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1.1 – Aux fondements de la connaissance des accidents du travail : la loi du 9 avril

Le dispositif juridique de reconnaissance des accidents du travail en France repose sur le principe de l'assurance : le droit des accidentés à faire reconnaître et indemniser l'accident dont ils ont été victimes ne découle pas du droit civil - construit sur la notion de faute, de responsabilité de celui qui l'a commise et d'obligation d'indemnisation totale pour la victime - mais du droit des assurances, construit sur la notion de risque. Du fait de la reconnaissance en amont d'un "risque professionnel" inhérent à chaque situation de travail, tout accident survenu dans le cadre du travail ouvre, pour le salarié victime, un droit à des réparations forfaitaires sans que celui-ci ait à apporter la preuve de la faute du ou des responsables de l'accident – et surtout sans que se pose le problème de l'indemnisation lorsque la cause de l'accident n'est pas décelable ou en cas de faute personnelle non intentionnelle55. On passe ainsi du principe de causalité à la présomption d'imputabilité : tout accident survenu dans le cadre du travail est imputable au risque professionnel liés à la situation de travail et doit donc à ce titre être réparé.

L’idée du risque professionnel (…) est moins une réflexion de théoriciens qu’une tentative par les praticiens non-juristes de découvrir un moyen de régler les problèmes de la société industrielle du XIXème finissant. L’idée initiale semble en être donnée par Félix Faure lorsque, le 11 février 1882, dans la discussion de la proposition de loi Martin Nadaud, élargissant l'exemple qu'il a trouvé dans le droit maritime, il lance une formule, d’ailleurs ambiguë quant à son expression : "Le travail est responsable des accidents qu’il a causés" ; c’est à Cheysson qu’il appartiendra quelques années plus tard, de donner une définition plus précise : "Le risque professionnel, c’est le risque afférent à une profession déterminée, indépendamment de la faute des ouvriers ou des patrons." (…). Finalement, il apparaît que le risque professionnel est susceptible de deux définitions, l’une statistique : c’est le coefficient d’accidents que présente chaque industrie ; l’autre juridique, c’est l’indemnisation des victimes de ces accidents sans que soit pris en compte le problème de la faute, mais en se fondant seulement sur la constatation du

dommage. 56

Les historiens du droit ont montré combien la notion d'accident du travail, qui nous semble si évidente et univoque aujourd'hui, ne l'était pas tant que cela au milieu du XIXème siècle. La naissance de la loi du 9 avril 1898 n'a été votée en effet qu'au terme de près de deux décennies de débats parlementaires, preuve s'il en est d'un difficile, voire impossible consensus.

Les enjeux politiques et sociaux qui pesaient sur les débats liés à la naissance de la loi sur les accidents du travail relevaient aussi bien de considérations en faveur des ouvriers (qui

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payaient un lourd tribu à l’industrialisation) que de motifs en faveur du patronat (qui commençait à rencontrer des problèmes de main-d’œuvre). La durée des débats parlementaires est à la hauteur des enjeux existant dans les deux camps :

Dix-huit ans entre le dépôt du premier projet (1880) et le vote de la loi sur les accidents du travail (1898) ; vingt ans pour élaborer la première loi sur les retraites ouvrières et paysannes qui accouchera, ou peu s'en faut, d'une souris. A cette date (1910), nos grands rivaux de l'époque, les Allemands, disposent depuis un quart de siècle d'un système d'assurances qui couvre la majorité des travailleurs contre les risques de la maladie, de l'accident et de la vieillesse. Les Anglais ont une assurance chômage qui devra attendre … 1958 pour s'imposer en France. Aucune raison donc de glorifier un "modèle français". En revanche, rappeler la lente promotion de ces dispositifs est hautement instructif pour prendre la mesure des obstacles qu'a dû affronter l'Etat social : loin d'incarner une souveraineté politique, il se promeut en contournant des forces hostiles, ou en négociant avec elles des compromis57.

Au final, la construction juridique que représente la loi sur les accidents du travail du 9 avril 1898 est l'aboutissement d'un compromis : en perdant le droit à poursuivre au pénal l'auteur de la faute, la victime gagne le droit à être indemnisée de façon forfaitaire pour tout accident survenu dans le cadre de son travail, quelle qu'en soit la cause.

Ce compromis social constitue le fondement de la logique assurantielle, en qualifiant les blessures au travail comme risque social, socialisé. Par-là même, c'est la "paix sociale" qui est promue :

Both prevention and compensation originally treated with silence and then through conflict henceforth will be treated through rules and regulations. The (Weberian) bureaucracy replaces the naked consequences of (Marxian) class conflict.58

Depuis l'instauration de la Sécurité sociale après la Seconde guerre mondiale la gestion des accidents du travail est confiée à la Sécurité sociale59. L'encadré page suivante présente le dispositif juridique sur lequel se fonde aujourd'hui la reconnaissance des accidents du travail, sur la base de la loi inscrite dans le Code de la Sécurité sociale.

56 Hesse (1979), p. 34-35. 57 R. Castel (1995), p. 456. 58 T. Dwyer (1991), p. 33. 59

encadré n° 2

Le dispositif juridique Définition de l’accident du travail

Le Code de la sécurité sociale (Art. L. 411.1) défini l'accident du travail comme suit :

« Est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise ».

Sous cette définition, l'accident du travail doit répondre aux deux caractéristiques suivantes : * être un "fait accidentel", c'est-à-dire une "action soudaine" entraînant une "lésion corporelle"

* être "en relation avec le travail", ce qui implique l' "existence d'un lien de subordination au moment de l'accident" et la "survenance de l'accident en temps et lieu de travail".

La déclaration des accidents du travail

La déclaration de l'accident du travail doit être faite par la victime de l'accident et par son employeur :

• La victime a obligation d'informer l'employeur ou l'un de ses préposés au plus tard dans les 24 heures qui

suivent l'accident.

Pour les travailleurs intérimaires, la déclaration de l'accident doit se faire, dans le même délai, auprès de l'entreprise utilisatrice ainsi qu'auprès de son employeur, l'entreprise de travail temporaire.

La déclaration peut également être faite à la CPAM par la victime ou par ses représentants jusqu'à l'expiration de la seconde année qui suit l'accident : "Le non-respect du délai imposé à la victime pour avertir son employeur n'est pas sanctionné. La victime qui n'avertirait pas son employeur et se bornerait dans les deux ans à aviser la caisse primaire ne pourrait pour ce seul motif être déchue de ses droits". (Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 7 jan 1955 : Bulletin des arrêts des chambres civiles de la Cour de cassation IV, n°18)

• L'employeur (ou l'un de ses préposés) doit déclarer l'accident par lettre recommandée avec AR dans les 48 heures à la caisse primaire d'assurance maladie dont relève la victime.

Code de la sécurité sociale (Art. L. 441-1, L. 441-2, R. 441-2 et R. 441-3)

L'indemnisation des accidents du travail

Ne sont indemnisés que les accidents déclarés et reconnus comme accidents du travail par la sécurité sociale. Pendant toute la durée de l' incapacité temporaire (arrêt de travail), le salarié accidenté touche des indemnités journalières dès le premier jour d'arrêt. Elles sont calculées sur la base du salaire de la victime et s'élèvent à 60% du salaire journalier du 1er au 28ème jour d'arrêt pour passer à 80% à partir du 29ème jour d'arrêt (Code de la sécurité sociale, Art. L. 433-2). Le salarié accidenté a en outre droit à un remboursement total (à 100%) des frais de santé occasionnés par la blessure : frais médicaux, chirurgicaux et pharmaceutiques (dans la limite des barèmes en vigueur).

Lorsque, à la date de consolidation, la victime de l'accident garde des séquelles jugées indemnisables par la caisse primaire, elle a droit au versement d'une rente pour incapacité partielle permanente (IPP). Le calcul du montant de la rente est définit en fonction du salaire annuel et du taux d'IPP fixé par la caisse . Si le taux d'IPP est inférieur à 10%, l'indemnisation est versée en une fois, sous forme de capital. Au-dessus, elle est versée tous les trimestres et à terme échu (Code de la sécurité sociale, Art. L. 434-1). La rente est due dès le lendemain de la date de consolidation, ou dès le décès (rente versée aux ayant droits).

La loi précise les critères d'après lesquels est déterminé le taux d'IPP : la nature de l'infirmité, l'état général, l'âge, les facultés physiques et mentales et les aptitudes et qualifications professionnelles (Code de la sécurité sociale, Art. L. 434-2).

Cotisations des employeurs

"Les cotisations dues au titre des accidents du travail et des maladies professionnelles sont à la charge exclusive des employeurs". Selon l'effectif de l'entreprise, le mode de tarification varie :

- les entreprises de moins de 10 salariés se voient attribuer un taux collectif, c'est-à-dire le taux de cotisation moyen national de leur secteur d'activité

- les entreprises de 10 à 199 salariés appliquent un taux mixte prenant en compte une part du taux collectif et une part du taux propre, au prorata des effectifs.

- les entreprises de 200 salariés et plus cotisent à leur taux propre, c'est-à-dire calculé à partir du coût des accidents dont ont été victimes les salariés de chaque établissement.

(Code de la Sécurité sociale, Art. L.241-5-1, Art. R. 242-6-1).

La notion d'accident telle que définie dans la loi suppose d’une part un événement soudain, qui cause un préjudice physique (le caractère "soudain" distingue alors l’accident de la maladie professionnelle), et d’autre part un lien entre l'accident et le travail60. Sur cette deuxième condition, la loi prévoit deux niveaux de lien entre le travail et l’accident :

1) les accidents survenus par le fait du travail, qui induisent alors un lien de causalité direct ; 2) et les accidents survenus à l'occasion du travail, où le lien de causalité est alors "beaucoup plus lâche". Il peut s’agir d’un travail effectué dans l'entreprise : accident au temps et au lieu de travail, présumé s'être produit à l'occasion du travail (donc considéré, en principe, comme accident du travail). Il peut s’agir aussi d’un travail réalisé hors de l'entreprise : il y a alors accident du travail "lorsqu'il survient alors que le salarié exécutait sa prestation de travail (salarié en mission)".

Le critère retenu par la jurisprudence est l'exécution du travail : il y a accident du travail si le salarié exécute sa mission ; il y a accident de droit commun si le salarié a recouvré son indépendance.

Le rapport avec l'auteur de l'accident est prévu dans la loi. S'il s'agit d'un accident du travail proprement dit, aucune action n'est possible contre l'employeur ou contre un autre préposé de la même entreprise (sauf faute inexcusable ou intentionnelle) : la réparation forfaitaire assurée par la Sécurité sociale exclut toute responsabilité des membres de la même entreprise ; elle n'exclut pas en revanche la responsabilité des tiers.

Dans le cas des accident du trajet, la victime de l'accident de trajet causé par un membre de la même entreprise est autorisée à lui demander réparation complémentaire du préjudice, comme s'il s'agissait d'un tiers quelconque. Elle est donc à cet égard avantagée par rapport à la victime de l'accident du travail proprement dit.

De même, la victime d'un accident du travail qui résulte d'un accident de la circulation au sens de la loi du 5 juillet 1985 peut désormais agir contre l'auteur de l'accident quel qu'il soit (loi du 27 janvier 1993).

Le Code de la Sécurité sociale précise comment s’organise la reconnaissance des accidents du travail et l’indemnisation des victimes, ainsi que les modalités de gestion du coût des accidents du travail (cf. : encadré n° 2). Les employeurs couvrent par leurs cotisations la charge financière de la branche accidents du travail / maladies professionnelles (AT/MP). Le montant est déterminé selon un taux de cotisation qui dépend de la taille de l’entreprise et, pour les entreprises qui emploient au moins dix salariés, du nombre réel d’accidents du travail et de leur gravité survenus dans l’entreprise. S'y ajoute une majoration forfaitaire destinée à la couverture du coût des accidents de trajet, dont l'entreprise ne saurait être tenue pour responsable puisque, par hypothèse, ces accidents surviennent à l'extérieur et correspondent à un risque de la circulation et non de l'entreprise61.

Lors du centenaire de la loi, un retour critique sur la loi de 1898 et son application a donné lieu à un débat parmi les juristes62. Le point essentiel mis en avant dans ces critiques tourne autour du caractère forfaitaire de l’indemnisation, par opposition à la réparation dite "intégrale", en droit commun. Cette indemnisation forfaitaire tend à devenir de plus en plus injuste comparativement à des accidents d'un autre ordre (attentat, circulation, …). Toutefois, la critique ne remet pas en cause le caractère assurantiel de la réparation des accidents du travail et réaffirme l’importance du principe de présomption d’imputabilité censé éviter le contentieux autour des causes de l’accident.

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Sur ce point, on peut noter qu’en cas de litige, il y a intérêt, pour l’employeur d’une entreprise de 10 salariés ou plus, à faire reconnaître l’accident du travail comme accident de trajet, puisque son coût n’entrera pas en compte dans le calcul du taux de cotisation.

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Not. numéro spécial de la revue Droit Social, "Accidents du travail, maladies professionnelles. Centenaire de la loi du 9 avril 1898", n° 7/8, juillet-août 1998.

1.2 – La connaissance statistique des accidents du travail via le système