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Les variables temporelles

1.3. Facteurs influençant la production du débit

1.3.3. Facteurs sociolinguistiques

De très nombreuses études ont traité de l'influence de divers facteurs liés aux variétés linguistiques et de l'influence de facteurs démographiques ou contextuels sur la production du débit. Le débit est en effet susceptible de varier d'un individu à l'autre ainsi qu'en fonction d'une certaine situation linguistique, démographique ou contextuelle.

Facteurs liés aux variétés linguistiques

La langue, par exemple, peut constituer un facteur important dans la production du débit. L’intérêt suscité par l’étude comparative des variables temporelles dans plusieurs langues est né dans les années soixante. Etant donné les grandes divergences méthodologiques rencontrées dans ce domaine, il n’est pas étonnant que les différents

chercheurs ne soient pas parvenus à des conclusions unanimes. Par exemple, si certains d’entre eux se sont penchés sur l’étude du débit global (Osser & Peng, 1964), d’autres se sont intéressés au rapport temps d’articulation-temps de locution (RTATL) (Hanley et al., 1966; Hanley & Snidecor, 1967) ou aux pauses (Nishinuma & Hayashi, 2005).

Parmi les nombreuses recherches comparant les variables temporelles de plusieurs langues, rapportons l’étude de Grosjean & Deschamps (1975) qui fournit une des descriptions les plus exhaustives des variables temporelles en français et en anglais lors d’une tâche peu contraignante, l’interview radiophonique. Les auteurs sont arrivés à deux conclusions cruciales. La première était que les deux langues présentaient environ le même débit (264.37 syll/min pour le français et 254.74 syll/min pour l’anglais), un RTATL semblable (84.45% pour le français et 83.15% pour l’anglais) et une vitesse d’articulation similaire (5.29 syll/sec pour le français et 5.17 syll/sec pour l’anglais).

Cependant, le temps de pause était organisé de manière différente en français et en anglais. En effet, bien que la longueur des pauses silencieuses ne différait pas entre les deux langues, il semblerait que les locuteurs anglophones aient eu tendance à produire plus de pauses courtes que les francophones (60.67% des pauses en anglais ont une durée entre 250 et 500 msec contre 56% en français). De plus, la longueur des suites sonores se révélait la seule variable qui différait entre les deux langues. En effet, la longueur médiane des suites sonores en anglais était de 9.5 syll/suite sonore, alors qu’elle était de 12 syll/suite sonore en français. En somme, les pauses étaient nombreuses et courtes en anglais, alors qu'en français les suites sonores étaient plus longues et, par conséquent, les pauses moins nombreuses. Selon les auteurs, ces résultats pouvaient s’expliquer premièrement par le fait que l'anglais est plus concis que le français (ex.: my friend's horse par rapport à le cheval de mon ami). La deuxième explication donnée par les auteurs serait que l’anglais possède un emplacement de pause supplémentaire à l'intérieur du syntagme verbal, par exemple, entre le verbe et le complément prépositionnel. La présence en anglais de cet emplacement de pause supplémentaire (inexistant en français) a entraîné des suites sonores plus courtes en anglais.

La deuxième conclusion à laquelle Grosjean & Deschamps (1975) sont arrivés concernait les variables secondaires. Bien que les pauses remplies et les syllabes allongées exercent la même fonction d'hésitation dans les deux langues, les locuteurs

anglophones ont produit plus de pauses remplies que de syllabes allongées, alors que les francophones, autant de pauses remplies que de syllabes allongées ont pu être observées. Les auteurs ont expliqué ces résultats par le fait que le français étant une langue à syllabes ouvertes, les locuteurs ont eu tendance à allonger les syllabes lors d'hésitations. L'anglais, par contre, une langue à syllabes fermées, a eu plus recours aux pauses remplies. En résumé, les deux langues, face à une même tâche, présentent, dans cette étude, des ressemblances à un niveau global, mais différent dans la façon dont les variables sont distribuées, distribution due à un effet de compensation des diverses variables des deux langues.

Quelques années plus tard, de Johnson, O’Connell & Sabin (1979), émettant l’hypothèse que des différences aux niveaux phonétique, syllabique, lexical et syntaxique entre deux langues entraînaient également des différences sur le plan temporel, ont comparé certaines variables temporelles en anglais et en espagnol lors d’une tâche de narration. Ils ont trouvé que si les deux langues différaient au niveau du débit (4.24 syll/sec pour l’espagnol et 3.66 syll/sec pour l’anglais) et de la vitesse d’articulation (6.08 syll/sec pour l’espagnol et 5.00 syll/sec pour l’anglais), en revanche, le nombre de pauses (proportionnel au nombre de syllabes, 948 en espagnol et 804 en anglais), ainsi que leur durée (733 msec pour l’espagnol et 694 pour l’anglais) étaient similaires. De plus, tout comme Grosjean & Deschamps (1975), ils ont montré que l’anglais et l’espagnol différaient au niveau des variables secondaires, l’anglais, contrairement à l’espagnol, préférant les pauses remplies aux autres marques d’hésitations, telles que faux départs, répétitions, etc.

Plus récemment, Nishinuma & Hayashi (2005) se sont penchés sur les pauses silencieuses présentes dans des dialogues en allemand, coréen et japonais. Leur étude rapporte que "la fréquence et la durée des pauses sont significativement différentes pour chaque langue" (p. 113) et suggère que des facteurs non seulement linguistiques mais également culturels entrent en jeu dans la production du débit.

Cependant, afin d'éviter des difficultés de comparaison entre les langues présentant des structures lexicales et syllabiques différentes (et par conséquent des durées syllabiques différentes), certains chercheurs ont préféré étudier le débit entre plusieurs variétés d'une même langue, soit à l'intérieur d'un même pays (Quené, 2005), soit entre deux pays différents (Verhoeven, De Pauw & Kloots, 2004). Selon Verhoeven et al. (2004),

le débit en flamand observé aux Pays-Bas et en Belgique différait significativement, les Belges présentant un débit et une vitesse d'articulation plus lents que les Hollandais. Par contre, mise à part une différence pour une des régions des Pays-Bas (également rapportée par Quené (2005)), le débit ne variait pas en fonction des variétés régionales à l'intérieur des Pays-Bas et de la Belgique, respectivement. La différence de débit observée entre les pays, mais non entre les diverses régions à l'intérieur de chaque pays, a amené les auteurs à conclure que des variables sociolinguistiques, telles que le statut de la variété dialectale dans le pays, jouaient un rôle important dans la production du débit.

Le même type de comparaison a également été effectué pour le français en France et en Belgique (Moreau & Brichard, 1999). Toutefois, comme le relèvent Verhoeven et al.

(2004), mise à part d'importantes différences observées par Moreau & Brichard (1999) au niveau des pauses silencieuses et des variables secondaires dans les deux langues, les résultats quant au débit à proprement parler ne sont que difficilement interprétables.

Facteurs sociaux et extralinguistiques

De nombreux chercheurs se sont également penchés sur des facteurs sociaux et extralinguistiques susceptibles d'être responsables de la variation du débit. L'influence du sexe (masculin/féminin) du locuteur sur son débit soulève un débat intéressant7. Bien que l'opinion commune suggère que les femmes présentent un débit plus rapide que les hommes, les études empiriques ont montré le contraire: les hommes parlent plus rapidement que les femmes (Verhoeven et al., 2004; Quené, 2005; Yuan et al., 2006), ou du moins présentent une vitesse d'articulation plus rapide que les femmes (Binnenpoorte, Van Bael, den Os & Boves, 2005). Cette différence est présente autant en parole spontanée (Verhoeven et al., 2004) qu'en lecture (Whiteside, 1996).

Les recherches ont par ailleurs montré que l'âge des locuteurs influence également leur débit. En effet, il apparaît que les jeunes locuteurs présentent un débit plus rapide que les locuteurs plus âgés. L’étude de Smith, Wasowicz & Preston (1987) a révélé que les

7 Voir par exemple les articles de Mark Liberman sur

http://itre.cis.upenn.edu/%7Emyl/languagelog/archives/003419.html

locuteurs plus âgés (70 ans) présentaient non seulement un débit global plus lent, mais également des durées syllabiques et segmentales plus longues que les locuteurs jeunes (25 ans). En outre, cette différence a pu être constatée autant lors de la production de phrases déterminées par les expérimentateurs (Smith et al., 1987; Amerman & Parnell, 1992) qu’en production spontanée (Ramig, 1983, Verhoeven et al., 2004; Quené, 2005).

Notons encore que cette différence n'est à ce jour pas encore totalement expliquée et qu'elle peut être le résultat de l'interaction de divers facteurs, tels que physiques, physiologiques, cognitifs, linguistiques ou encore sociaux (Ramig, 1983; Smith et al., 1987). Ajoutons finalement que la recherche de Smith et al. (1987) a également mis en évidence une certaine ressemblance, lors de production de courtes phrases, entre le débit des locuteurs âgés de 70 ans et celui d'enfants âgés de 6-7 ans. Par ailleurs, selon une perspective développementale, il semblerait que le débit soit relativement lent et particulièrement variable chez les jeunes enfants, qu'il s'accélère au point de culminer chez les adolescents pour ensuite se stabiliser à l'âge adulte (Kowal, O'Connell & Sabin, 1975; Sabin et al., 1979; Smith, Sugarman & Long, 1983; Walker, Archibald, Cherniak

& Fish, 1992). Relevons également que le débit de la mère a un impact direct sur le débit de l'enfant de 3 ans (Guitar & Marchinkoski, 2001).

D'autres variables non-linguistiques entrent encore en jeu dans la production du débit.

Yuan et al. (2006), par exemple, ont relevé que le contexte situationnel avait un impact sur le débit produit. En effet, ils ont premièrement noté que la relation existant entre les interlocuteurs influençait le débit: le débit est plus lent entre personnes qui ne se connaissent pas qu'entre amis. Deuxièmement, ils ont remarqué que le débit variait en fonction des sujets abordés lors de la conversation. Les locuteurs ont eu tendance à ralentir leur débit lorsqu'ils s'exprimaient sur certains thèmes. Les auteurs soulignent que la variation de débit peut dans ce cas être expliquée par le fait qu'un discours contenant des informations importantes et peu prévisibles pour l'auditeur est produit à un débit plus lent (Nooteboom & Eefting, 1994). En outre, Greene & Ravizza (1995) ont montré que la complexité informationnelle, la familiarité du sujet traité, ainsi que la cohérence de l'énoncé influençaient le temps de pause dans le discours. Notons encore que, comme le souligne Walker et al. (1992), le débit est susceptible de varier en fonction de l’émotion ou de la fatigue ressenties, de l’absorption de drogues ou d’alcool.