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1 DÉMYSTIFIER L ’ ESPRIT

2.1 D ÉPASSEMENT DE LA CONTROVERSE : L E SENS DES PROPOSITIONS PSYCHOLOGIQUES

2.1.1 Ancrage dans l’ ordinaire des attributions de concepts psychologiques

2.1.1.3 Dépsychologisation

Pour qu’il puisse n’y avoir, en dernière analyse, aucun autre fondement à nos usages langagiers que notre pratique, il est nécessaire que la manière de faire avec le langage puisse être acceptée telle qu’elle est comme une justification. De même, chaque justification qui implique une règle n’est possible que parce que la règle est acceptée comme un standard, comme une explication valable. Ceci implique qu’il existe un accord entre les hommes à propos des concepts qu’ils utilisent. Comme le sens d’un concept dépend des jeux de langage dans lesquels il s’insère et que ces jeux de langage dépendent eux-mêmes de nos formes de vie, il est indispensable que les hommes s’accordent dans leurs formes de vie pour avoir un

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M. Budd, op. cit., p. 4.

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langage en commun. « L’accord n’est pas un consensus d’opinion mais de formes de vie » (RP, § 241).

La différence entre un homme qui a raison et un homme qui se trompe présuppose une image du monde identique, […] la participation à une même forme de vie.137

Mais cet accord dans les concepts n’est pas encore suffisant. Il est indispensable qu’existe aussi un accord sur les faits (dans les jugements) puisque nos concepts dépendent bien évidemment des observations qu’ils permettent de faire.

Si les gens cessaient (soudain) de s’accorder dans leurs jugements sur le goût des choses, dirais-je encore : Chacun, en tout cas, sait quel goût il sent ? – Ne serait-il pas clair, à ce moment, qu’une telle affirmation est un non-sens ?138

Cet accord permet l’existence de nos jeux de langage puisqu’une pratique langagière qu’aurait une personne seule ne serait pas qualifiée de langage.

Convention

Un certain nombre d’interprétations de Wittgenstein ont tendance à s’élaborer à partir d’une lecture communautaire. Ces interprétations prennent le nom de « community-view » ou « conventionnalisme ». Elles proposent de voir l’accord entre les hommes comme une décision que ceux-ci auraient prise. Ces lectures sont relativement partiales puisqu’elles traitent l’accord comme un consensus sur les concepts ou sur les formes de vie. Or Wittgenstein précise que « nous nous accordons dans et non pas sur le langage »139. Ceci signifie qu’il est absurde d’imaginer que nous pourrions à la fois être extérieurs au langage – pour nous accorder sur lui – et à la fois engagés à l’intérieur de sa pratique.

Notre concept est déterminé par un accord réalisé non pas sur les données de l’expérience incontestables (empirisme), ni sur de simples définitions (conventionnalisme) mais sur des formes d’action et de vie.140

R. Rorty, en défendant sa thèse du béhaviorisme gnoséologique141 transforme la vérité en une sorte de consensus sur la rationalité. Faisant cela, il dénature totalement nos jeux de langage qui se gardent d’un recours à la convention et mettent bien en scène le concept de vérité (de manière peu philosophique). Il commet le même genre d’exagération que la lecture communautaire. M. LeDu dit que « la lecture communautaire a empiriquement raison et

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J. Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, p. 621.

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RPPII, § 347. Voir aussi § 393.

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S. Laugier, « Mind, esprit, psychologie ».

140

J. Bouveresse, Le mythe de l’intériorité, p. 589.

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Cf. L’homme spéculaire : « L’application des titres [objectifs ou cognitifs] n’exprime jamais autre chose que la présence, ou l’espoir, d’un consensus au sein de la collectivité des chercheurs concernés » (p. 371).

grammaticalement tort » (La nature sociale de l’esprit, p. 117). C’est tout d’abord assez curieux. Cependant, nous pouvons y lire la reconnaissance de ce que nos jeux de langage se passent d’un recours à la convention (grammaticalement tort) ainsi que l’affirmation qu’une explication causale sociologique est en droit d’utiliser la communauté pour expliquer nos pratiques langagières (empiriquement raison). Ce dernier genre d’explication n’est pas un fondement à nos usages mais une toute autre sorte d’usage qui sacrifie l’explication par les raisons et perd la fonction de justification.

C’est seulement pour quelqu’un qui accorde à la nécessité le genre de reconnaissance purement externe qui se réduit à la constatation d’un simple fait anthropologique que la nécessité s’évanouit. Du point de vue de la reconnaissance interne, c’est-à-dire pour quelqu’un qui a adopté effectivement la règle, la nécessité existe bel et bien et elle est aussi stricte que possible.142

C’est donc des explications très différentes qui sont en jeu. D’un côté, le concept d’accord n’entre pas dans nos jeux de langages. Il n’intervient qu’éventuellement dans la pratique de la justification comme dernier élément. L’usage de la justification a un terme qui peut prendre les formes suivantes : « c’est ainsi que j’agis » ou « c’est ainsi que j’ai appris » qui veulent implicitement dire « c’est ainsi que nous agissons ou avons appris » et qui donc présupposent, à l’arrière plan, un accord. Dans ce cadre, le concept d’accord a un usage grammatical qui permet de caractériser le concept de règle et d’étayer une justification. S. Laugier dit à ce propos que l’accord et l’arrière-plan ne peuvent pas avoir un rôle causal : la règle n’est pas expliquée par eux mais à décrire dans l’arrière plan et l’accord humain143. De l’autre côté, on trouve l’explication sociologique ou anthropologique selon laquelle les hommes ont les concepts qu’ils ont en vertu d’un accord implicite, variable culturellement.

La confusion propre au conventionnalisme provient de la difficulté à séparer les deux usages lors de l’évocation de l’arrière-plan dans la justification. Il faut reconnaître que, sur ce point, les remarques de Wittgenstein sont équivoques. Le paragraphe § 415 des Recherches l’illustre : « Ce que nous proposons, ce sont à proprement parler des remarques sur l’histoire naturelle des hommes. » C’est comme si Wittgenstein, en fondant une justification sur un accord social, prenait le tournant causal. H.-J. Glock en va jusqu’à dire que « les conditions d’arrière-plan [desquelles fait partie l’accord] imposent des contraintes causales » sur notre grammaire (Dictionnaire Wittgenstein, p. 87). Toutefois, il essaye de montrer que le recours à l’histoire naturelle par Wittgenstein n’est pas un essai d’explication causale mais le moyen d’une clarification grammaticale. Nous avions évoqué, à propos des explications homogènes

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J. Bouveresse, La force de la règle, p. 50.

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ou hétérogènes, que le concept d’apprentissage, lui-même étant un élément d’arrière-plan, occupait une place difficile à évaluer. Il en est exactement de même du concept d’accord. Toutefois, il est certain que Wittgenstein ne fait à son sujet aucune hypothèse empirique, ce qui confirmerait que ce terme d’accord n’a bel et bien qu’un usage grammatical (RPPI, § 48).

Quoi qu’il en soit, l’idée de convention n’est pas du tout équivalente à celle de vérité (contre R. Rorty), puisque « cela est vrai » ne s’emploie pas comme « nous sommes conventionnellement d’accord », ni non plus à celle de nécessité (contre la lecture communautaire) puisque « il ne peut en être autrement » ne signifie pas « nous avons décidé qu’il ne pouvait pas en être autrement », sauf dans le cas où nous prendrions le « point de vue externe » dont parle J. Bouveresse (comme la notion de point de vue externe est problématique, disons plutôt dans le cas où nous pratiquerions l’explication causale). La « community-view » n’est une théorie acceptable sans discussion que lorsqu’elle traite du type de règle que nous laissons ici de côté : les règles constitutives évoquées plus haut. Elle devient dans ce cas beaucoup plus faible.

Esprit objectif

Les notions de règle et d’accord sont liées (RP, § 224). Elles présupposent donc l’intersubjectivité et l’idée d’un phénomène social.

La notion de règle nous conduit à examiner l’esprit dans sa nature sociale.144

Comme nous avons dit, d’une part, que la règle ou l’accord peuvent fournir le dernier niveau d’une justification à nos attributions de concepts psychologiques et que nous avons nié, d’autre part, l’image augustinienne qui aurait eu tendance à nous faire chercher un fondement à nos attributions dans le référent mental, il est possible de transformer l’idée d’un esprit intérieur en celle d’un esprit extérieur. Les usages établis, comme le dirait V. Descombes, sont des institutions sociales. Ces usages sont le dernier maillon de nos justifications. La signification de l’esprit peut donc être vue elle-même comme sociale. Cette thèse un peu forte pourrait être qualifiée d’externaliste comme celle que, selon A. Ogien, E. Goffman et H. Garfinkel défendent : la signification des choses et des événements se trouve dans la situation, pas dans la tête des agents (Les formes sociales de la pensée, p. 50). Parler d’un esprit objectif ou d’un esprit social signifie que l’esprit ne consiste en rien d’autre qu’une institution gouvernant les attributions de prédicats mentaux.

Précisons que Wittgenstein ne soutient jamais une thèse de ce genre. Au mieux, elle a valeur thérapeutique puisqu’elle s’oppose à l’image intérieur/extérieur et rappelle que les attributions psychologiques ont besoin de critères extérieurs. Il existe des standards

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d’attribution, des règles. Dans ce sens, l’esprit est complètement dépsychologisé, au sens ou S. Laugier emploie ce terme, c’est-à-dire non pour refuser la subjectivité de chacun ni la possibilité toujours offerte de ne pas exprimer ses propres états ou vécus psychologiques mais l’idée d’un objet privé et inaccessible par nature145. Ce sont les règles d’utilisation qui donnent vie aux concepts mentaux et non quoi que ce soit de psychologique. Ou encore, selon M. LeDu, l’esprit est par nature social car : 1. les concepts mentaux ne se comprennent qu’en relation avec les réactions que leur emploi appelle chez les interlocuteurs, 2. Les concepts de l’esprit sont des concepts ordinaires donc partagés socialement et enfin 3. Les règles pour l’application de ces concepts ne sont ce qu’elles sont qu’en vertu de standards, c’est-à-dire d’accords entre les hommes146.

2.1.1.4 L’esprit réaliste et la question du sens : méthode philosophique