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3.1.3-Des catégorisations « ordinaires » aux classifications scientifiques

Avant de présenter la manière dont la sociologie a abordé la question de la catégorisation et plus généralement de la connaissance (cf section 3.2), il semble important de se pencher également sur les formes de catégorisations savantes qui offrent dans nos sociétés des cadres communs établis et légitimes à partir desquels nous construisons notre monde. En quoi le processus de catégorisation dans le domaine scientifique reflète ou diffère-t-il de l'activité de catégorisation « ordinaire » ?

Comme nous l'avons observé, le processus de catégorisation est une activité centrale pour l'homme qui doit penser le monde qui l'entoure, le conceptualiser et pouvoir agir sur celui-ci. Mais cette activité ne relève pas exclusivement de ce que Vignaux (1999) nomme comme une une activité de catégorisation « ordinaire », elle s'applique dans de nombreux domaines et prend des formes spécifiques selon les contextes dans lesquels elle est mobilisée. Une des formes les plus remarquables de cette activité est observable à travers les classifications scientifiques et notamment dans le domaines des sciences naturelles qui, dans les premiers moments de leur histoire, ont fait des classifications un format standard de production de faits scientifiques.

Au XVIIème siècle, avec la révolution Galiléenne, une importante mutation s'opère quand à notre capacité à appréhender la réalité du monde. Dès lors, la réalité devient ce qui est observable et évaluable à partir d'outils mathématiques. A la même époque émergent, en tant que discipline à part entière, les sciences naturelles qui ont comme objet la connaissance du

140 CLEMENT F., KAUFMANN L (dir.), La sociologie cognitive, Ophrys, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, à paraître.

monde du vivant. Dans cette discipline s'amorce alors un grand mouvement de classification systématique du monde du vivant qui va renouveler, au fil du temps, ses méthodes et ses outils de classification. Parallèlement, des équipements (les herbiers, les jardins des plantes, …) sont créés afin de rendre compte de ce travail scientifique de classification qui procède par un travail systématique de description d'attributs et de catégorisation des espèces vivantes. Le monde du vivant est alors décrit, catégorisé et hiérarchisé afin de rendre compte de son ordre de manière objectivable, en tant qu'il est mesurable à partir des outils scientifiques. Il est nécessaire pour comprendre l'ordre du monde et sa continuité de mobiliser des outils qui nous permettent de le reconstituer empiriquement. La taxinomie en tant que science du classement du monde du vivant (ou taxilogie comme science du classement) s'applique à tous les domaines possibles du vivant pour tenter de saisir empiriquement et rendre visible par des formats de connaissance (tableaux, arbres hiérarchiques) l'ordre tel qu'il est observable à partir des outils et des méthodes développées dans les sciences naturelles (Foucault, 1966141).

Par la suite, des scientifiques comme Jussieu (1699-1777), Linné (1707-1778) et Cuvier (1769-1832) vont poser les principes d'élaboration des classifications du vivant telles que nous les connaissons aujourd'hui sous forme d’embranchement hiérarchiques. La théorie évolutionniste de Darwin (1809-1882) vient remettre en partie en cause ces classifications en considérant que la descendance et l'évolution des espèces rendent difficilement classable certaines espèces du fait de leur adaptation. Le XXème siècle va introduire de nouveaux descripteurs et principes de classification du vivant tels que des facteurs bio-chimiques ou plus récemment génétiques. « Historiquement donc, la classification naturelle aurait

progressé depuis un stade initial uniquement fondé sur des critères morphologiques, à un stade anatomico-physiologique, avant d'aboutir aux considérations génétiques et transformistes. (…) Toute classification demeure donc tributaire des aléas de la recherche, elle ne peut plus être ce système rêvé d'un « ordre naturel » (Vignaux, 1999, p68-69). Il existe

des limites à ces modèles qui tentent d'établir une classification globale (tout et la partie) car avec l'évolution des connaissances nous intégrons de nouveaux critères de catégorisation. De plus, certains rapprochement d'espèces sont arbitraires et peuvent facilement être remis en question. Un parti pris initial peut modifier considérablement le type choisi, chaque classement doit donc assurer sa cohérence interne en vue de s'approcher d'une classification aussi naturelle que possible.

La sociologie de « l'acteur-réseau » (Latour, 2006142) envisage la science non pas comme un processus figé mais comme une activité sociale en perpétuelle construction et mutation. Dans l'ouvrage de B. Latour et S. Wooglar (1988143) la production des faits scientifiques est décrite comme une activité faite d'hésitation, de négociation entre chercheurs, d'essai/erreur, de stratagèmes ayant pour objectif la production de résultats scientifiques crédibles, consistant en un découpage du monde et la production d’inscriptions à partir desquelles les chercheurs vont être en mesure d'opérer une mise en ordre du monde. En explorant les réseaux socio-techniques au sein d'un laboratoire, ils démontrent que l'activité scientifique se constitue à travers la mise en œuvre de routines, de techniques et la production permanente d'inscriptions qu'ils vont analyser et discuter. Ce travail aboutit à la production d'autres inscriptions « littéraires » (articles scientifiques) lesquelles, si elles sont suffisamment crédibles aux yeux des autres chercheurs, seront reconnues comme « faits scientifiques ».

Cette approche constructiviste de la connaissance scientifique nous renforce dans l'idée que si les sciences produisent de la connaissance par des méthodes différentes de celles que nous utilisons dans la vie quotidienne, elles n'en sont pas moins dépendante du contexte dans lequel elles ont étés produites. Le travail des scientifiques ne consiste pas à révéler des faits ayant une existence objective, mais de construire les faits à partir d'un découpage et d'un ré-agencement du monde suivant des méthodes qui leurs sont propres.

Les travaux de M. Callon (2001144, 2006145), qui s'inscrivent dans le même courant sociologique, s’intéressent à la manière dont les faits scientifiques sont produits au sein des laboratoires et retournent au monde « profane ». Il développe le concept de « traduction » pour expliquer les passages d'un monde à l'autre, de ce qu'il définit comme le « macrocosme » (le monde profane) et le « microcosme » (laboratoire scientifique confiné) et les controverses qui émergent lorsque ces traductions connaissent des échecs. Selon lui, l'histoire des sciences montre que l'activité scientifique a consisté en un confinement de plus en plus marqué de la production des faits scientifiques afin de réaliser une réduction et une simplification du « macrocosme » par des opérations de classement, de segmentation et de manipulation. Le

142 LATOUR B., Changer de société ~ refaire de la sociologie, (trad. Nicolas Guilhot) Paris, La Découverte, 2006, 400p.

143 LATOUR B. WOOLGAR S., La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, (trad. Michel Biezunski), Paris, La Découverte, 2005 (première édition 1988), 290p.

144 CALLON M., LASCOUMES P., BARTHE Y., Agir dans un monde incertain: essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001, 358p.

145 AKRICH M., CALLON M., LATOUR B., Sociologie de la traduction: textes fondateurs. Paris, École des mines de Paris, 2006, 303p.

grand monde, une fois réduit et manipulable, est soumis à des expériences par les chercheurs et leurs instruments. Les réseaux humains et non humain constituent tous deux les maillons de chaînes de production de faits scientifiques. Une fois les faits légitimés au sein des réseaux de chercheurs compétents, le dernier processus de traduction consiste à rendre ces faits scientifiques compatibles avec le monde réel plus complexe du « macrocosme ». Il oppose ainsi deux visions de l'activité scientifique, la « science faite » qui se confine et se coupe du monde amenant le risque d'apparition de controverses, et celle « en train de se faire » qui intègre dans son fonctionnement un dialogue avec le monde réel limitant les difficultés liés aux opérations de traduction.

On peut retenir que les controverses scientifiques émergent en réalité de la confrontation de deux systèmes de catégories qui, par leur production indépendante, sont susceptibles lorsqu'ils se rencontrent de produire des désaccords sur la manière dont les catégories découpent et qualifient le réel. La construction sociale des faits scientifiques, défendue dans la sociologie de la traduction, invalide l'idée selon laquelle les catégories « savantes » bénéficieraient d'une légitimité et d'une véracité plus importante que les catégories « ordinaires » qui existent dans le monde « profane ». Si ces processus de production de catégories sur le réel diffèrent, la légitimité des catégories produites ne peut être davantage attribué à l'un ou à l'autre de ces mondes, car ils relèvent tous deux d'un contexte et de modalités d'expression qui leurs sont propres.

Si les théories de l'activité de catégorisation « ordinaire » souffrent de l'incapacité des chercheurs à rendre compte finement de leur mode de fonctionnement, l'histoire des classifications scientifiques nous révèle le caractère arbitraire de la production de catégories et de critères en perpétuelle évolution qui fondent leur principe de fonctionnement et leur cohérence. Qu'elle soit « ordinaire » ou scientifique, l'activité de catégorisation consiste en des jeux de différenciation, d'opposition, d'analogie ou de rapprochement. Le choix des catégories et la légitimité des critères de classification est toujours fonction des buts souhaités d'un individu ou d'un groupe d'individus dans un contexte donné.

L'histoire des classifications scientifiques du vivant nous donne un bon exemple de ce processus de légitimation, car la remise en question permanente des critères de catégorisation et des classifications, démontre l'impossibilité d'accéder de manière universelle à un supposé « ordre immuable » du monde qui nous entoure. Les classifications basées sur des systèmes hiérarchisés d'ontologies sont des catégorisations normalisées qui tendent à se détacher des

« catégorisations ordinaires » et à opérer une montée en généralité. Si elles parviennent à s'imposer, elles n'ont pas pour autant de portée universelle et n'ont de sens que dans des langues, des cultures, des modèles de sociétés particuliers. La culture de chaque communauté produit des représentations différenciées de ce qu'est le monde, des objets et des êtres qui le composent, ainsi que des rapports différents au temps et à l'espace. Ainsi toute classification n'a de sens qu'au sein d'un collectif défini et peut évoluer avec le temps, dans ce même collectif, par un processus de réinterrogation constante des limites des catégories qu'il produit, en les reconstruisant et en tentant de les légitimer à nouveau.

Cette dynamique de construction permanente des catégorisation est observable à travers les folksonomies qui sont des classifications « en train de se faire », en tension permanente du fait de la multiplicité des utilisateurs. Nous avons pu observer cette dynamique de la structure des folksonomies dans le chapitre 1 à travers des analyses statistiques de la distribution des tags dans le temps. L'étude des usages du tagging sur Flickr (chapitre 8 à 11) montre également la manière dont les folksonomies évoluent à travers le temps pour un même utilisateur en fonction des logiques d'actions dans lesquelles il s'inscrit et des schèmes classificatoires qu'il mobilise.

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