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De l'accident survenu à l'accident reconnu Les logiques en œuvre autour de la déclaration et de la reconnaissance.

"Au stade ultime, la reconnaissance non seulement se détache de la connaissance, mais lui ouvre la voie."

Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance.

L'accident du travail existe, juridiquement, par la possibilité qu'il donne d’être reconnu. Le Code de la Sécurité sociale précise en effet, sur la base de la loi du 9 avril 1898, le caractère automatique de la reconnaissance de tout accident du travail, automaticité gagnée en contrepartie de l'acceptation du caractère forfaitaire de l'indemnisation (voir chapitre 1). Cette automaticité souffre dans les faits d'une sous-déclaration des accidents du travail, reconnue officiellement, à laquelle s'ajoute la question des écarts existant entre accidents du travail déclarés et accidents du travail reconnus et indemnisés au titre des accidents du travail. Tous les accidents du travail survenus ne sont pas déclarés. Les pratiques dissuasives de la part des employeurs et de l’encadrement ont été bien décrites dans un dossier de la revue Santé et travail143 : des campagnes "zéro accident" à la suppression des primes d’équipe en cas d’accidents en passant par la généralisation des postes dits "aménagés" pour les accidentés afin d’éviter déclaration et arrêt de travail. L’importance de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles est reconnue officiellement par l’administration et le législateur. Les commissions instituées par l’article D. 176-1 du Code de la Sécurité sociale chargées d'estimer le montant de remboursement annuel de la branche accidents du travail/maladies professionnelles (AT/MP) vers la branche maladie de la Sécurité sociale sur

la base de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles renouvellent régulièrement ce constat144.

Tous les accidents du travail déclarés ne donnent pas lieu à une reconnaissance, l'automaticité inscrite dans la loi étant conditionnée par un travail préalable de vérification de la "matérialité" de l'accident, c'est-à-dire du lien entre la lésion et le travail, par les techniciens des caisses. J. Muñoz a consacré sa thèse de sociologie et un ouvrage récent précisément à ce "travail de qualification" des techniciens des caisses primaires de l'assurance maladie145. Enfin, la reconnaissance des accidents du travail se prolonge, le cas échéant, dans la reconnaissance de séquelles indemnisables. A ce dernier niveau également, on peut penser que la reconnaissance est sous-tendue par des enjeux qui peuvent être contradictoires, entre ce qui est ressenti par le salarié accidenté, diagnostiqué par son médecin traitant et, au final, reconnu par le médecin conseil comme incapacité partielle permanente (IPP) indemnisable.

L'effectivité pratique de la règle de droit est "une mesure des rapports de force à un moment donné", explique J. Carbonnier146. Etudier ce qui se joue, dans l'entreprise mais aussi ici en dehors – médecin traitant, famille, médecin conseil – autour de la reconnaissance des accidents peut contribuer à éclairer les "rapports de force" en jeu dans l'effectivité ou la non- effectivité du droit. R. Lenoir147 a proposé une lecture sociologique des accidents du travail, décrits comme "enjeux de lutte", où la déclaration est l'objet d'un rapport de force entre la victime et son employeur, l'évaluation du taux d'incapacité un "enjeu de lutte économique" et la désignation de la responsabilité de l'accident "un conflit politique". Ainsi, "la reconnaissance d'un accident comme accident du travail n'est pas un simple acte d'enregistrement, elle résulte de l'action exercée par les agents qui interviennent tout au long du processus qui va de la survenue à la déclaration de l'accident, déclaration à partir de laquelle sont produites les "données" statistiques des accidents du travail."

A partir des accidents du travail étudiés dans l'enquête, nous entendons revenir sur ce qui se joue, pour les accidentés, autour de la reconnaissance de l'accident appréhendée sous les trois dimensions précédemment citées : la déclaration de l'accident, la reconnaissance de

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N° 15, mai/juin 1996 144

Le rapport de la commission Déniel (1997) évaluait ce montant à 137,2 millions d'euros. Le premier rapport Lévy-Rosenwald (1999) a reconduit ce montant. Le second (2002) a établi une fourchette comprise entre 368 et 550 millions d'euros. La commission Diric (2005) propose une fourchette entre 356 et 744 millions d'euros. 145

Muñoz J., (1999, 2003). 146

l'accident "en accident du travail" et l'indemnisation durant l'arrêt de travail et pour les séquelles éventuelles (rente pour IPP reconnue). Dans la perspective de santé publique dans laquelle nous nous inscrivons, l'étude des logiques sociales en œuvre autour de la reconnaissance des accidents du travail et de leurs séquelles ouvre à la fois sur la question de la visibilité institutionnelle qui en découle – on ne connaît que ce qui est reconnu – et sur la question de la reconnaissance du salarié accidenté comme victime d'un accident du travail. Comme précisé au chapitre 2, le terme "victime" étant employé ici non dans le sens d'une "victimisation", mais pour rappeler la position de celui qui a subi l'accident, et à qui la loi propose une reconnaissance et des droits qui l'accompagnent (indemnisation plus forte qu'en maladie, prise en charge en cas d'aggravation future de l'état de santé lié à l'accident, protection dans l'emploi148). Nous considérons la reconnaissance institutionnelle des accidents du travail comme indicateur de la reconnaissance sociale du salarié accidenté en tant que victime d'accident du travail, au sein même de l'entreprise, mais aussi à l'extérieur du travail, aux yeux de ses proches et de son entourage.

La reconnaissance institutionnelle d'un accident du travail suit différentes étapes (représentées dans un schéma cf. p. 167). A partir du récit des salariés accidentés et, le cas échéant, sur la base de pièces de dossiers administratifs transmises par les personnes, nous avons reconstitué ces étapes de la reconnaissance, en essayant de mettre à jour les enjeux, les négociations, les tensions apparues à chaque stade. Les questions posées portaient sur le signalement de l'accident à l'employeur, son inscription éventuelle de l'accident sur le registre de l'infirmerie, l'aide reçue pour ce signalement ou cette consignation de l'accident, et enfin sur la déclaration de l'accident à la Sécurité sociale par l'employeur et la reconnaissance institutionnelle qui l'a suivie, ou non. Pour cette dernière question, des cas de confusion ont été observés, nous demandions alors aux personnes de nous dire si elles avaient été remboursées intégralement de leurs soins médicaux durant l'arrêt de travail ou non et si elles avaient touché des indemnités journalières dès le premier jour d'arrêt. Ce questionnement sur le dispositif de reconnaissance des accidents du travail, inscrit dans un premier temps dans la perspective de validation des nouvelles questions introduites dans l'Enquête sur les Conditions de travail de la DARES (voir Annexe 1), ouvrait aussi sur la connaissance que les salariés accidentés avaient de leurs droits, ainsi que – et les deux sont liés – sur leurs possibilités et

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leurs moyens pour les faire valoir dans l'entreprise et auprès de leur caisse primaire. La position dans le travail et dans l'emploi (statut d'emploi, ancienneté, qualification, insertion dans un collectif de travail, etc.) ainsi que les conditions de survenue de l'accident étudiées au chapitre 3, entrent en compte dans ces observations.

L'étape de la reconnaissance institutionnelle de l'accident "en accident du travail" se prolonge ensuite au niveau de l'indemnisation des victimes pendant l'arrêt de travail et sous forme d'une rente en cas de séquelles reconnues indemnisables à l'issue du processus de soin (incapacité partielle permanente (IPP)). Si la fixation de la date de guérison ou de consolidation (marquant la fin de l'arrêt de travail), ainsi que la fixation du taux d'IPP, sont du ressort de la caisse primaire (via le médecin conseil), nous verrons que peuvent se présenter, pour les salariés accidentés, des conflits de légitimité entre d'une part leur ressenti, souvent confirmé par le diagnostic et les soins procurés par leur médecin traitant, et le reconnu.

Quelles sont les négociations, les compromis, les logiques institutionnelles en œuvre dans la déclaration puis dans la reconnaissance des accidents du travail ? Comment un accident survenu dans le cadre du travail devient-il un accident du travail reconnu et indemnisé au titre de la loi ? Ici se rejoignent en se questionnant l'acception large retenue pour définir un accident dans cette recherche et l'acception institutionnelle de l'accident du travail, restreinte aux seuls accidents reconnus et indemnisés. Les conditions de survenue de l'accident mises à jour dans le chapitre 3 entrent ici en jeu autour de la déclaration, puis de la reconnaissance de l'accident.

Après un rappel du circuit de reconnaissance des accidents du travail par la Sécurité sociale, ce chapitre revient sur les logiques observées aux étapes successives jalonnant la reconnaissance des accidents et des accidentés : la déclaration de l'accident, sa reconnaissance par la Sécurité sociale, et enfin l'indemnisation durant l'arrêt de travail et pour des séquelles qui perdurent.

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