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II. Le sujet sous le prisme de l’Autre social, structure de parenté

2)   Pas de famille sans complexe

Un peu avant la thèse de C. Lévi-Strauss, en 1938, J. Lacan rédige un article à la demande d’Henry Wallon, destiné à paraître dans l’Encyclopédie française. Cet article qui s’intitule « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu »67 s’attache à démontrer, que chaque sujet se développe psychiquement à partir d’une série de processus fondamentaux qu’il nomme « des complexes »68. Il met ainsi l’accent sur le fait que « la

famille humaine n’est pas naturelle, n’est pas un fait biologique, mais un fait social »69 et qu’en ceci nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une « institution »70 dans laquelle l’enfant aura à s’inscrire afin de se développer au fil des complexes qu’il traversera :

« Les complexes se sont démontrés comme jouant un rôle d’organisateur dans le développement psychique ; ainsi dominent-ils les phénomènes qui, dans la conscience, semblent les mieux intégrés à la personnalité »71.

J. Lacan relèvera que ces complexes sont « du ressort de la culture »72. Selon lui, ce qui caractérise l’espèce humaine serait sa tendance à développer des relations sociales interactives, soutenues d’une part par des opérations mentales élaborées, et d’autre part par la modération des instincts. « Des comportements adaptatifs d’une variété infinie sont ainsi

permis », dit-il, et « leur conservation et leur progrès, pour dépendre de leur communication, sont avant tout œuvre collective et constituent la culture »73. La famille constitue donc ce que Lacan nomme une continuité psychique entre les générations et dont la causalité serait d’ordre mental74 et il ajoute qu’elle joue ainsi un rôle primordial dans la transmission de la culture75.

Cet article correspond également à la période où Lacan aborde la question de la fonction paternelle dans l’organisation familiale. Imago paternel et imago maternel étant les instances à partir desquelles les complexes semblent se déployer.

67 Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Essai d’analyse d’une

fonction en psychologie », dans Autres Écrits, Éd. Seuil. Disponible sur

<https://www.psychaanalyse.com/pdf/lacan_bibliographie_livre_Autres_Ecrits.pdf>, consulté en mars 2016. 68 Ibid. 69 Ibid. 70 Ibid. p.24. 71 Ibid. p.29. 72 Ibid. p.28. 73 Ibid. p.23. 74 Ibid. p.25. 75 Ibid. p.24.

Sevrage maternel

Le premier complexe nommé est celui du sevrage, il se manifeste durant le stade oral du développement : « Traumatisant ou non, le sevrage laisse dans le psychisme

humain la trace permanente de la relation biologique qu’il interrompt »76.

Le mot sevrage vient du latin separare qui signifie « séparer », il y a donc dans l’étymologie du mot, l’idée d’une séparation. Cette séparation advient entre le bébé et le sein maternel, premier objet de désir de l’enfant. Elle constitue pour Freud le passage de l’être à l’avoir, en tant que c’est en faisant l’expérience de la frustration et de la perte que l’enfant prend conscience qu’il n’est pas le sein, c’est-à-dire qu’il ne fait pas corps avec la mère. Cette prise de distance dans le rapport corps-à-corps, ouvre vers un nouvel investissement oral, qui est celui de la langue maternelle. Lacan repère qu’avec ce complexe, une tension vitale (la sensation de dépendance du nourrisson à sa mère), se résout pour la première fois en intention mentale77.

C’est en traversant ce complexe que l’enfant se forge sa première représentation de l’imago maternel, il « fonde également les sentiments les plus archaïques et les plus stables

qui unissent l’individu à la famille »78. Selon Winnicott « la période exacte du sevrage

varie suivant les modalités culturelles »79, mais quelque soit l’âge, « le temps du sevrage

est celui où l’enfant devient capable de jouer à laisser tomber des objets »80. C’est-à-dire qu’au moment où l’enfant intègre la notion de séparation en acceptant de délaisser ses objets, il s’ouvre au monde extérieur.

En Occident, le geste que représente l’allaitement tend à perdre de sa valeur. Les mères s’y prêtent de moins en moins pour diverses raisons, et bien qu’un sevrage puisse toujours s’opérer au travers du biberon auquel l’enfant devra également renoncer, les enjeux que constituaient le sein maternel perdent de leur efficience.

76 Ibid. p.31. 77 Ibid. 78 Ibid.

79 Donald WINNICOTT, « La position dépressive dans le développement affectif normal (1954-

1955) », dans De la pédiatrie à la psychanalyse. Disponible sur

<https://psycha.ru/fr/winnicott/1969/pediatrie_psychanalyse14.html>, consulté en avril 2016.

Le complexe du sevrage demeure pour autant universel, bien que d’une culture à une autre quelques variations existent. Par exemple dans les pays d’Afrique la femme sénégalaise est particulièrement valorisée socialement en tant que mère. La stérilité quant à elle est considérée comme une véritable tare, jetant une honte immense sur la famille toute entière. De ce fait, lorsqu’une femme devient mère, tout le monde est impliqué. L’allaitement n’est pas réservé à la mère de l’enfant, mais peut être fait par différentes mères de la communauté, qui seront également appelées maman. Selon certains auteurs, ce partage évite la fixation de l’enfant à la mère. De même que si le portage des enfants est constant en Afrique, ils seront toujours portés sur le dos de la mère. Les corps sont en contact, mais le visage de la mère étant dissimulé, la curiosité de l’enfant sera d’emblée stimulée vers le monde extérieur.

Intrusion fraternelle

Le second complexe, que J. Lacan désigne comme celui de l’intrusion81, « représente l’expérience que réalise le sujet primitif, le plus souvent quand il voit un ou

plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit lorsqu’il se connaît des frères »82 . Ce passage joue un rôle décisif dans « la genèse de la

sociabilité »83 dans le sens où il « structure la jalousie infantile »84 qui « dans son fond

représente non pas une rivalité mais une identification mentale […] Identification à l’autre, objet de la violence »85. L’imago du semblable se forme donc au travers de ce complexe qui donne son sens à une agressivité primordiale. Ainsi c’est « dans le drame de

la jalousie »86 que « le Moi se constitue en même temps que l’autrui »87.

81 Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Essai d’analyse d’une

fonction en psychologie », Autres Écrits, op cit. p.36.

82 Ibid. p.37. 83 Ibid. 84 Ibid. 85 Ibid. p.37 et 39. 86 Ibid. p.43. 87 Ibid.

Le stade du miroir que J. Lacan évoque dès 193888 est corrélatif au complexe de l’intrusion en tant qu’il convoque également la présence de l’autre dans la constitution du sujet par le biais de l’identification au semblable. Mais Lacan remarque également que les

« connexions de la paranoïa avec le complexe fraternel »89 sont fréquentes.

Ce passage obligé est donc déterminant dans la constitution du sujet, notamment concernant son rapport à l’altérité et corrélativement à sa propre subjectivité.

Nous pouvons ici faire un lien rapide avec la culture sénégalaise dont nous savons que les schémas familiaux se constituent de fratries nombreuses et que lorsque la maladie mentale apparaît, elle se développe le plus généralement sous l’insigne de la paranoïa. Il faut noter que l’organisation sociétale au Sénégal inspire aux membres de la communauté des conduites de solidarité et de partage.

Selon le couple Ortigues, cette solidarité africaine serait un moyen de compenser la rivalité entre les frères, évitant ainsi les manifestations d’agressivité : « La rivalité entre les frères

est surcompensée par une très forte solidarité »90. Mais cette agressivité refoulée resurgit souvent sous forme de pensées persécutrices. Nous verrons plus loin comment les croyances traditionnelles jouent également un rôle dans la prévalence conséquente des troubles paranoïaques au Sénégal et reviendrons sur la question de la rivalité fraternelle dans ce type de trouble.

88 Ibid. Le concept du Stade du Miroir sera repris plus en détail par Lacan dans un article intitulé « Le

stade du miroir comme formateur de la fonction du je », que l’on retrouve dans l’ouvrage Les Écrits I.

89 Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Essai d’analyse d’une

fonction en psychologie », Autres Écrits, op cit., p.45.

Désir sexuel et interdit paternel

Cette élaboration psychique ouvre sur une troisième construction : le complexe d’Œdipe qui « définit plus particulièrement les relations psychiques dans la famille

humaine »91.

Selon la conception de 1938, ce complexe a pour fond le désir sexuel de l’enfant vers le parent de sexe opposé. Désir soutenu par des pulsions qui seront réprimées par le tiers séparateur que constituera le parent de même sexe. « Par ce double procès, le parent de

même sexe apparaît à l’enfant à la fois comme l’agent de l’interdiction sexuelle et l’exemple de sa transgression »92. J. Lacan poursuit en dégageant deux grandes instances de la résolution de ce complexe : le Surmoi, qui refoule les tendances sexuelles, jusqu’à la puberté, « laissant place à des intérêts neutres, éminemment favorables aux acquisitions

éducatives »93, et l’Idéal du Moi qui sublime l’image parentale.

Concomitant à l’Œdipe, se joue un nouveau complexe, celui de castration, qui résulte de la répression éprouvée qui elle-même engendre un double processus d’agressivité et de crainte. Agressivité envers le parent de même sexe qui devient un rival, et crainte d’un retour agressif semblable. Par les phénomènes de répression et de sublimation que l’imago paternel94 concentre en lui, le complexe d’Œdipe, selon J. Lacan, « marque tous les

niveaux du psychisme »95.

Dans son article de 1938, J. Lacan fait référence à Bronislaw Malinowski en soulignant que « L’autorité familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le

père, mais ordinairement par l’oncle maternel »96 et que « si l’oncle maternel exerce ce

parrainage social de gardien des tabous familiaux et d’initiateurs aux rites tribaux, le père déchargé de toute fonction répressive, joue un rôle de patronage plus familier »97. J. Lacan à ce moment de son écriture envisage donc le complexe d’Œdipe comme « relatif à une

structure sociale »98, mais il faut noter qu’alors, sa théorie s’appuie essentiellement sur une causalité psychique des imagos.

91 Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Essai d’analyse d’une

fonction en psychologie », Autres Écrits, op cit., p.45.

92 Ibid. p.46. 93 Ibid.

94 Le concept du Nom-du-père n’est pas encore sorti sous la plume de Lacan en 1938. Il faudra attendre

1951 pour qu’il l’emploi en reprenant le cas de l’Homme aux Loups de Freud.

95 Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Essai d’analyse d’une

fonction en psychologie », Autres Écrits, op cit.

96 Ibid. p.56. 97 Ibid. 98 Ibid.

À partir des années 50, cette causalité devient d’ordre symbolique et s’attache davantage à l’étude du rapport que le sujet peut entretenir avec le langage et ainsi avec le signifiant. Aussi, la notion de fonction paternelle évolue au-delà de l’image pour se révéler en tant que signifiant. Le concept de Nom-du-père apparaît alors plus clairement en 1953 dans Le mythe individuel du névrosé99 et dans « Fonction et champ de la parole et du langage »100. Ce signifiant est alors désigné comme celui au fondement de l’ordre symbolique en tant qu’il se fait le garant de la loi et de l’autorité. Il ne se réfère cependant plus systématiquement au père géniteur : « c’est dans le nom du père qu’il nous faut

reconnaître le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la loi »101. La fonction paternelle va alors se décliner en trois figures : le père symbolique qui, en tant que signifiant, est une construction mythique ; le père réel qui va venir l’incarner dans la réalité ; et le père imaginaire, qui est le père des fantasmes de l’enfance et selon la formule de J. Lacan : « le rival du père

réel »102.

Au fil du temps, J. Lacan va préciser davantage sa réflexion autour des fonctions paternelles et maternelles, notamment sur la place qu’elles tiennent dans les névroses et les psychoses.

Cependant le 21ème siècle semble s’illustrer pour les psychanalystes par le déclin de la fonction paternelle, induisant une crise de l’autorité et un désordre dans l’institution familiale telle qu’elle put être pensée autrefois. Mais J. Lacan semblait déjà l’anticiper en 1938 lorsqu’il écrivait « n’est-il pas significatif que la famille se soit réduite à son

groupement biologique à mesure qu’elle intégrait les hauts progrès culturels ? »103.

99 Jacques LACAN, Le mythe individuel du névrosé, op cit.

100 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage », Les Écrits, Éd. Seuil, Coll.

Essais, Paris, 1999.

101 Ibid., p.276.

102 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II - Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique

psychanalytique, Éd. Le Seuil, Paris, 1978, p. 302.

103 Jacques LACAN, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Essai d’analyse d’une