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Des concepts enveloppés

1 DÉMYSTIFIER L ’ ESPRIT

2.1 D ÉPASSEMENT DE LA CONTROVERSE : L E SENS DES PROPOSITIONS PSYCHOLOGIQUES

2.1.1 Ancrage dans l’ ordinaire des attributions de concepts psychologiques

2.1.1.1 Des concepts enveloppés

Wittgenstein emploie souvent l’expression « eingebettet » à propos des concepts psychologiques. Ceci est traduit en français par l’idée qu’ils sont enveloppés dans nos jeux de langage. Dans les paragraphes qui suivent, nous essayons de préciser cette notion.

Contextualisme

Nous avons refusé la théorie sémantique de la signification qu’imposait l’image augustinienne du langage. La solution contextualiste à propos de la signification consiste à remarquer qu’un nom ne dénomme pas une chose dans l’absolu et que ce n’est pas la présence d’une telle chose qui garantit que la référence qui y est faite soit juste. Au contraire, B. Ambroise rappelle la solution que C. Travis emprunte à Wittgenstein en disant que « tout

dépend des circonstances de mon énonciation »113. La saisie d’une chose par un acte de référence n’est telle que relativement à ses circonstances. La valeur de vérité et le sens lui- même sont donc dépendants du contexte. L’exemple marquant de C. Travis concernant le bleu de l’eau le confirme – on ne dit de l’eau qu’elle est bleu que dans certains contextes mais jamais dans l’absolu – encore qu’il puisse s’agir dans ce cas d’une particularité du concept de couleur. Il n’est pas vrai de dire que les choses sont dans tel état tout court, sans considération supplémentaire114. Le concept wittgensteinien de jeu de langage souligne cette caractéristique qu’ont nos énoncés d’être toujours situés. Ainsi, dit C. Chauviré, le véritable lien pertinent est moins le lien sémantique de la dénomination que le lien naturel qui rattache un concept et son usage aux réactions primitives115. Ce que les philosophes essayent souvent de dire, au contraire, serait « quelque chose qui englobe tout ce qui serait dit dans des circonstances particulières, et donc quelque chose qui transcende les circonstances »116 et qui voudrait que si « les choses sont telles qu’elles sont décrites, dans un certain usage de cette description, cela dépend simplement de l’état du monde » (p. 23). Et bien cela est réducteur et trahit l’usage ordinaire que nous faisons des énoncés et le sens qui en découle.

L’ « adéquation » aux faits ne doit pas être conçue sur le modèle des « théories de la vérité- adéquation » mais plutôt comme l’étiquette abréviative d’une multiplicité de phénomènes (la neige est si blanche).117

Une particularité de la solution contextualiste implique que, puisque la vérité d’une proposition ne peut être déterminée avant que n’en soit précisé l’usage. Toutes les propositions possibles ne sont pas déterminées quant à leur vérité. M. Soubbotnik s’appuie justement sur Wittgenstein et J. L. Austin pour accuser les langues idéales ou écritures conceptuelles de toujours perdre la créativité propre aux cas extraordinaires, créativité qui pourtant est intégrée à notre pratique du langage, évolutive et contextuelle. Ainsi, pour J.-P. Narboux (cf. « L’intentionnalité : un parcours fléché » in Lire les Recherches philosophiques

de Wittgenstein), la détermination du sens est une chimère.

Nos expressions ne peuvent donc avoir le sens qu’elles ont que dans le contexte particulier de leur énonciation (voir les Etudes préparatoires, § 861) et réciproquement, tout mot qui trouve sa place dans un contexte (qui a un usage) trouve aussi du sens ou une

113

« Charles Travis critique de Russell sur les sense-data. Introduction à la lecture du chap. 2 des Liaisons

ordinaires ».

114

C. Travis, Les liaisons ordinaires, p. 174.

115

C. Chauviré, « La douleur : ni un quelque chose ni un rien » in Lire les Recherches philosophiques de

Wittgenstein, p. 161.

116

C. Travis, op. cit., p. 176. H. Putnam fait une remarque similaire dans l’introduction à Mathematics. Matter

and Method, p. x : « The context of all contexts is not context at all ».

117

signification. Cela ne signifie pas pour autant que nous devons être capables de décrire ces circonstances, au contraire même (L’intérieur et l’extérieur, p. 41). Par conséquent, s’intéresser au sens des concepts psychologiques, qui ne sont pas des noms de choses, ne peut se faire qu’en les positionnant dans le contexte de leur utilisation.

B. Goldberg soutient l’idée que Wittgenstein défend une théorie contextualiste de la signification :

It is only given the normal flow of behaviour that a sentence can have the kind of position required for it to mean something.118

mais il précise aussitôt que l’idée même d’une théorie de la signification est sans doute mal conçue. Car parler d’une théorie de la signification, comme nous l’avons déjà dit, pourrait laisser croire à une détermination du sens. Or, « il n’y a pas de sens littéral : la signification a toujours un caractère local »119, précise A. Ogien. C’est pourquoi Wittgenstein ne pense pas que la question « qu’est-ce que la signification de ? » ait véritablement un usage. Ou plutôt, elle n’a un sens que si elle appelle à un certain type de réponse contextualisée :

Lorsque je demande « Quel sens cela a-t-il ? », je ne demande pas que l’on me réponde par une image ou par une série d’images, mais par une description de situations.120

Holisme du mental

La notion de contextualisme n’est pas très éloignée de celle qu’utilise V. Descombes lorsqu’il parle de holisme du mental. L’idée de holisme essaye de réintégrer la signification des concepts à une situation plus générale d’action et d’interaction entre individus. Elle est inspirée du holisme sémantique quinien selon lequel la valeur de vérité ne peut être attribuée ni aux mots ni même aux énoncés mais seulement à des systèmes d’énoncés121. De la même manière, le holisme du mental soutient que le sens des concepts mentaux ne vient pas des termes pris isolément mais de leur inclusion dans la praxis humaine :

Wittgenstein est passé d’un atomisme extrême (TLP) à une forme de holisme […] qualifiant l’idée générale selon laquelle les descriptions intentionnelles ou psychologiques sont contextuelles. » et « La description holiste est la description d’une chose mais prise dans sa complexité.122

Il faut comprendre quelque chose de la forme de vie d’un être pour saisir la teneur de ses propos.123

118

B. Goldberg, « Mechanism and meaning » in Investigating psychology, p. 62.

119

A. Ogien, Les formes sociales de la pensée, p. 130.

120

RPPI, § 132. Voir également RPPI, § 923.

121

Cf. Quine, « Five milestones of empiricism » in Theories and things. Un commentateur de Wittgenstein comme H.-J. Glock n’hésite pas à qualifier la position de Wittgenstein, à l’exemple de celle de W. V. Quine, de holisme sémantique puisque la question de la signification n’a de sens que dans la situation globale d’emploi des termes.

122

Wittgenstein le répète, les concepts psychologiques n’ont pas de sens en dehors du « flux de la vie », de l’ « entrelacs des actions humaines » (L’intérieur et l’extérieur, p. 75). C’est-à- dire que nos concepts sont « mêlés à nos vies » (L’intérieur et l’extérieur, p. 94), à tout l’arrière-plan de l’activité humaine.

Un jeu de langage est une façon spécifiée que les mots ont de s’intégrer à la vie.124

Il faut bien comprendre que si les significations des concepts leur viennent de leur insertion dans la trame ou le motif de la vie humaine, elles sont déterminées et par nos comportements et par les circonstances dans lesquelles ils ont lieu (RPPI, § 314). Comprendre les concepts psychologiques, c’est donc comprendre le contexte dans lequel ils s’insèrent.

The extent to which meaning results from or depends on the embedding of language into the flow of human action.125

Wittgenstein en vient même à trouver qu’il est difficile de définir les concepts psychologiques :

Les concepts de base sont tellement entrelacés avec ce qu’il y a de plus fondamental dans notre mode de vie qu’ils en deviennent insaisissables.126

La meilleure façon de montrer le sens des concepts mentaux, c’est-à-dire d’en transmettre l’usage, c’est de les montrer mis en scène. C’est pourquoi Wittgenstein remarque à plusieurs reprises que c’est au sein d’un drame, d’une pièce de théâtre, que les contextes sont les mieux représentés et le sens des concepts au mieux mis en évidence (L’intérieur et l’extérieur, p. 20 et 38, Etudes préparatoires, § 38 et 424).