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Confusion à l’origine des images dualistes : analogies linguistiques trompeuses

1 DÉMYSTIFIER L ’ ESPRIT

1.1 A BANDON DU DUALISME

1.1.2 Confusion à l’origine des images dualistes : analogies linguistiques trompeuses

Les quelques images que nous venons de considérer, qui ne sont pas propres aux théories dualistes mais qui en sont un des matériaux, ont toutes, pour Wittgenstein, une origine langagière. Pour employer une de ses expressions, nous pourrions dire que de telles confusions viennent de ce que les philosophes sont tombés dans un « guêpier philosophique » (L’intérieur et l’extérieur, p. 21, métaphore dirigée contre G. E. Moore). La première étape de la thérapeutique wittgensteinienne va donc être de repérer quels sont les usages du langage qui ont conduit aux mythologies de l’esprit qui utilisent ces images.

1.1.2.1 Grammaire de surface

La première ligne directrice de la critique de Wittgenstein est purement grammaticale. Elle s’intéresse à la grammaire de surface de notre langage (les catégories grammaticales enseignées à l’école) et la confronte à la grammaire profonde (la logique de notre langage), au sens de l’ensemble des règles qui en régissent l’emploi en fonction des situations (RP, § 664). Il faut bien garder en tête que la logique doit ici être entendue dans un sens large, c’est-à-dire qu’elle correspond aux types de jeu de langage et se comprend par la clarification de la fonction du langage dans la vie humaine (cf. 1.1.3.2). C’est d’ailleurs cette idée de fonctionnalité qui permet véritablement de distinguer la grammaire profonde de la grammaire de surface. Cette dernière s’intéresse elle aussi aux règles du langage mais ne les replace pas au sein d’une pratique, au sein d’un comportement, réalisé dans et par le langage. La séparation grammaire profonde/grammaire de surface se comprend, comme c’est souvent le cas avec les développements que propose Wittgenstein, sur le fond de sa conception du langage comme praxis et non comme système de représentation de la réalité.

Forme nominale

Il y a une première analogie dans les grammaires de surface des concepts d’objets et des différents concepts psychologiques. C’est justement que ces concepts peuvent tous prendre la forme de nom : chaise, fumée, douleur, intention… Ce point commun, pour Wittgenstein, porte une part de responsabilité dans la réification des concepts psychologiques

et ainsi, de manière plus générale, de l’esprit. D’ailleurs, lorsque Descartes introduit le dualisme, c’est d’un dualisme de substance qu’il s’agit. La res cogitans est une chose. Dire ceci ne vise pas tant à montrer que Descartes est le responsable de l’erreur qui consiste à prendre l’esprit pour une chose qu’à insister sur le fait qu’il est victime de l’analogie grammaticale trompeuse que dénonce Wittgenstein. L’analogie nominale est ce qui pousse à traiter les mots en général et les concepts du mental en particulier comme les étiquettes de choses. M. Soubbotnik le dit sans détour, « la nominalisation crée des entités nouvelles »44. Wittgenstein suggère que ce soit la recherche de référents aux concepts psychologiques qui pousse les philosophes à construire des théories vides de sens :

Là où notre langage suggère qu’il y a un corps et qu’il n’y en a pas, nous aimerions dire qu’il y a un

esprit.45

L’esprit est hypostasié pour former le référent à nos concepts mentaux. Nous voyons donc combien le dualisme de substance est construit sur l’image augustinienne du langage. En l’occurrence, Wittgenstein y réagit de manière à peu prés similaire.

Employer un mot, ce n’est pas désigner quelque chose.46

Ce qui ne nous satisfait pas dans la manière dont les philosophes décrivent habituellement le jeu de langage des sensations n’est en réalité ni plus ni moins que la grammaire du nom et de l’objet elle- même.47

Une part de l’entreprise de Wittgenstein va avoir pour dessein de nous faire renoncer à l’idée de référents à nos concepts mentaux.

Phrases descriptives

De la même manière, il semble que l’emploi de phrases de type affirmatif soit une des origines possibles de la confusion. L’emploi de ce type de phrase donne l’impression que nos attributions psychologiques ont une fonction descriptive. Or il existe, en plus d’une illusion descriptive, ce que nous pourrions nommer une mythologie de la description qui est justement basée sur l’image augustinienne et qui implique que ne peuvent être décrites que des choses. Ce qu’il faut bien noter ici, c’est que la forme grammaticale des phrases, en plus de celle des noms, influence notre image de ce qu’est l’esprit. Nous ne pouvons donc pas nous étonner de voir la pragmatique, héritière d’Austin mais qui se revendique souvent (mais pas toujours fidèlement) de Wittgenstein, introduire la dimension illocutoire qui traite du type même

44

M. Soubbotnik, op. cit., p. 129.

45

RP, § 36.

46

RPPI, § 614. Voir aussi, par exemple, § 1081 : « La description de l’expérience vécue ne décrit pas un objet. […] L’impression, dirais-je volontiers, n’est pas un objet. »

47

d’action qu’accomplit un acte de langage et qui n’a rien à voir avec la forme grammaticale de surface de la phrase. Les ressemblances grammaticales de surface ne laissent rien savoir quant au statut grammatical profond (ou logique) de la phrase ou plutôt du jeu de langage.

Il est clair en effet que les descriptions des impressions ont la forme d’une description d’objets « extérieurs » […].48

Wittgenstein souhaite donc dépasser cette forme dont il parle. Pour cela il ne peut pas s’intéresser seulement à la phrase seule, il doit prendre en compte le type d’action et de contexte où nous employons les phrases de notre langage. C’est de cela, et de cela seulement, que peut se revendiquer légitimement la postérité pragmatique.

Emploi du verbe avoir

Enfin, il y a une dernière particularité grammaticale qui pourrait être responsable de l’image de l’esprit constitutive des théories dualistes. Il s’agit de l’emploi du verbe avoir avec des concepts mentaux. D’une part cet emploi renforce la réification en laissant penser que cette grammaire est identique à celle des objets physiques : on aurait une pensée comme on a une jambe de bois ou un éventail. A la limite, ce n’est pas seulement le verbe avoir mais tout un ensemble d’expressions, pouvant être utilisées aussi bien avec des concepts psychologiques qu'avec des noms de choses, qui alimentent la confusion à l’origine du mythe de l’intérieur, tant que leurs usages pourtant très différents n’ont pas étés considérés.

Nous n’avons nullement conscience de l’excessive diversité de nos jeux de langage quotidiens, parce que les formes extérieures de notre langue les nivellent tous.49

D’autre part, l’emploi du verbe avoir a tendance à laisser croire qu’il existe une relation externe entre une personne et ses attributs mentaux, ce qui ne serait pas le cas s’il n’existait que des prédicats psychologiques de forme verbale, par exemple « je souffre », « je souhaite », « je crois », « je vois »… Le fait de dire qu’ « on a une douleur », « un souhait », « une croyance » ou « une vision » favorise l’hypostase, comme nous l’avons déjà dit, d’un esprit conçu comme une chose interne ou privée, c’est-à-dire la fabrication d’un mythe de l’esprit.

1.1.2.2 Généralisation abusive

La seconde ligne directrice dans la recherche par Wittgenstein de l’origine langagière des mythologies de l’esprit n’est pas tournée vers la grammaire, mais plutôt vers le type d’exemple ou de cas qu’ont en tête les philosophes lorsqu’ils construisent leurs théories, ou

48

RPPI, § 1092.

49

encore vers ce que nous pourrions qualifier de paresse philosophique, qui consiste à succomber à une pulsion de généralité.

Cette dernière critique s’attaque donc aux constructions théoriques bien souvent oublieuses des nuances et des subtilités propres à nos usages du langage. Les ressemblances entre les mots sont une chose, nous l’avons vu, mais les philosophes ont la responsabilité de s’en être tenu à ces ressemblances de surface. Les analogies grammaticales ne sont trompeuses que parce qu’il existe en philosophie une tendance à s’en contenter, voire une recherche volontaire de généralité. De cette manière, les philosophes imposent au langage un mode de fonctionnement unique. Wittgenstein reconnaît l’existence d’une tentation liée à nos formes grammaticales :

Ce qui nous égare, il est vrai, est l’uniformité de l’apparence des mots. […] Car leur emploi ne nous apparaît pas si nettement.50

mais ne cesse de rappeler, à propos d’un grand nombre de concepts psychologiques, que l’erreur est de ne pas chercher à différentier l’emploi des différents concepts, par exemple pour le verbe croire, qui nous importe peu pour l’instant :

Mais pourquoi l’emploi, la grammaire du verbe « croire », est-elle si bizarrement construite ? » Le hic est qu’elle n’est pas bizarrement construite. Elle ne devient bizarre que si on la met sur le même plan, pour ainsi dire, que celle du verbe « manger.51

La mise sur le même plan est bien une erreur, une inconséquence philosophique.

L’autre facette de la généralisation abusive est la sublimation de quelques exemples (RP, § 593). Wittgenstein est parfois explicite à ce sujet, comme dans le début des

Recherches :

C’est comme si quelqu’un expliquait : « Jouer consiste à déplacer des objets sur une surface en suivant certaines règles… » – Et que nous lui répondions : « Il semble que tu penses aux jeux de pions ; mais ce ne sont pas tous les jeux. » Ton explication sera correcte si tu la limites expressément à ces jeux.52 Dans une remarque comme celle-ci, il rejette la possibilité que ce qui est dit à propos d’un certain type de jeu puisse être valable du concept de jeu en général. Cela est vrai, évidemment, pour tous types de concepts. Néanmoins, Wittgenstein n’est pas toujours explicite à propos de la tendance à la sublimation. Ceci n’empêche pas que toute son entreprise philosophique soit une réaction à cette tendance généralisatrice et qu’il faille comprendre son projet de description des concepts psychologiques – notamment par le biais 50 RP, § 11. 51 RPPI, § 751. 52 RP, § 3.

de la représentation synoptique (sur laquelle nous reviendrons) – comme une mise à l’œuvre de son rejet de la sublimation. Puisque « nous devons nous résigner à l’idée qu’il y a plus de distinctions et d’indécisions dans nos concepts »53 que ce que la grammaire de surface pourrait nous laisser spontanément penser, il est indispensable qu’une démarche philosophique soit attentive aux subtilités dans l’emploi de nos concepts. C’est cette démarche qu’a entrepris Wittgenstein à propos des concepts psychologiques mais aussi de concepts plus philosophiques comme la signification, par exemple.

Il peut être éclairant de comparer la méthode de Wittgenstein à celle de J. L. Austin qui, dans Le langage de la perception, reproche à A. J. Ayer d’employer de manière philosophique le concept de chose matérielle en s’appuyant sur des exemples simples comme table ou chaise. J. L. Austin rappelle, au contraire, que nous pouvons avoir d’autres types de choses en tête, s’il nous arrive de parler de choses matérielles :

Nous pouvons penser aussi, par exemple, aux personnes, à leur voix, aux fleuves, aux montagnes, aux flammes, aux arcs-en-ciel, aux ombres, aux images apparaissant sur un écran de cinéma, aux tableaux accrochés aux murs ou aux images qu’on trouve dans les livres, aux vapeurs, aux gaz – toutes choses que les gens disent voir ou (dans certains cas) entendre ou sentir, c’est-à-dire « percevoir ».54

Il est clair qu’Austin adopte une méthode semblable à Wittgenstein lorsqu’il examine tout ce que nous serions prêts à qualifier de chose. Ainsi, il entend lui aussi rappeler l’usage ordinaire, de manière à décrédibiliser l’usage philosophique des termes pourtant ordinaires, qui est un « usage déviant par décontextualisation inconsidérée de l’usage commun »55.