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VERS UNE CARTOGRAPHIE DE CABINET :

4. L'espace tunisien : entre la régression d’Africa et l'émergence de Thunes

5.2. Le dédoublement de la Medjerda : une hydrographie inventée

5.2.3. Facteur explicatif de dualité Magrida- Megerada

Nous remarquons que les deux formes Magrida et Megerada sont très similaires. Si Léon affirme que « Choros est un château, naguère par les Africains édifié sur le fleuve Magrida » (Léon, 1550, II : 124), il met en évidence le caractère ancien par le terme « naguère » qui signifie « autrefois ». De ce fait, nous pouvons penser que la Megereda était jadis la Magrida. Donc, son premier lit était distant de Thunes (Tunis) de huit milles, alors que son deuxième lit, à l’époque où écrit Léon, serait plus au nord et distant de Thunes de quarante milles. Nous pouvons expliquer ce dédoublement Magrida-Mejereda par une réalité

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géomorphologique bien attestée, celle des formations dunaires que la Medjerda a créées, non loin de Carthage, du sud vers le nord. Certains chercheurs ont reconstruit l’histoire de l’évolution de l’embouchure de la Medjerda à l’aide d’une prospection archéologique et géomorphologique, comme R. Paskoff (1978, 1992) et P. Trousset (1992). Ils attestent un mouvement de remontée du lit vers le nord à cause de l’érosion. Leurs observations relayent l’hypothèse d’un colmatage avancé de la moitié sud de l’ancienne baie d’Utique dès l’époque punique et d’un passage de la Medjerda à l’ouest de Kalaât Landalous bien avant la fin de la période romaine (Paskoff R., Trousset P., 1992).

En outre, le toponyme Magrida, donné à la banlieue nord de la métropole située justement du côté de l’embouchure primitive de Bagrada, pourrait bien se justifier par ce genre de paysage alluvionnaire. Le nom de Megereda garde la forme primitive et originelle du nom du cours connu à l’époque romaine, sous le nom de Bagrada. Pour mieux approcher l’étymologie du nom Medjerda, on a très rarement associé le nom de Megerada, banlieue de Carthage (Marsa) et l’ancien nom de Medjerda. Or, si l’on doit retenir que toute cette côte sud de la sebkha d’Ariana située à l’ouest de la Marsa était en fait en rapport avec le cours de Medjerda et ses dépôts, à l’époque où il débouchait au niveau du Cap de Sidi Amor Bou Khtioua, on comprend aisément cette relation. C’est donc à partir de Baghara-Maghara que l’hydronyme a évolué vers ses multiples formes connues (Gascou J., 1981), en particulier Bagrada-Bajrada-Magrada(Magrida)-Megerada. Toutes ces transformations de la forme Bajrada à la forme Bajrada-Magrada-Magrida reflète une permutation ordinaire des labiales M et B. Cette évolution est une illustration d’une conquête à la fois sémantique et géographique à partir d’un point de départ, celui de l’ancien débouché du fleuve situé non loin de Carthage : c’est là qu’on l’avait baptisé la première fois. C’est au vu de cette principale caractéristique et de cette remarquable activité de comblement du cours de la Medjerda, qu’on peut éventuellement tenter d’expliquer l’ancien nom de la Medjerda, la Magrida de Léon.

5.3. Léon et l'intrusion de Guadilbarbar

5.3.1. Guadilbarbar de Sanuto : véritable apport de Léon

Sanuto (1558) innove en donnant au cours de Guadilbarbar une fonction de limite entre les royaumes de Tunis et de Constantine, et en greffant sur le cours du Guadilbarbar celui de la Magrida, qu’il fait aboutir à la Marsa. Selon Sanuto, Tabarca, où il ne place pas l’embouchure du Guadilbarbar, fait partie du royaume de Constantine tout comme l’Urbs (Lorbeus) contrairement à Tebessa. Sanuto n'a pas essayé d’associer Guadilbarbar à un hydronyme ancien.

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C’est dans la quatrième partie de sa Description de l’Afrique consacrée aux rivières, aux animaux et aux plantes que Léon décrit une série de rivières côtières depuis Tensift jusqu’au Nil. Entre le cours de l’Edough (Sibus) et celui de la Medjerda, Léon mentionne un curieux cours d’eau du nom de Guadilbarbar. Aucun texte ne l’avait signalé jusqu’alors. D’après Léon, le Guadilbarbar (Oued el-Barbar) sort des montagnes proches du district de la ville de Lorbeus, traverse collines et montagnes (Léon, 1550, II : 253). Il ajoute que ce cours présente tellement de méandres que les voyageurs entre Bône et Tunis sont obligés de le traverser vingt cinq fois, avec d’autant plus de difficultés qu’il n’existe ni pont ni barque (Léon, 1550, II : 271). Suivant ces indications, Sanuto figure le Guadilbarbar par un tracé sinueux, dans sa carte de 1558. Le cours fait des boucles nombreuses, des détours avant de se déverser dans la Méditerranée près d’un port nommé Tabarka situé à quinze milles de Béja (Léon, 1550, II : 271). Dans la logique descriptive, Léon devait mentionner vis-à-vis de la côte, de l’ouest en est, un certain nombre de cours d’eau : Oued el-Barbar, Medjerda. C’est une logique semblable à celle de Ptolémée. Quoi qu’il en soit, une partie de l’énoncé de Léon quant à Oued el-Barbar est juste car nous connaissons un important cours d’eau au niveau de Tabarka. Nous avons bien saisi l’hétérogénéité de la description concernant « le cours qui sort des environs de l’Urbs » sans le nommer (Léon, 1550, II : 25) dans le cadre de la description de la ville de l’Urbs. S’il n’est pas l’oued Lorbeus, affluent de l’oued Tessa, affluent à son tour de la Medjerda, il est possible qu'il s’agisse de l’oued Tessa, dont le cours est considéré par Ptolémée (IV, 3, 6) comme étant le haut cours de Bagrada. Quant à ce cours que les voyageurs entre Bône et Tunis sont obligés de traverser vingt cinq fois dans le sens ouest-est, il ne pourrait être que le cours de Medjerda qui évolue bien dans ce sens et non dans le sens qu’indique Léon sud-nord (Lorbeus-Tabarka).

Les sources géographiques arabes antérieures (X-XIIe siècle) mentionnent aussi bien la présence, à l’intérieur de la ville, de deux sources, Ain Rebah et Ain Ziad que de puits. Au XIIIe siècle, Ibn Al-Chabbat ne mentionne que des puits et non des oueds (Idris H.R., 1957). A l’extérieur, non loin de la ville, en revanche, il signale un important cours d’eau : l’oued es-Safa (Idris H.R., 1957). Or, au début du XVIe siècle, Léon nous apprend qu’à Lorbeus, il y a un canal d’eau qui passe entre la forteresse et deux petits villages. Ce canal où coule l’eau est constitué de pierres très blanches pareilles à l’argent et fait tourner des moulins (Léon, 1550, II : 25).

Tous les géographes qui reprendront plus tard la description du Guadilbarbar et de sa source par Léon, à partir de Sanuto, feront référence à cette situation hydraulique particulière. Le site de Lorbeus étant sur une ligne de partage des eaux entre les bassins versants de l’oued Mellègue, à l’ouest, et de l’oued Tessa, à l’est, tous deux affluents de la Medjerda. Ptolémée

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ne considérait Tabarca que comme un point de repère côtier. Si Léon avait tout à fait raison de mentionner un cours d’eau au niveau de Tabarka, l’attribution du nom d’oued el-Barbar à celui-ci est probablement une fantaisie, car aucun document de cette époque n’a jamais attribué un nom à ce cours. Ed-Dimashqui et Piri Reis ne mentionnent que l’oued Tabarka. Le nom de Guadilbarbar est donc une réelle invention de Léon car aucune source locale ne le mentionne sauf le manuscrit d’Al -Udouani au XVIIe siècle où nous notons aussi l’expression oued Béni Barbar.

Ce n’est qu’à partir du milieu du XVIe siècle que l’hydronyme Guadilbarbar allait être introduit dans l’univers livresque et cartographique de la science géographique. Mis à part Sanuto, Ortélius qui reprend Léon aussi, représente un cours prés de Tabarcha (Tabarka) nommé Guadilbarbar en 1570.