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3.3.3-Catégorisation dans l'univers numérique

Quelles sont les particularités des activités de catégorisation dans le monde numérique ? Comme nous l'avons observé dans les deux chapitres précédents en nous intéressant à la problématique de structuration des données du Web et aux apports possibles des folksonomies quant à cette structuration, l'univers numérique présente un certain nombre de caractéristiques qu'il nous faut prendre en compte.

Les travaux de D. Gardey (2008173), qui s'intéressent aux transformations matérielles et cognitives du monde pré-informatique de la fin du 19ème siècle à la première moitié du 20ème siècle, nous renseignent sur la manière dont un dispositif technique nouveau vient modifier nos pratiques, notre façon d’appréhender et d'agir sur le monde. Ses travaux montrent l'émergence, face à des besoins croissants de traitement d'une information abondante dans les entreprises et les administrations, du déploiement d'un ensemble de dispositifs techniques (feuillets détachables, les fiches, le formulaires, les classeurs, les meubles de rangement) dans un contexte de montée d'une logique de productivité et de rationalisation des activités. Ces nouvelles formes matérielles de traitement de l'information, envisagées comme des objets pensants, vont entraîner la mise en place de nouvelles méthodes et pratiques standardisées, telles que le travail d'indexation et de classement, qui vont permettre une décharge cognitive et faire émerger de nouvelles formes de pensée et d'association d'idées. Ce mouvement socio-technique, qui voit le déploiement d'infrastructures matérielles et informationnelles, dans un mouvement d'organisation du capitalisme industriel, va aboutir à la création de disciplines telles que les sciences du classement ou la bibliothéconomie et établir les bases du développement de l'informatique. Un parallèle peut être fait entre ce que dit D. Gardey au sujet du développement des fiches à cette époque et le tagging sur le Web : « Au

coeur du système, la fiche est activement construite comme une technologie nouvelle d'organisation et d'action. Les fiches sont des supports pour l’inscription et le stockage d'informations. Ecrites, classées et triées pour être conservées dans un ensemble, elles peuvent être retrouvées et réutilisées selon des procédures préétablies et facilitées par l'usage

173 GARDEY D., Ecrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), La Découverte, coll. « textes à l'appui », 2008, 319p.

du mobilier et des méthodes de classement appropriées. Une, la fiche n'est rien, elle ne prend son sens que conçue dans cet ensemble (non fini) dont elle peut être extraite ainsi que dans les relations entretenues suivant les besoins entre les différentes informations portées sur chaque catégories de fiches. (…) C'est dans les liens qu'elle établit avec d'autres unités d'information et d'autres modes de caractérisation d'une activité que la fiche – donnée parmi d'autres données – forme l'unité d'un système étant assurée par les outils cognitifs que sont les méthodes de classement et les dispositifs matériels que sont les mobiliers spécialisés. Unité d'information, la fiche est souvent un condensé d'information. Les fiches ont en effet pour caractéristique d'être le plus souvent des documents préformatés qui conduisent à la restriction et à la standardisation des informations protées chaque étape d'une procédure. Le traitement ultérieur des informations contenues dans les fiches repose sur cette uniformisation et cette limitation préalable des formes d'inscription des faits observés. »

(Gardey, 2008, p.162).

Si les tags ont leur propre matérialité, un grand nombre d'analogies peuvent être établies avec les fiches. Les tags sont des inscriptions qui permettent de catégoriser, d'indexer et de classer (sous une forme hypertextuelle) les documents auxquels ils sont associés. Comme dans le cas des fiches, c'est l'agrégation de ces inscriptions qui produit un système de classement directement mobilisable par les internautes et c'est par les liens (hypertextes) entre les tags, les contenus et les utilisateurs que le système se constitue et devient un support utilisable de traitement de l'information. Si les tags ne sont pas matérialisés et rangés dans des meubles physiques, ils possèdent pourtant une matérialité (mots ou phrases constitués à partir de chaînes de caractères numériques, lien hypertexte) et ont également leurs lieux de stockage et les outils qui permettent d'agir sur eux (stockage dans des base de données, nuages et listes de tags dans des encarts Web). Cette matérialité et ces lieux de stockage sont standardisés à l'intérieur de chaque système pour permettre le bon fonctionnement des systèmes.

Les tags ne sont pas de simples catégories « ordinaires », ils sont les formes matérialisées de nos catégories et sont liés à des ressources qui s'inscrivent dans un univers spécifique qu'est le Web. Cet univers documentaire a comme particularité d'être en constante expansion et de ne pas être régulé par un système de catégorisation uniformisé (malgré les tentatives que nous avons présentées dans le chapitre 2) ce qui en fait un univers abondant et déstructuré, dans lequel, celui qui veut y naviguer doit se servir d'outils (tels que les moteurs de recherches, les systèmes de tagging) pour y trouver l'information qu'il souhaite. D. Gardey nous renseigne également sur le cadre dans lequel s'inscrit le développement des systèmes de fiches et les

objectifs de la construction de ces systèmes informationnels : « Le report dans d'autres

fichiers se fait par l'entrée des données relevant de catégories analogues qui sont reprises alors sous d'autres formes et pour d'autres objets. Si le moment de l’établissement d'une fiche et du jeu de fiches qui lui est associé témoigne sous une forme matérialisée de la réalisation d'une action, l'insertion de la fiche dans un fichier permet la conservation de la mémoire de cette action, son éventuelle remémoration pour une action ultérieure (…) Outil de production d'informations à partir du traitement des données écrites, les « systèmes » apparaissent comme de outils puissants de gestion de l'abondance ou du trop grand volume d'actions (et d'informations écrites sur ces action-transactions) mais aussi comme des outils de réduction de la distance et des outils de controle dans un contexte où le controle est rendu impossible par le changement d'échelle des activités. » (Gardey, 2008, p.163) Nous pouvons nous

interroger sur l'apparition du tagging comme outil de gestion de l'abondance des ressources sur le Web. Les tags permettent de garder une trace inscrite et réutilisable. Ils représentent, comme les fiches à leur époque, une forme de mémorisation de l'action (l'ajout et la description d'un document en ligne) et leur enregistrement permet un accès futur à l'information et une interprétation de cette information.

Les tags présentent pourtant la particularité de ne pas être confinés dans des bases de données accessibles uniquement aux professionnels ou aux personnes qui y ont accès comme dans le cas d'une administration, d'un laboratoire de recherche ou d'une bibliothèque. Au contraire, ils sont rendus public à l'ensemble des internautes et circulent dans les réseaux et nous observerons que cette publicisation des tags a des conséquences sur les usages de ces systèmes et sur le type de catégories qui sont alors mobilisés par les internautes.

Une des différences marquantes entre le monde pré-numérique et le monde numérique ne réside pas uniquement dans la constitution de corpus de métadonnées ayant comme objectif de faciliter le traitement de l'information, mais sur la matérialité physique des entités elles mêmes auxquelles les métadonnées sont associées. Dans le monde physique les objets (livres d'une bibliothèque, articles d'un magasin, etc.) doivent être rangés, classés dans un espace physique qui leur est propre et qui pose un certain nombre de contraintes, liées à leur poids et leur volume. Cette matérialité des entités contraint et rigidifie la classification elle même car elle impose, pour toute refonte du système de classement, de repenser l'espace physique des objets (Bowker, 1999 ; Weinberger, 2007). Ce qui change avec le numérique c'est, non seulement la multiplication des formes de métadonnées et leur dématérialisation, mais

également la dématérialisation des objets qu'elles décrivent. Cette double dématérialisation implique une évolution des dispositifs techniques dont nous disposons pour catégoriser et classer les choses (dossiers d'ordinateur, playlists, tags, …) mais aussi des transformations sur le plan cognitif dans nos manières d'appréhender et de produire de l'ordre. Même si nos modes de catégorisation ne se sont pas totalement rénovés, car nous utilisons encore des outils et des méthodes déjà à l'oeuvre dans le monde physique, le monde numérique propose des dispositifs qui permettent aujourd'hui de s'affranchir de ces manières de faire et de traiter l'information sur d'autres modes. Nous disposons avec des outils tels que le tagging de nouveaux moyens d'accéder et de traiter l'information dans un contexte d'abondance informationnelle, ayant leurs propres avantages et contraintes que nous tentons ici d'examiner.

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