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Facteurs linguistiques et cognitifs

Les variables temporelles

1.3. Facteurs influençant la production du débit

1.3.2. Facteurs linguistiques et cognitifs

Nous présentons ici divers facteurs linguistiques et cognitifs susceptibles d'affecter la production du débit. Soulignons que dans la plupart des cas, ces facteurs ont une incidence sur le débit produit par un même locuteur.

Facteurs linguistiques

Au niveau linguistique, il a été montré que des facteurs que l'on pourrait qualifier de

"structuraux" influencent la production du débit. Par exemple, la recherche de Tiffany (1980) a premièrement révélé que le débit des syllabes (en syll/sec et en phone/sec) variait en fonction de leur structure, le débit étant plus lent pour des structures plus complexes. En outre, plusieurs études ont montré que la longueur de l'énoncé revêtait une importance particulière dans la production du débit. Un énoncé long tend à être produit à un débit plus rapide qu'un énoncé court (Goldman-Eisler, 1954; Malécot, Johnston & Kizziar, 1972; Quené, 2005; Yuan, Liberman & Cieri, 2006). De même, la complexité syntaxique d'un énoncé semble influencer le débit auquel ce dernier est produit (Maner, Smith & Grayson, 2000), surtout au niveau de la durée des pauses (Cook, Smith & Lalljee, 1972; Grosjean, Grosjean & Lane, 1979; Krivokapic, in press).

En effet, plus le contexte syntaxique avoisinant la pause est complexe, plus cette dernière est longue (Ruder & Jensen, 1972). A ce sujet, Grosjean & Collins (1979) ont affirmé que le besoin de respirer ne contrôlait pas l'emplacement des pauses, mais qu'au contraire, la respiration s'ajustait aux emplacements syntaxiques des pauses. Pour le démontrer, ils en ont étudié la distribution linguistique et ont montré que le nombre de pauses respiratoires dépendait du débit et du statut linguistique de leur emplacement. En effet, elles apparaissaient notamment aux nœuds syntaxiques principaux (en fin de proposition, précédant une conjonction, etc.) mais également aux coupures syntaxiques mineures (à l'intérieur des syntagmes). Lorsque le débit augmentait, elles disparaissaient aux coupures mineures pour ne rester plus qu'en fin de proposition. La fréquence des pauses non respiratoires, quant à elle, était également déterminée par le débit et par le statut linguistique de leur emplacement. Apparaissant rarement en fin de proposition,

elles se trouvaient pour la plupart à des coupures syntaxiques moins importantes, et disparaissaient lorsque le débit s'accélérait. En d'autres termes, le locuteur préférait respirer aux nœuds linguistiques majeurs et produire des pauses sans respirer aux coupures moins importantes. Par ailleurs, la durée des deux types de pauses dépendait également de la syntaxe. Leur longueur diminuait en fonction de leur emplacement: plus l'emplacement était syntaxiquement important, plus la pause était longue.

Facteurs cognitifs

La production du débit est par ailleurs également fortement affectée par des paramètres cognitifs. En effet, l'effort cognitif requis par la tâche effectuée, le niveau de compétence dans la langue, ainsi que certaines pathologies du langage, sont susceptibles d'influencer la production du débit.

Effort cognitif

Le type de discours (parole spontanée, lecture, etc.) produit par le locuteur constitue un facteur crucial dans la production des variables temporelles. Défini par la tâche linguistique accomplie, il détermine l'effort cognitif mis en œuvre lors de l'activité langagière. Les chercheurs ont comparé les variables temporelles non seulement en lecture et en parole spontanée, mais également entre diverses productions en parole spontanée (ex.: interviews, descriptions d'images, etc.), et ce, dans le but de vérifier si la tâche, aisée ou contraignante au niveau cognitif (que ce soit en lecture ou en parole spontanée), engendrait un comportement différent des variables temporelles. Une tâche aisée est une activité langagière qui ne demande qu'un effort cognitif moindre (pas/peu de planification, comme en lecture par exemple), alors qu'une tâche contraignante requiert un effort cognitif considérable (ex.: planification indispensable, comme lors de la description d'images par exemple).

En ce qui concerne la comparaison entre la lecture et diverses productions en parole spontanée, les chercheurs ont mis en évidence de grandes différences dans la production des variables temporelles. L'étude de Hanley, Snidecor & Ringel (1966), par exemple, a fait apparaître un RTATL différent entre la lecture et la parole spontanée (conversation

à propos de l'avenir professionnel des locuteurs), les locuteurs ne pausant pas autant en lecture qu'en parole spontanée4. Barik (1977), lui aussi, est arrivé à la conclusion que des types de discours différents, et donc des tâches différentes (description d'images, lecture et conférence), engendraient un débit différent. Bien que des analyses statistiques soient impossibles en raison du nombre restreint de sujets pour chaque type de discours, nous pouvons noter que la description d'images, une tâche contraignante au niveau cognitif, entraînait un débit plus lent que la lecture ou la conférence par exemple, toutes deux étant des tâches particulièrement aisées (que cela soit en anglais ou en français).

Lucci (1983), quant à lui, s’est penché sur l’étude du débit et des pauses lors de diverses activités linguistiques en français: conférence, lecture et dialogue. Il a trouvé une différence de débit entre les trois activités, la lecture étant plus rapide que la conférence, elle-même plus rapide que le dialogue. De plus, il a souligné que le débit dans le dialogue chez un même locuteur se caractérisait par une certaine instabilité en comparaison avec la lecture et la conférence. Cette instabilité proviendrait d'une certaine variabilité non seulement dans le temps de pause, mais également dans la vitesse d'articulation. En outre, Lucci (1983) a également remarqué que les pauses en lecture marquaient les principales frontières syntaxiques, tandis que dans le dialogue et la conférence, elles apparaissaient plus régulièrement dans le discours, et ralentissaient ainsi le débit dans le but de faciliter l'encodage. Gustafson-Čapková & Megyesi (2001) et Shim, Chon & Ko (2005) sont également arrivés à cette conclusion pour le suédois et le coréen, respectivement.

En ce qui concerne les études comparant diverses productions en parole spontanée, les travaux de Goldman-Eisler (1968) et de Grosjean & Deschamps (1972, 1973, 1975) ont permis de souligner les différences au niveau de la production des variables temporelles lors de deux tâches: l'interview radiophonique (tâche aisée) et la description de dessins humoristiques (tâche contraignante). Que cela soit pour le français ou l’anglais, les résultats ont révélé une différence de vitesse de parole entre les deux tâches5. En outre,

4 Hanley et al. (1966) ne donnent cependant pas d’indications quant aux autres variables temporelles.

5 Les valeurs pour chaque variable temporelle du français se trouvent dans le Tableau 2 au chapitre 2.

les autres variables temporelles (complexes et simples) semblent également affectées par le type de discours. En effet, si l’on compare les résultats obtenus par Grosjean &

Deschamps (1972, 1973) pour le français, on note une différence au niveau du RTATL et au niveau des variables simples. En effet, la vitesse d’articulation est plus rapide en interview qu’en description. De plus, les suites sonores (mesure reflétant le nombre de pauses) sont plus longues lors des interviews que lors des descriptions, et les pauses silencieuses sont plus courtes lors des interviews que lors des descriptions. Pour finir, on constate également un comportement différent des variables secondaires lors des deux tâches. En somme, ces résultats font apparaître que le débit et les autres variables temporelles varient en fonction de la tâche, une tâche contraignante requérant un débit plus lent, une vitesse d’articulation plus lente, des suites sonores plus courtes et des pauses plus longues. Cette conclusion semble traduire que, contrairement à l’hypothèse émise par Goldman-Eisler (1968), les opérations cognitives mises en œuvre lors des diverses tâches linguistiques sont différentes.

Or, l’étude de Lass & Clegg (1973) semble contredire les résultats présentés ci-dessus.

En effet, les auteurs ont mesuré le débit produit lors de deux tâches (discours spontané et description d’images) en anglais et n’ont pas trouvé de différence. Le débit lors de la description d’images et du discours spontané était respectivement de 3.38 syll/sec (202.8 syll/min) et de 3.41 syll/sec (204.6 syll/min). Cependant, si l’on compare ces résultats avec ceux des recherches précédentes, on remarque que le débit rapporté par Lass & Clegg (1973) pour le discours spontané était nettement plus lent (204.6 syll/min) que celui obtenu par Grosjean & Deschamps (1975) pour l'anglais, qui était de 254.74 syll/min pour l’interview. Cette différence fait apparaître que les tâches dans les deux études ne sont peut-être pas comparables. En effet, la tâche dans Grosjean &

Deschamps (1975) était très peu contraignante: les locuteurs s’exprimaient spontanément sur leurs principaux centres d’intérêt ou sur leurs activités récentes. Par contre, dans l’étude de Lass & Clegg (1973), les locuteurs devaient parler d’un sujet qu’ils choisissaient parmi une liste de sujets de discussion. Etant donné qu’aucun détail n’est donné quant à la nature des thèmes proposés (cinéma, politique, sport, etc.), il est impossible d’affirmer que la tâche était peu contraignante pour la plupart des locuteurs.

Il se pourrait par conséquent que Lass & Clegg (1973) aient obtenu des débits similaires lors du discours spontané et de la description d’images, parce que leurs tâches étaient toutes deux contraignantes.

Duez (1982) s'est intéressée aux pauses dans trois types de discours spontané en français: discours politique, interview politique et interview informelle. Elle a souligné qu'étant donné que l'interview informelle était généralement peu préparée, elle engendrait des pauses plus nombreuses et plus longues que l'interview politique. Quant au discours politique, le temps de pause était nettement plus important que dans les deux autres types de discours. Elle a expliqué ses résultats en mettant en évidence la fonction stylistique des pauses dans le discours politique, une activité langagière bien particulière visant à persuader l'audience (voir également Deese (1980) pour une conclusion similaire).

Tauroza & Allison (1990) ont, quant à eux, mesuré le débit en anglais lors de quatre tâches: transmissions radiophoniques, conversations spontanées, interviews et conférences adressées à un public non-natif. Ils ont obtenu des résultats différents selon la mesure utilisée pour comparer les débits (mots/min ou syll/min). En effet, les mesures en mots/min ont montré un débit différent pour chaque type de parole (160.4 mots/min lors des transmissions radiophoniques, 208.7 mots/min lors des conversations, 187.0 mots/min lors des interviews et 141.7 mots/min lors des conférences). En revanche, les mesures en syll/min ont révélé que les transmissions (249.3 syll/min), les conversations (263.3 syll/min) et les interviews (250.9 syll/min) formaient un groupe homogène quant au débit et différaient des conférences (194.5 syll/min), résultat peu surprenant étant donné que les conférences étaient destinées à un public non-natif et que par conséquent, le débit en était ralenti. Il apparaît donc que les transmissions, les conversations et les interviews requéraient un effort cognitif similaire et que, par ailleurs, en comparaison avec les résultats de Grosjean & Deschamps (1975), elles constituaient toutes des tâches cognitives peu contraignantes. Les auteurs ont également souligné que la mesure du débit en mots/min ne semblait pas appropriée, étant donné la différence de longueur de mots dans les diverses productions étudiées.

Toujours en rapport avec l'effort cognitif requis par la tâche linguistique effectuée, Schilperoord & Sanders (1997) ont étudié le temps de pause à l'intérieur d'un énoncé (lettre professionnelle enregistrée par un avocat pour sa secrétaire) en fonction de la structure discursive de ce dernier. Ils ont montré qu'une relation existait entre la structure hiérarchique du discours (déterminée par le degré de transition entre les

éléments du message) et le temps de pause, et que par conséquent, le temps de pause reflétait bien l'effort cognitif requis lors de l’accès à l'information.

En résumé, les chercheurs se sont intéressés, depuis plus de 30 ans, aux variables temporelles produites lors de diverses tâches linguistiques, et ce, dans des langues diversifiées. Leurs résultats ont montré de grandes différences entre la lecture et la parole spontanée, principalement au niveau du débit et des pauses (silencieuses et remplies), ce qui confirme l'idée que l'effort cognitif requis par la tâche langagière influence le débit et ses composantes. En effet, une tâche contraignante et complexe au niveau cognitif (telle que la description de dessins) engendre un débit plus lent, la présence de pauses remplies, ainsi que de nombreuses pauses silencieuses situées à des emplacements syntaxiques divers. En revanche, une tâche aisée n'exigeant aucune planification (telle que la lecture) entraîne, quant à elle, un débit plus rapide, peu (ou pas) de pauses remplies, ainsi que la présence de pauses silencieuses aux frontières syntaxiques principales6.

Compétence en langue seconde / bilinguisme

Certains chercheurs se sont penchés sur la production du débit en langue seconde. Par exemple, les études de Munro & Derwing (1995) et Flege & Hojen (2004) ont montré que le débit produit par des locuteurs non-natifs, apprenants d'une langue seconde depuis 4 ans, était plus lent que celui produit par des locuteurs natifs. Flege & Hojen (2004) ont expliqué cet effet qu'ils ont nommé "nonnative speaking rate effect" par les différences phonétiques et phonologiques entre les langues première et seconde d'une part, et par les difficultés de planification dans la langue seconde d'autre part. Par ailleurs, les recherches dans ce domaine ont révélé que le débit variait selon le niveau de compétence des locuteurs dans la langue seconde (Kowal, O'Connell, O'Brien & Bryant, 1975; Sabin, Clemmer, O'Connell & Kowal, 1979; Riggenbach, 1991; Cénoz, 2000). En outre, le débit a également été étudié chez les locuteurs bilingues. Une des questions posées était de savoir si l'âge d'acquisition de la deuxième langue influençait la

6 Notons encore que les caractéristiques temporelles (durée segmentale, pauses silencieuses ou remplies, etc.) jouent un rôle dans l'identification de productions issues de lecture ou de parole spontanée (Levin, Schaffer, Snow, 1982; Laan, 1992).

production du débit dans cette dernière. Les recherches de Guion, Flege, Liu & Yeni-Komshian (2000) et de Mackay & Flege (2004) ont montré qu'effectivement, l'âge auquel les locuteurs avaient été confrontés à la deuxième langue était déterminant dans la production du débit. Par exemple, l'étude de Guion et al. (2000) a premièrement révélé une corrélation entre l'âge d'acquisition de la langue seconde et le débit: plus la langue seconde était acquise tôt, plus le débit était rapide. Les résultats ont également montré que les bilingues italien-anglais ayant acquis l'anglais avant l'âge de 17 ans présentaient un débit en anglais identique à celui de monolingues anglais, contrairement aux locuteurs ayant acquis la deuxième langue plus tardivement. Il apparaît par conséquent que le débit varie selon qu'il est produit en langue première ou seconde, et qu'il dépend non seulement de la compétence en langue seconde (pour les apprenants), mais aussi de l'âge d'acquisition de la deuxième langue (pour les bilingues).

Pathologies du langage

Diverses recherches ont montré que le débit variait en fonction de certaines pathologies du langage. En général, les patients atteints d'un trouble du langage présentent un débit plus lent et moins stable que les locuteurs sains. Blomgren (2002), par exemple, a montré que des patients souffrant de bégaiement présentaient non seulement une durée de mots plus longue que les locuteurs contrôles, mais également que, lors d'une tâche plus complexe, le débit des patients était encore plus lent que celui des contrôles. En ce qui concerne les recherches sur la dysarthrie (provoqué par la maladie – Parkinson par exemple – ou un traumatisme crânien), les résultats de Turner & Weismer (1993) ont montré premièrement que, bien que capables de varier leur débit, les patients dysarthriques ne le faisaient pas de la même manière que les locuteurs contrôles, et que deuxièmement, ils présentaient un débit et une vitesse d'articulation inférieurs, ainsi qu'un temps de pause supérieur aux locuteurs contrôles. D'autres chercheurs sont arrivés à la même conclusion (Campbell & Dollaghan, 1995; Wang, Kent, Duffy & Thomas, 2005, Dietz, Hux, Carrell, Green, Snell & Zickefoose, 2006) et rendent compte de ces résultats à l'aide d'une explication non seulement articulatoire mais également cognitive.

En effet, le débit plus lent des patients serait non seulement dû à une vitesse articulatoire plus lente, mais également à un traitement cognitif plus lent. En outre, de nombreuses recherches ont également été menées sur la production du débit chez les patients aphasiques, surtout afin de caractériser certains types d'aphasie (par exemple, Deloche,

Jean-Louis & Seron, 1979; Kreindler, Mihailescu & Fradis, 1980; Kent & McNeil, 1987; McNeil, Liss, Tseng & Kent, 1990). Kent & McNeil (1987) et McNeil et al.

(1990) ont montré d'une part que le débit de patients atteints d'apraxie (également appelée nonfluent aphasia) et d'aphasie de conduction (fluent aphasia) était plus lent que celui des locuteurs contrôles, et que d'autre part, bien que capables de varier leur débit, ces patients ne le faisaient que dans une moindre mesure, leur débit rapide chevauchant souvent leur débit normal. Les auteurs ont interprété ces résultats "as a support for the position that both of disorders evidence some motor control deficits that underlie some of their speech production deficits" (McNeil et al., 1990, p. 154) et que

"there is a phonetic–motoric component contributing to the speech pattern of both of these disorders" (McNeil et al., 1990, p. 156). Notons encore que le débit a également été l’objet d’étude chez les patients atteints de démence. Par exemple, selon Clemmer (1980), il semblerait que les schizophrènes produisent plus de pauses silencieuses et d’hésitation que les locuteurs contrôles, que cela soit en lecture ou en parole spontanée.

En résumé, le débit a longuement été étudié dans le cadre de la pathologie du langage, non seulement dans le but de caractériser, différencier et diagnostiquer les divers troubles du langage et ainsi d'aider la rééducation des patients, mais également dans le but de mieux comprendre le processus général de la production de la parole et de compléter ainsi certains modèles de production existants (Kent & McNeil, 1987).