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Dispositions et psychologie

1 DÉMYSTIFIER L ’ ESPRIT

2.2 H ÉTÉROGÉNÉITÉ DES CONCEPTS PSYCHOLOGIQUE

2.2.2 Caractère thérapeutique des concepts dispositionnels

2.2.2.3 Dispositions et psychologie

Nous avons déjà abordé en 2.2.1.2 les concepts généraux d’acte, d’événement, d’état ou de processus mentaux pour signaler le danger à utiliser des termes d’une telle généralité. Nous souhaitons ici insister sur l’erreur qui consisterait à définir les dispositions à partir de ces termes généraux. Ceci peut en effet permettre de réduire la tentation de certaines images qui conditionnent la psychologie, ce qui fait dire à M. LeDu des concepts dispositionnels qu’ils « jouent un rôle à la fois dans le domaine de la psychologie personnelle et dans celui de la psychologie subpersonnelle » (op. cit., p. 76).

Absence de critères psychiques

Nous avons plusieurs fois fait référence à la remarque § 149 des Recherches sans la citer. Voici exactement ce que dit Wittgenstein :

Si l’on dit que savoir l’alphabet est un état psychique (éventuellement de notre cerveau) au moyen duquel nous expliquons les manifestations de ce savoir. Un tel état, on le nomme une disposition. Mais parler ici d’état psychique n’est pas sans faire problème, dans la mesure où il devrait y avoir deux critères de cet état, à savoir une connaissance du mode de construction de l’appareil, indépendamment de ses effets.

Dans cette remarque, il s’attaque à l’idée d’un véhicule psychique. S’il doit y avoir un véhicule psychique à nos dispositions, qu’il s’agisse d’un état ou d’un mécanisme psychique, ou encore d’un véhicule neurologique, la relation entre ce véhicule et la disposition est externe. C’est ce qui est impliqué quand Wittgenstein parle de deux critères, un critère pour la disposition (ses manifestations), et un critère pour son véhicule. Or, d’après ce que nous avons expliqué, si les critères d’une disposition sont ses manifestations potentielles, à aucun moment nous n’avons besoin d’identifier un véhicule psychique ou neurologique pour attribuer une disposition. Nous devons donc admettre que le véhicule (peu importe, pour l’instant, que le concept de véhicule ou support psychique ait du sens) n’intervient pas dans la fixation de la grammaire des concepts dispositionnels. Il ne sert à rien d’avoir recours aux termes d’état ou de processus psychique pour définir ou expliquer les significations des

termes, ni d’ailleurs pour réaliser ou justifier une attribution. La remarque § 149 nous fait une démonstration par l’absurde de l’impossibilité, pour un contenu psychique ou neurologique, d’avoir valeur de critères pour les dispositions. Ceci éclaire la remarque suivante :

Dieu, s’il avait regardé dans nos âmes, n’aurait pu y voir de quoi nous parlions.200

Cette remarque peut aisément être étendue à tous les concepts psychologiques. Il est impossible de définir, expliquer, attribuer ou justifier nos concepts mentaux sur la base de la reconnaissance d’un véhicule psychique ou neurologique. Ce n’est pas ainsi que nous employons ces termes. C’est pourquoi la remarque « il n’y a pas de réponse à la question « qu’est-ce qui c’est passé en lui quand il a calculé mentalement ? » »201 peut être interprétée autrement encore que comme le rejet de l’image dualiste de l’intérieur. Il n’y a pas de réponse à la question non parce qu’il ne s’est nécessairement rien passé mais plutôt parce que la grammaire du calcul, dans cet exemple là, n’implique pas le contenu psychique. Aucun contenu ne peut être spécifié à partir de la simple reconnaissance d’une disposition.

Etats et processus psychiques

Lorsque nous avons tenté de définir la catégorie wittgensteinienne des dispositions, nous avons vu que la question de leur durée était problématique. Nombreux commentateurs se sont servis de la durée particulière des dispositions et parfois de leur lien à la conscience (l’idée selon laquelle une interruption de conscience, même très longue, d’une disposition n’interrompe pas la disposition elle-même, qui n’a donc pas une durée « authentique ») pour attaquer l’image de la disposition comme un contenu psychique ou neurologique.

M. Soubbotnik argue, contre J. Searle, que vouloir dire ou signifier ne sont pas des actes ou des processus mentaux, sinon, ils auraient une durée propre202. Il en va de même des autres capacités. Souvent, l’argument a une structure simple : « Une capacité, comme telle, n’ayant pas de durée, elle ne constitue pas un état psychologique »203. Un état psychologique, à l’inverse, possède une durée propre, c’est-à-dire que nous pouvons avoir conscience de son début, son écoulement et sa fin (par exemple une image mentale) et qu’une interruption de la conscience en interrompt le cours.

L’idée de processus, qu’il s’agisse d’un processus psychique ou non, implique celles de début et de fin mais également celles de déroulement, d’évolution et d’étapes. Il arrive que nous parlions de processus pour parler de certains phénomènes mentaux. Imaginons la description d’un discours intérieur que nous aurions : nous sommes capables de décrire un

200

Etudes préparatoires, § 108.

201

Les cours de Cambridge 1946-1947, p. 29.

202

M. Soubbotnik, op. cit., p. 147.

203

début, une fin, des phases, des enchaînements, un déroulement... Le concept de processus mental, bien qu’il soit trop général et trop vague, peut être utilisé dans certains cas, mais il n’est d’aucune utilité pour expliquer le concept de disposition qui, lui, ne qualifie pas un processus (RPPII, § 253). Les capacités ne sont pas des processus, même si elles peuvent être associées à divers phénomènes mentaux que nous accepterions de qualifier de processus (RPPII, § 266). Le terme de phénomène, que nous aurions du mal à différencier précisément de celui de processus tant leurs grammaires respectives sont floues, subit la même limitation (RPPII, § 31).

Nous pouvons désormais comprendre pourquoi les capacités ont un rôle privilégié chez certains commentateurs. En dépit des réserves évoquées sur la fragilité de la catégorisation, reconnaître l’existence de dispositions en liaison interne avec leurs manifestations a un double intérêt. En premier lieu, cette reconnaissance a une valeur thérapeutique et permet d’abandonner l’image qui s’impose trop souvent à nous et qui nous fait regarder les capacités comme des états ou des processus, bref des contenus mentaux. Il y va d’un dépassement du psychologisme ou du mentalisme. Une fois l’image délaissée, nous reconnaissons son statut d’image et sommes capables de la reconnaître et de nous en débarrasser au sujet d’autres concepts que les dispositions. Ce sont finalement tous les concepts mentaux qui bénéficient de la levée de l’image mentaliste qu’a engendrée le détour par la catégorie des dispositions. Nous voyons comment le traitement local peut avoir un effet thérapeutique plus général, les mêmes images trompeuses étant souvent appliquées à différents concepts.

Il y a encore une autre conséquence qui est souvent tirée de l’analyse des concepts dispositionnels chez Wittgenstein. Elle concerne le parallèle fait par les psychologues entre nos concepts mentaux et les états et processus que décrit la psychologie – nous ne différencions pas ici entre des processus cérébraux (neurophysiologiques) et des processus cognitifs (psychiques). En effet, c’est une chose de dire que la grammaire de nos concepts n’est pas fixée par ces processus, cela en est une autre de chercher à trouver à ces concepts, de manière empirique, un équivalent (un parallèle) qui consisterait en un état ou processus cérébral (ou cognitif). Les auteurs qui s’appuient sur les dispositions pour leur argumentation ont tendance à penser qu’il n’est pas possible de trouver de processus ou états parallèles à ce qui n’est ni un processus ni un état. L’idée de parallélisme, pour les capacités, est impossible à utiliser. C’est donc que les psychologues sont victimes d’une image trompeuse qu’ils cherchent à appliquer absolument. Et là encore, une fois rejetée l’image pour les dispositions, il y a moins de difficultés à l’abandonner dans le cas de tous les concepts mentaux. Ceci

anticipe le contenu de notre troisième partie, c’est pourquoi nous en réservons la discussion aux pages qui suivent.

3 WITTGENSTEIN ET LA PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE

Afin de discuter de l’intérêt de la psychologie philosophique wittgensteinienne pour une critique des sciences psychologiques contemporaines, il nous semble que le travail peut être divisé en deux parties. Nous séparerons donc la discussion de la neuropsychologie de celle des sciences cognitives. Même s’il existe des présupposés commun aux deux disciplines, les démarches demeurent très différentes, et dans leur objet et dans leur méthode. De plus, Wittgenstein ne critique jamais explicitement les modèles cognitifs dont l’avènement lui est ultérieur. Nous traiterons donc en premier lieu de la neuropsychologie (ou neurophysiologie) et ensuite seulement de la psychologie cognitive, en essayant de voir si ce qui a été dit de la première peut intéresser la seconde.