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4.2.1-Les folksonomies comme nouveau support de « navigation sociale »

Le Web 2.0 se base principalement sur la diffusion de contenus générés par des utilisateurs et de ce fait accentue la dimension déstructuré et le caractère incertain de cet espace documentaire en expansion. Il devient de plus en plus difficile, avec la multiplication des sites Web et des sources des contenus disponibles en ligne, d'identifier les informations disponibles et d'en évaluer la pertinence. Cette problématique est traitée notamment par le courant de « l’économie de l'attention » (Simon 1971176, Boullier 2009177, Kessous et al., 2010178) qui étudie, le plus souvent du côté de l'offre d'information, la mise en place d’artefacts cognitifs permettant de traiter des masses d'informations de plus en plus importantes (médias, communications interpersonnelles, ressources documentaires, publicité) pour lesquelles les individus doivent arbitrer de manière efficace pour accéder à l'information pertinente dont ils ont besoin. Ce courant considère que nous possédons un stock d'attention limité face à un environnement qui abonde d'information et qui engendre une surcharge informationnelle. Ce déséquilibre devient un enjeu important pour les personnes qui doivent traiter ces informations, ainsi que pour les sociétés commerciales qui ont comme objectif de capter l'attention des consommateurs. Nous pouvons nous interroger sur le rôle que peuvent avoir les tags en tant qu'outils mobilisables, dans une logique d'économie de l'attention, pour optimiser l'accès à l'information et évaluer sa pertinence.

176 SIMON H., « Designing Organizations for an Information-Rich World », dans Greenberger M. (Ed.), Computers, Communications and the Public Interest, John Hopkins Press, 1971, p.37-72.

177 BOULLIER D., « Les industries de l’attention : au-delà de la fidélisation et de l’opinion », Réseaux, 2009, N°154, p.231-246.

178 KESSOUS E., MELLET K., ZOUINAR M., « L’Économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Sociologie du travail, 2010, Vol 52, n°3, p.359–373.

Face à l'univers incertain que représente le Web, les utilisateurs mettent en place des stratégies plus ou moins explicites et efficaces pour trouver des repères permettant de faire aboutir leurs recherches et d'évaluer la pertinence des informations. Dans leur étude sur les usages du Web, D. Boullier et F. Ghittala(2003), ont mis en évidence ces stratégies individuelles et collectives de navigation sur le Web. Les internautes ont habituellement cinq ou six sites familiers qu'ils consultent fréquemment, en dehors desquels toute navigation engendre une prise de risque importante. Le plus souvent centrés sur un point de départ que représente la liste des résultats fournie par un moteur de recherche, ils vont arpenter le Web « pas à pas » en effectuant des va-et-vient (maximum trois clicks du point d'origine). Ces stratégies d'exploration179 vont leur permettre de ne pas se perdre sur la toile et de trouver le type de ressources qu'ils recherchent. Les systèmes de tagging, qui sont apparus avec les sites Web 2.0, rendent possible, sur le plan technique, de nouvelles formes de manipulation, de classement et d'organisation de l'information qui sont susceptibles d'amener des modifications dans les stratégies de navigation sur le Web.

Au delà de la simple utilisation technique des interfaces, la navigation sur le Web fait l'objet d'une « chaîne de traitement documentaire » complexe qui nécessite de prendre en considération, à la fois la dimension technique de l'activité, mais aussi interprétative, sans laquelle toute évaluation des documents exploitables est impossible. La recherche documentaire sur Internet s'inscrit dans un « schème d'action » ayant une visée pratique dans la vie réelle, qui va orienter l'action de l'internaute et influer sur son interprétation des informations disponibles sur le Web.

Pour échapper au « piège » que représente le Web et aux peurs qu'il suscite, les internautes disposent de méthodes qui tendent à les rassurer et à limiter les aléas de la navigation. L'une de ces méthodes consiste en la production et la ré-exploitation de traces et de marqueurs (mémoire biologique, traces écrites ou imprimées, traces numériques). Ces repères sont qualifiés comme étant des formes « d'indexations subjectives » qui permettent à l'internaute d'avoir plus de « prise » (Bessy, Chateauraynaud, 1995) sur l'univers vaste et complexe qu'est le Web. Si les « indexations subjectives » peuvent exister sous des formes très diverses et qu'elles sont produites de manière isolée, elles ont pourtant une dimension collective

179 Les internautes adoptent trois types de stratégies de navigation : une stratégie qui consiste à « sonder la succession » (consultation linéaire, en mono-fenêtrage plein écran), une stratégie qui consiste à « construire la simultanéité » (consultation simultanée, en multi-fenêtrage plein écran), enfin une stratégie qui tente « d'embrasser la profondeur » (traitement par paquet, en multi-fenêtrage en écran réduit).

importante. En effet, les auteurs nous invitent à penser l'internaute inséré dans des réseaux de relations sociales sur lesquels il va s'appuyer pour s'approprier l'outil informatique, pour s'orienter et optimiser ses parcours sur la toile, mais aussi pour interpréter et évaluer la pertinence des ressources documentaires disponibles, notamment en ré-exploitant des traces. Cette forme de navigation basée sur l'exploitation « d'indexations subjectives » (Boullier, Ghitalla, 2003) de l'internaute et de son réseau de relations est définie comme une pratique de « navigation sociale » (Dieberger, 1999 ; Drieberger et al., 2000).

Pour D. Boullier et F. Ghitala (2003) les formes de navigation sociale s'appuient sur deux types de médiateurs :

-les « médiateurs institués » (médias traditionnels ou marques commerciales reconnues, sur le Web et hors du Web)

-les « médiateurs personnels » (membres du réseau social, familial, amical ou professionnel).

C'est la « distance sociale » avec l'internaute qui va contribuer à élaborer la relation de confiance avec ces médiateurs et leur réputation, permettant à l'utilisateur d'évaluer le crédit qu'il donne à ces derniers. L'importance des notions de distance relationnelle, de réputation et de confiance est également soulignée par A. Drieberger et K. Hook (2001180), en tant que variables qui vont produire des formes de navigation sociale différenciées, adaptées à différents contextes de recherche d'information et venir modifier la pertinence ou la confiance accordée aux informations échangées. Ainsi, dans le cas des « médiateurs institués », une distance sociale importante va être un gage d'expertise qui va venir rassurer l'utilisateur, notamment si la réputation du « médiateur » s'est forgée également en dehors du Web. Pour les « médiateurs personnels », c'est au contraire la proximité qui va permettre une meilleure adéquation entre les centres d'intérêt personnels et ceux des « médiateurs », et de fait, optimiser les probabilités de bénéficier de conseils ou de ressources pertinentes pour l'internaute.

Nous pouvons considérer que l'utilisation des systèmes de tagging collaboratif représente une nouvelle forme de « navigation sociale » qui se fonde sur la collaboration plus ou moins directe et volontaire de « médiateurs », membres ou non du réseau de relations de l’internaute,

180 DRIEBERGER A., HOOK K., SVENSSON M., LONNQVIST P., « Social navigation research agenda », ACM Press, 2001.

qui dans des logiques de mémorisation, d’organisation ou de valorisation d’informations, participent ensemble à une meilleure identification et accessibilité des ressources du Web. Ces traces ou marqueurs des internautes que sont les tags permettent d'identifier et de définir le contenu de l'information, de la catégoriser et de l'organiser, d'en faciliter l'accès. Ils sont marqués socialement car ils sont des catégories « ordinaires » que se sont forgées les internautes sur la base de leurs appartenances sociales et de leurs expériences dans le monde réel et en ligne. Les traces laissées par les internautes à partir des tags, par leur mise en public sur les services Web, permettent aux internautes de rendre accessible l'information pour l'ensemble des utilisateurs mais ce système repose sur un fonctionnement différent des formes de « navigation sociale » préexistantes (mails, signets, notes écrites ou orales, etc.). Cela nous amène à nous interroger sur les spécificités des systèmes de tagging en tant que support de « navigation sociale » dans un environnement informationnel abondant.

Dans le cas de l'exploitation d'indexations subjectives que représentent les tags, les « médiateurs personnels » qui vont permettre la « navigation sociale » présentent un caractère particulier, ce qui nous amène à nous interroger sur les nouvelles formes de « distance

sociale ». qui permettent de fonder leur légitimité et de participer à l'évaluation des

informations. En effet, les tags consultés par les internautes peuvent être produits par des utilisateurs qui sont membres de leur réseau de relations et qu'ils peuvent également connaître en dehors du Web, avec lesquels ils ont établis des relations de confiance, qui connaissent finement leurs centres d'intérêts et avec lesquels ils sont susceptibles de partager un certain nombre de catégories communes. A l'inverse, parce que les tags sont rendus publics et circulent sur le Web, ils peuvent alors être produits par des utilisateurs qui leur sont totalement inconnus, mais dont les internautes peuvent cependant tenter de construire les profils en accédant à des informations complémentaires (profil d'utilisateur, contenus mis en ligne, contenus mis en favoris, appartenances à des groupes, liste des commentaires, liste de tags, ...). Dans certains cas les utilisateurs bénéficient seulement des traces (tags) ou de corpus de traces (nuages de tags) sans être en mesure d'identifier les utilisateurs ou les groupes d'utilisateurs (formels ou informels) qui les ont produits.

Les « médiateurs », dans les systèmes de « navigation sociale » par tags, peuvent être de plusieurs types qui relèvent chacun de formes de « distance sociale » différentes et sur lesquelles va tenter de s'établir la confiance permettant aux utilisateurs d'évaluer la pertinence des ressources auxquels ils accèdent :

-Inconnus et anonymes (tags en vrac dans le nuage général de tags ou comptes non associés).

-Inconnus mais identifiables individuellement par l'association de leurs comptes d'utilisateur accessibles en ligne.

-Inconnus mais identifiables par communauté (groupes d'utilisateurs de type groupes Flickr).

-Connus et appartenants à leur réseau social entretenu sur le Web.

-Connus et appartenants à leur réseau social entretenu sur le Web et hors du Web. Cette variété de « distance sociale » observable dans le tagging implique différents niveaux d’interprétation des tags par les internautes. Elle implique de liens relationnels où il n'y a pas d'interconnaissance directe entre les utilisateurs, jusqu'à des formes relationnelles très étroites, dans lesquelles les protagonistes se connaissent. Alors que dans le cas d'une distance sociale faible les catégories mobilisés sont susceptibles d'être communes entre deux utilisateurs appartenant à des collectifs qui partagent des conventions pour désigner les entités qui composent le monde, dans le cas d'une distance sociale forte (deux internautes qui ne se connaissent pas et ne peuvent pas s'identifier) les catégories mobilisées ne sont alors ici que « supposées partagées » (Flahaut, 1982) entre les utilisateurs et la probabilité que le tag soit pertinent pour accéder à l'information souhaitée est dotant plus faible. Il est donc nécessaire dans le cadre de notre recherche de nous interroger sur les formes relationnelles observables, qu'elles soient formelles ou non (Degenne, Forse, 1994181), dans les pratiques de « navigation

sociale » à partir des tags, ainsi que sur les méthodes mises en place par les utilisateurs pour

interpréter les tags en circulation dans ces réseaux et s'assurer de leur pertinence dans le cadre de leur recherche d'information. Cette question de la « distance sociale » et de la « distance

sémantique » (au sens de partage de catégories ou de tags similaires) fera l'objet d'une

approche particulière centrée sur une analyse de réseaux socio-sémantiques, tels qu'ils sont observables et analysables sur le Web. Cette approche sera pour nous l'occasion de nous interroger sur les formes de liens sur les services du Web 2.0 de manière plus large, en incluant, à la fois les liens relationnels (contacts, commentaires, appartenance à des collectifs), mais également d'autres formes de liens établis à partir d'autres dispositifs tels que les listes de favoris ou les tags. Cette approche méthodologique fondée sur l'analyse de réseaux socio-sémantiques sera détaillée dans le chapitre suivant en présentant l’approche méthodologique que nous avons adoptée pour mener à bien notre recherche.

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