comprenons pourquoi J. Schulte et, à sa suite, J.-J. Rosat, trouvent à la classification une justification extrinsèque lorsqu’ils la justifient par la recherche d’un ordre pour la présentation des remarques. Aux fins de la vision synoptique, elle ne peut effectivement pas être suffisante.

Néanmoins, bien que la méthode classificatoire ne soit pas retenue par Wittgenstein, elle constitue au départ une bonne approximation de ce qu’il poursuit ensuite dans le détail. A tel point que l’on peut se demander, au vu de l’effet thérapeutique qu’elle semble déjà avoir, quel peut être l’objectif qu’il poursuit en la dépassant, si ce n’est celui de ne pas commettre l’erreur philosophique de la généralisation – ce qui revient à accepter qu’il ne vise pas la thérapie à tout prix mais bien la justesse et que la version forte de la lecture thérapeutique est justement un peu trop forte. Comme première approximation, disions-nous, la méthode classificatoire a un intérêt. Wittgenstein tente régulièrement, après ses tentatives délaissées, de regrouper les concepts, même si c’est avec prudence :

Ou encore : Si croire est un état d’esprit, alors il a une durée. Il ne dure pas seulement le temps pour moi de dire : je crois. Donc c’est une disposition.184

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Etudes préparatoires, § 122.

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P. M. S. Hacker (Wittgenstein. Mind and will, p. 433) note que, dans une remarque inédite (MS167 § 6, datée par G. H. Von Wright de 1947, sans plus de précisons, dans son ouvrage Wittgenstein), Wittgenstein abandonne l’idée de classification et lui préfère celle de comparaison des concepts deux à deux, plus fidèle à notre grammaire.

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Le concept de disposition dont il est question ici n’a eu aucune place dans les classifications. Pourtant il revient régulièrement dans la dernière philosophie wittgensteinienne. C’est vers celui-ci que nous allons, un peu plus loin, tourner notre regard.

Acte, événement, état et processus

L’insuffisance que nous venons de décrire concerne l’impossibilité de subsumer un groupe de concepts mentaux sous une même catégorie sans perdre de vue qu’ils sont intégrés à des jeux de langage, une praxis, et qu’ils ont des usages propres mais variés. Il existe différents critères pour distinguer les concepts, nul ne prévaut pour déterminer des genres.

Le concept d’expérience vécue : il en est de lui comme du concept de « ce qui se passe », du concept de processus, de celui d’état, de « quelque chose », de fait, de description et de compte-rendu. Nous nous figurons qu’ici nous prenons pied sur la terre ferme de l’origine, plus profond que toutes les méthodes et tous les jeux de langage spécifiques. Mais ces termes, au plus au point généraux, ont précisément aussi une signification floue au plus haut point. Ils se rapportent en fait à une quantité énorme de cas spéciaux, mais cela ne les rend pas plus fermes, cela les rend plus fuyants.185

Wittgenstein nous avertit explicitement du danger d’utiliser des catégories trop générales en philosophie. Les termes de processus, d’acte, d’événement ou d’état mental risquent donc de nous abuser, en nous faisant oublier que bien souvent, comme le répète J.-J. Rosat, « [nos concepts] jouent des rôles radicalement différents dans nos jeux de langage » (op. cit., p. 19). Il nous faut donc rester très vigilant, en dehors d’une utilisation thérapeutique de concepts généraux que Wittgenstein lui-même se permet, à ne pas se croire équipé d’outils théoriques qui ne seraient encore que le résultat d’une sublimation et d’une utilisation abusive d’une image : une confusion conceptuelle.