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Selon Aristote :

« La première union nécessaire est celle de deux êtres qui sont incapables d’exister l’un sans l’autre : c’est le cas pour le mâle et la femelle en vue de la procréation […] C’est encore l’union de celui dont la nature est de commander avec celui dont la nature est d’être commandé, en vue de leur conservation commune […] »27.

Quelques siècles plus tard, Jean-Paul Sartre écrit que « l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres et il les découvre comme la condition de son existence »28. Le sujet s’aperçoit que pour obtenir une vérité quelconque sur lui-même, il doit en passer par la reconnaissance de l’autre. Cela rejoint la pensée d’Aristote lorsqu’il avançait que l’homme est un animal politique qui a besoin de la présence d’un groupe pour vivre pleinement29.

Dans le banquet de Platon30, on découvre un mythe qui serait à l’origine du désir qui pousse les hommes à se lier les uns aux autres dans le but de trouver un partenaire qui les complète, une âme sœur.

Aristophane ou le mythe de la complétude

Ce mythe provient d’un ouvrage qui tente de questionner la nature et la portée philosophique de l’amour, à travers une série de discours31. Celui d’Aristophane nous raconte l’histoire des ancêtres des hommes. En des temps anciens, ces ancêtres étaient des êtres composés de deux hommes, deux femmes, ou un homme et une femme (les androgynes). Leurs corps étaient ronds, et ils possédaient quatre bras et quatre jambes et deux têtes. Ils étaient plus forts et plus intelligents que notre espèce, et cela les conduisit à vouloir affronter les Dieux. Ne pouvant détruire l’espèce humaine, Zeus et Apollon décidèrent de les affaiblir en les coupant en deux.

27 ARISTOTE, La Politique, cité par José MÉDINA, Claude MORALI, André SÉNIK, dans La

philosophie comme débat entre les textes, op cit., p.263.

28 Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, cité par José MÉDINA, Claude MORALI,

André SÉNIK, dans La philosophie comme débat entre les textes, op cit., p.264.

29 À ce propos, voir les travaux d’ARISTOTE dans La Politique.

30 PLATON, Le banquet, Trad. Luc BRISSON, Éd. GF Flammarion, Paris, 2016, p.114-121. 31Voir à ce propos : PLATON, Le banquet, op cit.

À la suite de cela chaque moitié se mit à rechercher sa partie manquante, pour tenter de s’unir à nouveau à elle, se laissant mourir de faim et d’inanition lorsque la quête restait vaine. Zeus par pitié, déplaça leurs organes génitaux (initialement placés à l’arrière) au- devant de leur corps. Ils purent ainsi se reproduire entre eux. C’est depuis cette époque que l’amour serait né, chaque être humain cherchant sa moitié, afin de s’unir à elle, de ne faire plus qu’un avec l’autre :

« C’est donc d’une époque aussi lointaine que date l’implantation dans les êtres humains de cet amour, celui qui rassemble les parties de notre antique nature, celui qui de deux êtres tente de n’en faire qu’un seul pour ainsi guérir la nature humaine. Chacun d’entre nous est donc la moitié complémentaire d’un être humain, puisqu’il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire. »32

Le désir de chaque homme depuis ce temps-là est donc de se fondre avec celui ou celle qu’il aime, afin de rétablir l’unité. Ce récit mythique donne le point de départ de la volonté qu’a l’homme de se lier aux autres qui l’entourent.

J. Lacan s’est intéressé aux discours du banquet de Platon qu’il a repris pour théoriser quelques points sur la question de l’amour qu’il associe au concept de transfert. Il amène l’idée que la recherche de l’autre comme un complément fait demeurer l’amour du côté de la représentation mythique. Au fil de sa réflexion, son questionnement évoluera jusqu’à lui faire mettre de côté cette question de l’amour, pour s’intéresser plus en détail à celle du désir, puis de la jouissance.

Dans son propos, l’importance de l’autre au sens de semblable, demeure primordiale dans la constitution du sujet. Il fera d’ailleurs du petit autre en tant que semblable, l’un des concepts récurrents de son enseignement.

Revenons aux premières années de développement du sujet, lorsque l’enfant est confronté à l’étape déterminante du stade du miroir. Nous savons qu’au-delà de la prise de conscience de sa propre image et de son corps en tant qu’unité, l’enfant a besoin de l’autre, souvent l’autre parental, pour confirmer ce qu’il est en train de découvrir. La vérification de l’image de son corps passe par l’image imaginée dans le regard de l’autre.

Plus tard, au passage adolescent, le sujet aura une fois de plus besoin de l’autre pour confirmer son identité. Le remaniement pulsionnel l’amenant à déconstruire ce qu’il avait acquis au moment du stade du miroir, il se tourne vers ses semblables à travers un processus d’identification qui lui garantit une réinscription sociale et subjective. Le sujet sera tout au long de son existence en interaction avec le petit autre qu’il peut assimiler au travers de processus d’identification. Néanmoins, cet autre s’inscrira toujours dans une altérité illusoire qui demeurera de l’ordre de l’imaginaire : « La relation narcissique au

semblable est l’expérience fondamentale du développement imaginaire de l’être humain. En tant qu’expérience du moi, sa fonction est décisive dans la constitution du sujet »33.

Devant composer avec l’altérité de ses semblables et sa propre subjectivité, le sujet aura à s’inscrire dans un ordre symbolique, assurant à tous une structuration sociale cohérente et permanente. Pour ce faire, les sociétés se parent de lois et de principes veillant au maintien de l’ordre social.

Loi symbolique et ordre social

Dans la Grèce Antique, la loi est l’emblème de la supériorité éthique et politique, définissant l’horizon normatif de tout individu. Pour Cicéron, elle est « quelque chose

d’éternel qui règne sur le monde entier par la sagesse de ses commandements et de ses défenses »34. Pour Aristote il s’agit d’un « discours déterminé par le consentement

unanime de la ville, indiquant comment il faut faire chaque chose »35. T. Hobbes quant à lui évoque la loi comme « la parole de celui qui commande aux autres » ou encore « l’ensemble des règles dont la république a commandé d’user »36.

33 Jacques LACAN, Le mythe individuel du névrosé, Éd du Seuil, Paris, 2017, p.46.

34 CICÉRON, Traité des Lois, cité par Daniel MERCIER, « Comment penser notre rapport à la loi »,

disponible sur <http://www.cafephilosophia.fr/sujets/comment-penser-notre-rapport-a-la-loi/>, consulté en octobre 2017.

35 ARISTOTE cité par Athénée DE NAUCRATIS dans Deipnosophistes, le banquet des sophistes,

Livre XII, disponible sur <http://remacle.org/bloodwolf/erudits/athenee/livre12fr.htm>, consulté en octobre 2017.

36 Thomas HOBBES, Leviathan, cité par Daniel MERCIER, « Comment penser notre rapport à la loi »,

Dans la société moderne occidentale, les modes d’application de la loi ont évolué sans pour autant en dénaturer le sens. Qu’elle soit juridique ou symbolique, la loi se réfère toujours à un ensemble de règles et de normes visant au maintien de l’ordre social. Ses interdits continuant d’organiser la vie en collectivité. Ce qui a changé en revanche, c’est le rapport que les individus entretiennent avec elle et donc avec l’autorité.

Certains parlent d’une crise de l’autorité, d’autres d’une défaillance de l’ordre symbolique. Que l’on utilise l’une ou l’autre formule, force est de constater que le sujet du 21ème siècle fait face à un remaniement de l’ordre social qui est lourd de conséquence sur sa condition de parlêtre. Mais pour mieux saisir en quoi cette notion est capitale dans la constitution du sujet, il semble nécessaire de s’intéresser à ses origines mythiques.

S. Freud utilise le mythe de la horde primitive37 pour expliquer les origines de la loi. Selon lui, le meurtre primordial du père de la horde conduit aux premières formes de culpabilités et ainsi à la constitution des premiers interdits. Ce meurtre cannibale aura pour effet un traitement de la jouissance des fils, érigeant ainsi la loi comme garante du lien social. Cette loi s’érige autour de trois interdits fondamentaux : l’interdit de l’inceste, l’interdit du cannibalisme et l’interdit du meurtre. C’est grâce à ce renoncement pulsionnel que l’individu pourra évoluer de l’état sauvage primitif à celui d’homme civilisé. Le Surmoi devient pour S. Freud l’instance de l’interdit et de la culpabilité.

C. Lévi-Strauss s’attarde également sur la question de la prohibition de l’inceste38 comme préalable nécessaire à la structuration des sociétés dans le sens où cet interdit force les individus à établir des relations avec d’autres groupes sociaux et à pratiquer des échanges l’aidant à se développer.

J. Lacan, reprenant certains textes religieux, notamment celui de l’Épitre aux romains de Saint-Paul, fait le lien entre la loi symbolique et la loi divine. Il remarque ainsi que les interdits de chacune sont constitutifs du désir comme de sa condamnation, et ainsi responsables d’une culpabilité originaire et fondamentale que le christianisme nomme péché originel. La loi au sens psychanalytique est donc à l’origine du pêché, de la culpabilité et de la conscience morale. Selon J. Lacan elle est ainsi définitivement symbolique et raccordée au père en tant que celui-ci s’en fait le garant pour le sujet.

37 À ce propos, voir les travaux de Sigmund FREUD dans Totem et tabou.

38 À ce propos, voir les travaux de Claude LÉVI-STRAUSS dans Les structures élémentaires de la

D’après Daniel Mercier, la Loi symbolique et les interdits qui en résultent impliquent :

« Un pacte primordial entre les êtres humains, un sacrifice consenti par eux, paradigme de tous les échanges à venir, à savoir accepter la perte, l’amputation de quelque chose concernant le désir d’un accès total à la jouissance […] Elle [la Loi symbolique] est structurante car en introduisant du manque, elle permet l’émergence du désir »39.

Selon Georg Wilhelm Friedrich Hegel, la jouissance est nécessairement en contraste avec le désir. J. Lacan reprend cette idée pour conceptualiser le désir comme ce qui ferait barrage à la jouissance de par son articulation à la loi. Le paradoxe étant que le désir serait à la fois ce qui pousse à la jouissance et ce qui vient la limiter. « L’interdit est là pour être

violé »40 disait Georges Bataille qui voyait l’interdit au fondement du désir. Mais cette transgression peut ouvrir l’accès à une jouissance illimitée hors-loi et qui serait destructrice pour le sujet.

Lorsque nous observons le lien social contemporain et son malaise actuel, nous constatons que le rapport du sujet à la loi change du fait du déclin de la fonction paternelle. Le manque de garantie de l’Autre et les nouveaux discours que sont ceux du capitalisme et de la science induisent des transformations notables chez le sujet qui se trouve heurté à une jouissance sans borne.

Toutefois, la loi en tant qu’ordre symbolique demeure une construction dont le sujet use pour trouver sa place parmi ses semblables. Cette modalité de rapport à l’autre l’inscrit dans un système culturel qui lui assure son inscription sociale et qui demeure donc propre à sa condition humaine.

39 Daniel MERCIER, « Comment penser notre rapport à la lo », op cit. 40 Georges BATAILLE, L’érotisme, Les éditions de minuit, Paris, 1957, p.72.