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Facteurs influençant la perception du débit

Les variables temporelles

1.4. Facteurs influençant la perception du débit

Il convient ici de rappeler la distinction entre la perception du débit autophonique et la perception du débit extraphonique (Lane & Grosjean, 1973). La première correspond à la perception du locuteur de son propre débit, tandis que la seconde correspond à sa perception du débit d'autrui. Diverses recherches traitant de la perception des débits autophonique et extraphonique ont montré que l'estimation subjective du débit croît plus rapidement que la réalité objective, et ce de manière non linéaire (Lane & Grosjean, 1973; Grosjean, 1977). En effet, la perception du débit est gouvernée par la loi puissance de Stevens (1957) (power function law) qui stipule que la sensation est proportionnelle à l'intensité physique élevée à une certaine puissance8. Sur un graphe à échelle logarithmique, la fonction puissance est représentée par une droite dont la pente correspond à un exposant (exposant qui traduit ladite puissance). Lane & Grosjean (1973) ont ainsi proposé la "loi" suivante:

"[…] The speaker's perception of the properties of his own speech, his autophonic output, grows more rapidly than the corresponding physical magnitudes and more rapidly than his perception of these properties in the speech of another."

(Lane & Grosjean, 1973, p. 141)

Afin de vérifier cette "loi" et de comparer la perception des débits autophonique et extraphonique, Lane & Grosjean (1973) ont développé des études de production et de perception. Dans la première, les sujets, qui réalisaient une tâche de production de grandeurs (magnitude production), lisaient un passage à un débit normal, débit auquel la valeur 10 était attribuée. Ils produisaient ensuite le passage à un débit correspondant à la valeur 20 par exemple (c'est-à-dire à un débit deux fois plus rapide que le débit normal).

Dans l'étude de perception dans laquelle les sujets effectuaient une tâche d'estimation de grandeurs (magnitude estimation), ils entendaient tout d'abord un passage à un débit normal (correspondant à la valeur 10) et ensuite des passages à différents débits auxquels ils devaient attribuer une valeur. Les débits produits et les estimations données

8 Mentionnons que Cartwright & Lass (1975) ont montré empiriquement que la loi puissance de Stevens était effectivement appropriée pour décrire la relation entre le débit produit et le débit perçu.

ont permis aux auteurs de dégager les exposants relatifs à la perception des débits autophonique et extraphonique. Les résultats ont montré que l'exposant était de 2.6 pour la perception du débit autophonique et de 1.5 pour la perception du débit extraphonique.

En d'autres termes, un locuteur doublant son débit physique l'a perçu comme sextuplé, alors qu'un auditeur l'a perçu comme triplé. La différence entre la perception des débits autophonique et extraphonique a permis de montrer que le locuteur ne se fiait pas qu'à son écoute lorsqu'il jugeait son propre débit, mais que son jugement dépendait davantage d'indications sensorielles inconscientes (indications intéroceptives).

En ce qui concerne le débit extraphonique, mentionnons encore les études de Hoequist

& Kohler (1986) et de Quené (in press) qui ont révélé que les auditeurs étaient capables de percevoir un changement de débit relativement minime (just noticeable difference, JND). En effet, il apparaît que l'oreille humaine est sensible au changement de la durée syllabique de 20 msec, et à un changement de débit de 5% seulement.

Nous présentons ci-dessous les divers facteurs susceptibles d'influencer la perception du débit extraphonique. Notons que, bien que peut-être incomplète, la liste de ces derniers permet d'avoir un aperçu de la diversité des variables entrant en jeu lors la perception du débit.

1.4.1. Facteurs temporels

Au niveau des variables temporelles, Grosjean & Lane (1974, 1976), par exemple, se sont penchés sur leur contribution dans la perception du débit et ont cherché à comprendre comment l'auditeur combinait la vitesse d'articulation, le nombre et la durée des pauses en une impression globale de débit. Pour ce faire, ils ont mené une étude de perception dans laquelle les sujets réalisaient une tâche d'estimation de grandeurs et jugeaient le débit de divers passages dont les diverses composantes du débit avaient été modifiées. Leurs résultats ont montré un effet significatif de la vitesse d'articulation, du nombre et de la durée des pauses sur la perception du débit, ainsi qu'une interaction entre le nombre et la durée des pauses. Ils n'ont toutefois pas révélé d'interaction entre la vitesse d'articulation et le nombre ou la durée des pauses. Les auteurs ont ainsi démontré que la vitesse d'articulation était plus déterminante que le temps de pause dans la perception du débit extraphonique (voir également Butcher (1981) pour des résultats similaires).

1.4.2. Facteurs acoustico-phonétiques

L'influence de facteurs acoustico-phonétiques sur la perception du débit a également été investiguée. Au niveau de la fréquence fondamentale9 (voir, entre autres, Feldstein &

Bond, 1981; den Os, 1985; Kohler, 1986b; Rietveld & Gussenhoven, 1987; Bond, Feldstein & Simpson, 1988; Gósy, 1991), les résultats (quoique pas toujours unanimes) peuvent être résumés ainsi: premièrement, une fréquence fondamentale élevée constitue un indice de débit rapide, alors qu'une fréquence fondamentale basse caractérise un débit lent. Deuxièmement, les variations mélodiques à l'intérieur d'une phrase modifient la perception du débit: une phrase monotone est perçue comme étant rapide, et une intonation montante donne l'impression d'un débit plus rapide qu'une intonation descendante. Concernant l'amplitude, Feldstein & Bond (1981) et Bond et al. (1988) ont montré qu'un énoncé produit à une amplitude élevée est perçu comme étant plus rapide qu'un énoncé produit à une amplitude basse.

Kohler (1986a), quant à lui, a trouvé que la durée d'un mot influençait la perception du débit. Il en a déduit que, de manière générale, la durée d'un énoncé était capitale dans la perception du débit: un énoncé d'une durée plus longue est perçu comme étant plus lent qu'un énoncé plus court, même si les deux énoncés contiennent le même nombre de syllabes. Par ailleurs, il apparaît que la structure syllabique joue également un rôle dans la perception du débit. En effet, Hoequist & Kohler (1986) ont montré qu'une syllabe complexe (ex.: /pla:t/) était perçue comme étant plus rapide qu'une syllabe simple (ex.:

/pa/).

Par ailleurs, Koreman (2003, 2006) a montré que la perception du débit d'un énoncé dépendait non seulement de sa vitesse d'articulation objective (qu'il appelle surface rate), mais aussi de la connaissance que l'auditeur possède de sa forme canonique (underlying rate). En d'autres termes, la structure phonologique sous-jacente semble jouer un rôle dans la perception du débit. L'auteur a étudié la perception du débit de deux phrases présentant une vitesse d'articulation identique mais dont la forme

9 Notons que les chercheurs utilisent des termes qui reflètent différents niveaux: "fréquence fondamentale" (variable acoustique), "hauteur" ou "mélodie" (variables psychophysiques) et "intonation"

(variable psycholinguistique).

canonique comprenait un nombre différent de phonèmes. Inversement, il a comparé la perception du débit de phrase dont la vitesse d'articulation différait, mais qui présentait, au niveau de la forme canonique, un nombre identique de phonèmes. Dans les deux cas, Koreman a observé une différence dans la perception du débit, suggérant que tant la forme de surface que la forme canonique influençaient la perception du débit.

1.4.3. Facteurs linguistiques et cognitifs

D'autres facteurs, de nature diverse, susceptibles d'influencer la perception du débit ont également été étudiés. Au niveau du matériel utilisé, l'étude de Grosjean & Lass (1977) a permis de montrer que la perception du changement de débit ne variait ni en fonction de la langue entendue (français versus anglais), ni en fonction de la manière de varier le débit (naturelle ou synthétique). Tjaden (2000), quant à elle, a comparé la perception du débit de productions lues et spontanées émises par des locuteurs atteints de Parkinson et par des locuteurs contrôles. Il est apparu, premièrement, que les auditeurs perçoivent le débit d'un locuteur parkinsonien comme étant plus rapide que celui d'un locuteur contrôle, et ce en raison de la parole souvent moins claire chez les patients souffrant de Parkinson. Deuxièmement, l'auteur a relevé que la perception du débit n'était pas identique selon le type de parole présenté aux auditeurs. Bien que physiquement similaires, le débit en lecture a été jugé comme étant plus rapide que le débit en parole spontanée, qu'il s'agisse des productions des locuteurs contrôles ou atteints de Parkinson.

Au niveau du traitement cognitif, Grosjean (1978) s'est intéressé à la perception du changement de débit selon le niveau de compréhension que requérait la tâche réalisée.

Les résultats ont indiqué que la perception du changement du débit était indépendante du niveau de compréhension requis par la tâche, et par conséquent, du traitement linguistique de la phrase. Les auditeurs qui ont traité linguistiquement les phrases ont perçu un changement de débit similaire à celui observé par ceux qui ne les ont pas traitées. L'auteur en a conclu que la perception du débit extraphonique constituait davantage un jugement phonétique que linguistique et qu'elle n'interagissait donc pas avec le traitement linguistique des phrases. Rejoignant cette conclusion, l'étude de Crown & Feldstein (1991) a montré que les auditeurs étaient en mesure de juger le débit de séquences non-linguistiques composées de tons et de silences. Il semblerait donc que

l'information temporelle contenue dans un énoncé soit suffisante lors de l’estimation du débit.

Un autre facteur, que l'on pourrait qualifier de "cognitif" serait susceptible d'affecter la perception du débit: le débit même produit par l'auditeur. Une des recherches de Gósy (1991) a révélé que les auditeurs dont le débit était lent, modéré ou rapide ont catégorisé les débits entendus de manière différente. Elle en a donc conclu que le débit de l'auditeur a une certaine influence dans son estimation du débit extraphonique

1.4.4. Facteurs sociaux et extralinguistiques

Gósy (1991) a également signalé l'impact de divers facteurs sociaux sur la perception du débit. L'âge en effet peut entrer en ligne de compte dans la perception. Toutefois, très peu d'études ont traité de ce sujet. Par ailleurs, elle a également souligné que la perception du débit pouvait être affectée par la relation entre le locuteur et l'auditeur ou l'intérêt de la conversation. Crown & Feldstein (1991) quant à eux, ont mis en avant l'impact sur la perception du débit que peuvent avoir le degré d'extroversion et le sexe (hommes/femmes) des interlocuteurs. A ce propos, l'étude de Bond et al. (1988) a également montré que le sexe du locuteur influençait la perception du débit, le débit des hommes étant perçu comme étant plus rapide que le débit des femmes.

Par ailleurs, Greene (1987) a montré que des informations extralinguistiques telles que l'information visuelle entraient également en jeu dans la perception du débit, et, plus précisément, dans la perception du changement de débit. Elle a présenté aux sujets des stimuli uniquement auditifs (passages lus à différents débits), des stimuli uniquement visuels (vidéos (sans son) d'un locuteur produisant un passage à différents débits) ou des stimuli à la fois auditifs et visuels (vidéos avec le son). Les sujets devaient donner une estimation du débit, la valeur 10 représentant un débit normal. Les résultats ont montré que la perception du changement de débit était similaire quel que soit le type d'information présenté. L'auteur a ensuite présenté aux sujets des stimuli visuels inversés (la tête du locuteur était à l'envers). Dans ce cas, elle a constaté une différence dans l'estimation du débit entre les stimuli visuels et les stimuli visuels inversés et a ainsi conclu à une influence de l'information visuelle lors de la perception du débit.

1.4.5. Perception des pauses silencieuses

Etant donné que les pauses représentent une composante importante du débit, il convient encore de mentionner quelques études traitant de la perception des pauses silencieuses. Il a été montré que cette dernière dépend non seulement d'indices acoustiques, mais aussi de l'information linguistique contenue dans l'énoncé (Chiappetta, Monti & O'Connell, 1987). Au niveau acoustique, la durée de la pause représente l'élément déterminant dans l'identification de la présence d'une pause (Deese, 1980). Toutefois, comme le mentionne Duez (1997), l'environnement acoustique autour de la pause joue également un rôle important dans sa perception. En effet, le lien entre la pause et certains corrélats acoustiques, tels que le degré d'allongement de la voyelle précédant la pause, les variations de la fréquence fondamentale et de l'intensité, est bien connu (Duez, 1987). Il est intéressant de noter que ce lien est d'autant plus apparent lors de l'identification de pauses subjectives. En effet, il a été montré qu'en raison d'indices acoustiques indiquant habituellement la présence d'une pause, les auditeurs perçoivent une pause qui n'existe pas (Duez, 1993).

En ce qui concerne le rôle des indices linguistiques, les travaux de O'Connell et de ses collègues (Chiappetta et al., 1987; Stuckenberg & O'Connell, 1988; Carpenter &

O'Connell, 1988) ont cherché à évaluer l'hypothèse émise par Rochester (1975-1976) selon laquelle:

"The work […] suggests a dichotomy in pause judgment dependent on duration.

Long pauses are always detected and no further variables are needed for explanation, while detection of short pauses […] depends on linguistic cues."

(Rochester, 1975-1976, p. 3)

Pour cela, ils ont demandé à des locuteurs natifs et non-natifs d'écouter des textes et d'indiquer la présence de pauses. Leurs résultats ont montré que les auditeurs natifs et non-natifs ne percevaient pas la présence de pauses de manière identique. Les auditeurs natifs ont perçu non seulement davantage de pauses de courte durée (inférieures à 300 msec) que les non-natifs (Chiappetta et al., 1987), mais également davantage de pauses subjectives (qui n'existent pas) (Carpenter & O'Connell, 1988). Etant donné la différence entre auditeurs natifs et non-natifs, les auteurs ont conclu que l'information linguistique jouait effectivement un rôle dans la perception des pauses. Deese (1980) a par ailleurs rapporté que la perception de la présence et de la longueur des pauses

dépendaient non seulement de la durée de ces dernières mais également de leur emplacement dans la phrase.

1.4.6. Résumé

Comme le montre la Figure 4, la perception du débit est affectée par des facteurs très divers, tels que des facteurs temporels, acoustico-phonétiques, linguistiques, cognitifs, sociaux et/ou extralinguistiques. De même que pour la production du débit, on pourrait également appliquer le terme de "multi-détermination" à la perception du débit. A nouveau, on note que le débit, tant au niveau de sa production que de sa perception, est un phénomène complexe qui met en jeu des éléments particulièrement diversifiés.

P

PERERCCEEPPTTIIOONN DUDU DÉBBIITT

Facteurs cognitifs Facteurs

acoustico-phonétiques

Facteurs linguistiques Facteurs temporels

Facteurs sociaux et extralinguistiques

Figure 4. Facteurs affectant la perception du débit. Les facteurs en encadré feront l'objet d'une étude expérimentale dans la suite de ce travail de thèse.

Un facteur cognitif sera l'objet du chapitre 3. Nous nous pencherons à ce moment-là sur la perception du débit en langue seconde. Les diverses études présentées précédemment concernaient principalement la perception du débit en langue première. Or, il est légitime de se demander si non seulement certains des facteurs temporels, acoustico-phonétiques, linguistiques, cognitifs et extralinguistiques entrent également en jeu dans la perception du débit en langue seconde, mais aussi si cette dernière diffère de l'estimation du débit de la langue maternelle. Afin de répondre à cette question, nous allons examiner un facteur qui n'a que très peu été étudié dans ce domaine: la compréhension orale en langue seconde.

Après avoir présenté les divers facteurs affectant la production et la perception du débit, nous passons dans la section suivante à l'examen de l'influence qu'exerce le débit à divers niveaux du traitement de la parole.