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Chapitre 1 : Problématique de recherche et cadre d’analyse

1.4. Cadre d’analyse : La théorie axée sur le traumatisme

1.4.2. Les fondements de la théorie axée sur le traumatisme

D’entrée de jeu, il importe de souligner que la théorie axée sur le traumatisme ne constitue pas une théorie que l’on pourrait qualifier de scientifique. En effet, celle-ci ne répond pas aux différents critères permettant d’assurer sa scientificité, soit l’évaluation de la cohérence et de la validité des repères, la validation de la logique dans laquelle ils s’inscrivent, ainsi que la comparaison à d’autres théories permettant d’évaluer la convergence (Popper, 1963). Ceci dit, il serait particulièrement ardu de faire valoir le caractère scientifique des théories qui s’inscrivent dans le courant psychosocial et psychodynamique, puisqu’elles portent sur des procédés sociaux et psychologiques propres à chaque personne. Il est, alors, possible d’observer des similitudes entre les personnes, mais jamais des répétitions identiques

de procédés qui permettraient de tester la validité de la théorie (Popper, 1963). À cet effet, notre recension des écrits permet de constater que très peu d’études abordant le sujet de la maltraitance subie dans l’enfance et ses conséquences potentielles présentent de manière explicite le cadre d’analyse ayant guidé leurs travaux. Alisic et ses collègues (2011), après avoir mené une méta-analyse d’études empiriques portant sur ce sujet, sont d’ailleurs arrivés à la même conclusion : il semble y avoir des lacunes sur le plan de la théorisation dans le champ de la maltraitance dans l’enfance. Ceci pourrait être dû au fait qu’il est ardu, voire impossible, d’aborder ses conséquences potentielles en fonction d’un simple modèle, aussi sophistiqué soit-il, dû à leur complexité et aux multiples facteurs pouvant influencer la réponse d’une personne face à son expérience (Saakvitne, Tennen et Affleck, 1998). Or, à défaut d’avoir la possibilité d’utiliser un cadre théorique validé selon ces paramètres, ces théories peuvent être utilisées comme cadre d’analyse. En effet, celles-ci mettent tout de même de l’avant des propositions cliniques importantes et pertinentes à une démarche scientifique et à la création de connaissances empiriques que le chercheur se doit d’identifier dans le cadre de son projet de recherche (Popper, 1963).

Ceci dit, peu d’auteurs, surtout en travail social, ont abordé la théorie axée sur le traumatisme dans un contexte de recherche empirique. Même si elle est plutôt utilisée pour mettre de l’avant des techniques d’intervention visant à soutenir les personnes en lien avec leur expérience de maltraitance, son contenu demeure pertinent pour la recherche car il permet de comprendre les mécanismes ou processus derrière les conditions associées à l’APPM. De plus, elle permet de s’intéresser aux conséquences de la maltraitance de manière intégrée, selon l’ensemble des dimensions pouvant en être affectées chez la personne.

Dans leur article qui vise à présenter un modèle conceptuel de la théorie axée sur le traumatisme, Carlson et Dalenberg (2000) offrent une synthèse des différentes manifestations des conséquences d’une expérience négative antérieure chez la personne, notamment une expérience de maltraitance et ses différentes formes, qui sont susceptibles de l’affecter au plan des différentes dimensions de son fonctionnement. Tout comme Fraiberg et ses collègues (1975), Carlson et Dalenberg (2000) abordent les conséquences de l’expérience de maltraitance subie dans l’enfance comme étant multifactorielles. Ils mettent de l’avant quatre

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dimensions pouvant être affectées par l’expérience de maltraitance, soit cognitive, affective, comportementale et physiologique. Or, ils ajoutent également une cinquième dimension dite « multiple » qui vise à prendre en considération les manifestations complexes qui affectent une personne sur différents plans et de manière simultanée. Cet ajout rend justice à la complexité de la problématique et de ses conséquences, aspect qui, à travers les écrits scientifiques, représente un frein à la modélisation de la théorie axée sur le traumatisme (Saakvitne, Tennen et Affleck, 1998).

Modéliser la théorie en fonction des conséquences découlant d’une expérience de maltraitance subie dans l’enfance met l’accent sur l’importance de les détecter, mais également sur le fait que celles-ci peuvent être insidieuses et se dissimuler sous d’autres manifestations plus apparentes tels que des problèmes connexes de santé mentale ou, dans le cas des parents, les difficultés parentales. Les multiples expériences de traumatisme représenteraient ainsi un facteur de compromission non-négligeable dans la trajectoire développementale des jeunes victimes (Milot, Collin-Vézina et Milne, 2016). Elles seraient également associées à un développement non optimal des compétences, notamment au plan des fonctions cognitives et exécutives, ainsi qu’au plan du développement personnel (Milot, Collin-Vézina et Milne, 2016).

À cet effet, un concept en émergence, soit celui de l’État de stress posttraumatique complexe (ESPT-C), va au-delà du TSPT tel que conçu dans une visée diagnostique. En bref, il témoigne d’abord de l’expérience de maltraitance subie par la personne, caractérisée par une exposition répétée et prolongée, mais aussi des conséquences de cette expérience sur le développement de la victime (Milot, Collin-Vézina et Milne, 2016). Il vise à faire état des multiples conséquences de la maltraitance qui ne sont pas nécessairement prises en compte dans la description formelle du TSPT (Baril et Tourigny, 2015; Cook, Spinazzola, Ford, Lanktree, Blaustein, Cloitre et al., 2009; Milot, Collin-Vézina et Milne, 2016; Terr, 1991). Ceci invite à accorder moins d’importance à l’identification diagnostique et à la nomenclature des différents troubles présents chez la personne pour s’attarder davantage aux séquelles et aux difficultés d’ordres psychologique, développemental et fonctionnel qui en découlent (Baril et Tourigny, 2015; Terr, 1991). Dans un contexte de recherche portant sur une population

adolescente, ceci serait d’autant plus pertinent, en raison des taux élevés de comorbidité qui rendent ardu l’identification d’un diagnostic clair, sans compter que les conséquences potentielles de l’expérience subie varient d’une personne à l’autre (Bosma, 2006; Cicchetti et Toth, 1995; Cicchetti et Rogosch, 1997). Ceci est complémentaire aux repères mis de l’avant par la théorie axée sur le traumatisme. En effet, dans le cadre de cette théorie, c’est l’expérience de maltraitance en soi, ainsi que les conséquences et conditions spécifiques qui y sont associées, qui sont mises de l’avant.

Ainsi, une personne qui s’intéresse à la difficulté, par exemple, qu’éprouve une mère à être chaleureuse avec son enfant devrait aborder l’enjeu non pas en fonction de cette difficulté, mais bien en fonction du mécanisme ou processus qui l’alimente (Carlson et Dalenberg, 2000). La difficulté devient avant tout le résultat (une conséquence, une manifestation) de quelque chose et non la cause d’un comportement parental inadéquat. En tenant compte du résultat, il est alors possible d’étudier le phénomène de la transmission intergénérationnelle en fonction des liens possibles avec les conditions qui y sont associées. En ce sens, selon les repères théoriques mis de l’avant par Fraiberg et ses collègues (1975) et par Carlson et Dalenberg (2000), une étude visant à comprendre les mécanismes ou processus associés à l’APPM doit s’intéresser aux conditions pouvant mener à celle-ci ainsi qu’à leurs associations à l’expérience de la personne. Ceci implique donc de comprendre avant tout l’expérience de maltraitance de la personne, en s’attardant à ses formes et à ses cooccurrences (Smith, 1996). On vise alors à comprendre ce qui compose l’expérience de maltraitance d’une personne à défaut de s’intéresser uniquement à celle-ci comme un tout de manière dichotomique (c.-à-d., victime de « maltraitance » vs. non victime de « maltraitance », au sens large du terme). L’analyse et la mise en lumière des comportements maltraitants en soi envers l’enfant et à la prévalence de ceux-ci deviennent alors secondaires car ils ne permettent pas de saisir ce qui a pu mener à l’APPM. Ils ne permettent que de décrire la situation dans laquelle se déploie l’APPM, ce qui pourrait représenter un frein à la prévention.

Par ailleurs, la théorie axée sur le traumatisme souligne l’importance des facteurs pouvant influencer la réaction d’une personne face à son expérience d’adversité, ainsi que son adaptation à celle-ci, notamment les conditions socioéconomiques, mais également familiales

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et personnelles, ce qui inclut les relations avec les parents, le soutien offert par l’entourage et la présence de problèmes de santé mentale (Carlson et Dalenberg, 2000). Carlson et Dalenberg mettent l’accent sur le fait que l’expérience de maltraitance est complexe et qu’elle est susceptible d’affecter la personne de manière fragmentée et sur différents plans. Tel qu’il sera mis de l’avant dans la recension des écrits, la situation socioéconomique précaire, la santé mentale fragilisée, le faible réseau de soutien, ainsi que la relation mère-enfant problématique, sont tous des facteurs considérés comme étant associés à la transmission intergénérationnelle de la maltraitance. Lacharité et ses collègues (2015) soulignent, d’ailleurs, l’importance que revêt le réseau de soutien dans la compréhension de cette problématique. En effet, Lacharité et ses collègues affirment qu’un parent est susceptible de reproduire les mêmes comportements parentaux que ses propres parents manifestaient à son égard, mais également ceux des autres personnes autour de lui. Dans un contexte de recherche, ceci met de l’avant l’importance d’aborder le réseau de soutien de la mère non pas uniquement en fonction de celui offert par son conjoint ou sa propre mère, mais également en fonction de celui offert par l’entourage élargi, également susceptible d’influencer la mère adolescente.

Ceci dit, une analyse de ces conditions contribuant au risque d’APPM ne suffit pas. Selon la théorie axée sur le traumatisme, l’expérience de maltraitance subie dans l’enfance par le parent se doit d’être placée au premier plan. La Figure 1 propose une modélisation de la compréhension des conditions associées à l’APPM chez les mères adolescentes selon les aspects mis de l’avant par la théorie axée sur le traumatisme.

Figure 1. Modélisation du risque d’APPM chez les mères adolescentes selon les repères de la théorie axée sur le traumatisme

La Figure 1 reprend la métaphore de l’iceberg, utilisée pour illustrer une réalité bien présente mais souvent masquée par d’autres éléments qui apparaissent plus importants d’aborder ou plus accessibles dans le cadre d’une étude. Les études tendent, ainsi, à mettre de l’avant les conditions observables sur lesquelles sont axées les interventions (haut de l’iceberg), pour aborder le risque d’APPM. Or, ceci contribue à ignorer des éléments clés qui, en réalité, pourraient être la source des difficultés plus apparentes (bas de l’iceberg). En

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contexte de recherche, minimiser ou ignorer les éléments qui sont masqués (en omettant d’évaluer leur présence ou en les abordant de manière partielle) contribue à limiter la compréhension de la réalité des jeunes mères, de leurs difficultés ainsi que du risque d’APPM. L’intervention est, alors, peu adaptée et ne peut offrir une réponse optimale aux besoins des jeunes mères. Dans une optique de prévention de la maltraitance, ceci apparait contre- productif. C’est d’ailleurs ce que la théorie axée sur le traumatisme suggère : les études s’intéressant à la problématique de la transmission intergénérationnelle de la maltraitance devraient s’attarder à l’expérience de maltraitance des mères, de manière plus détaillée, ce qui implique d’en comprendre les formes, leur cooccurrence et leur association aux conditions associées à l’APPM.