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L'échange qui se noue entre l'enquêteur et la personne est à appréhender comme élément de l'analyse. Nous posons ici quelques jalons qui nous semblent éclairer cette relation qui s'est tissée entre les salariés accidentés rencontrés et nous.

La façon dont nous nous sommes présentée a d'emblée contribué à inscrire l'entretien dans le registre du témoignage. Nous étions là pour écouter leur histoire de l'accident vécu, en leur précisant que la démarche de l'enquête réalisée s'inscrivait dans la continuité de l'enquête menée par la DARES : à savoir produire une autre connaissance des accidents du travail que la seule connaissance établie par les caisses de Sécurité sociale.

Présentée comme une étude universitaire commanditée par le ministère du travail, et s'inscrivant dans la continuité de l'enquête statistique pour laquelle les personnes avaient déjà été interrogées, la démarche de l'enquête qualitative a, dans l'ensemble, été très bien ressentie par les salariés rencontrés. Nous commencions l'entretien en donnant aux personnes une brochure réalisée par la DARES et présentant le bilan des conditions de travail telles qu'observées dans les enquêtes de 1984 et de 1991. Ce document permettait d'emblée de partir sur l'importance de la connaissance produite par le biais de questionnement direct de salariés. Ayant répondu à l'enquête Conditions de travail de 1998 et ayant accepté de recevoir un chercheur chez elles par la suite, les personnes étaient, dans l'ensemble, disposées à un échange avec nous.

La volonté de témoigner est une caractéristique de la plupart des entretiens, d'autant plus nette chez les personnes particulièrement exposées à des situations de travail dangereuses. Cette envie de témoigner allait souvent de pair avec une situation de grand isolement des personnes face aux accidents de santé qu'elles ont subis et aux démarches qui y sont liées.

L'accident signalé par les personnes dans l'enquête conditions de travail de 1998 était le point d'entrée du premier entretien semi-directif. Leur demander de "raconter comment cela s'est il passé" constituait souvent le début de l'entretien. Le statut d'informateur des personnes ressortait des questions posées, d'autant plus pour celles ayant trait à la procédure de

déclaration et de reconnaissance de l'accident et de ses séquelles éventuelles : nous leur demandions de raconter une expérience singulière liée à leur situation d'accidenté du travail.

L'expression de la santé au travail peut être quelque chose de difficile à mettre en mots. L'intériorisation des contraintes, mais aussi la pression sur l'emploi, rendent souvent toute expression sur la santé difficile104. La survenue d'un accident vient, par sa soudaineté, trancher avec cette difficulté première. C'est une accroche, une entrée pour parler avec les personnes de leur travail, comment cela "se passe". A ce stade, la gravité de l'accident, la façon dont il aura été vécu, l'accompagnement dont aura bénéficié la victime ou à l'opposé son isolement, entrent en jeu dans l'échange qui s'instaure. Parler d'un événement qui a blessé, qui parfois a laissé des traces, peut engendrer un registre de l'émotion, voire du ressentiment. A l'inverse, certains accidentés rencontrés avaient l'air d'avoir "mis à distance" ce qui leur était arrivé. Chez les uns, la situation d'accident est analysée, mise en mots et une réintégration dans le collectif est très bonne : pas de problème majeur non plus pour déclarer. Chez les autres, la mise en mots est plus ou moins aisée, la connaissance des dispositifs de déclaration, de protection dans l'emploi peut aussi être limitée … Cela donnera des récits plus ou moins riches, plus ou moins pertinents pour l'analyse.

L'enjeu consiste d'une part à saisir ces différents niveaux de langage et ne pas nous y arrêter à des questions factuelles, permettant y compris de mettre à jour la faiblesse des connaissances et de maîtrise de l'événement. La posture adoptée était de partir de la survenue d'une blessure au travail (durant le travail) pour questionner le travail, la place des questions de santé/sécurité au travail, le degré d'inscription dans des dispositifs de reconnaissance et d'indemnisation (visibilité).

S'il est important d'avoir à l'esprit qu'un entretien n'explicite pas toutes les dimensions de la question traitée, nous sommes également consciente de leur richesse pour permettre de saisir l'accident dans la temporalité longue des parcours.

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Pour terminer, cette réflexivité sur l'enquête, et au-delà sur la thèse menée, doit aussi intégrer notre propre temporalité, notre propre parcours. Nous ne nous étendrons pas outre mesure sur ce point, si ce n'est pour signaler que cette thèse s'est inscrite en cohérence avec nos travaux réalisés antérieurement. Si l'appel à projets de la DARES a présenté une opportunité à saisir, incluant nécessairement un temps d'appropriation de l'objet de recherche, nous y avons d'emblée saisi l'occasion de prolonger différents sujets abordés jusque là dans le domaine de la sociologie du travail et de l'emploi. Le thème de la santé au travail était nouveau pour nous, mais rejoignait les questions posées sur le "bon" travail lors de notre DEA, sur les liens entre précarité de statut d'emploi et conditions de travail lors d'une étude menée pour la Fondation européenne de Dublin. L'approche qualitative intégrant la dimension du temps des parcours rejoignait quant à elle la démarche adoptée dans le cadre d'une monographie d'usine durant notre maîtrise105. L'intégration au sein de l'équipe Santé et Travail du CRESP a ensuite participé de notre cheminement dans la recherche.

Cette thèse s'est construite au fil de plusieurs conventions de recherche, complémentaires et liées entre elles par la problématique de recherche. Outre leur caractère économique évident (ils nous ont donné les moyens de consacrer plusieurs années à ce travail), ces différents contrats se sont articulés entre eux au fil de l'avancée de la recherche en même temps qu'ils ont contribué, par les restitutions de résultats régulières, aux étapes de l'analyse.

Nous n'avons pas fait mention, dans ce chapitre méthodologique, des entretiens menés parallèlement à l'enquête qualitative, auprès d'acteurs professionnels concernés par la production et la transmission de connaissance sur les accidents du travail. Nous renvoyons le lecteur à l'Annexe 5, qui apporte des précisions sur cette partie du travail.

Conclusion

En santé au travail , la place de la parole des salariés victimes est trop souvent mise de côté. Le travail du sociologue consiste ici à rendre intelligible cette parole. Rendre intelligible et non pas uniquement retranscrire de façon brute, ce qui implique la construction d'une méthodologie d'entretiens et d'un cadre d'analyse rigoureux.

Notre démarche ne consiste pas à établir la "vérité" sur les conditions de survenue des accidents du travail, mais à comprendre comment les accidents du travail – qui ont blessé réellement les personnes rencontrées – se sont imprimés, se sont inscrits dans l'histoire des salariés, sur le plan de la santé et du travail-emploi, dans une dimension individuelle mais aussi sociale et collective. Les chapitres suivants contribuent à en rendre compte.